– Et... s’il souhaitait te garder envers et contre tout ?

– Tu veux dire... de force ?

– Pourquoi pas ?

– Non. Pas lui. Tu sais qu’il aime à dire qu’il faut se hâter d’être heureux, car nul n’est sûr du lendemain. Il sait prendre l’instant et en jouir intensément. Mais je suis certaine qu’il a compris que... le lendemain est arrivé.

Démétrios ne répondit pas. Pendant un moment, lui et Fiora cheminèrent en silence jusqu’au champ d’oliviers qui s’étendait au bas du jardin et marquait sa limite. Ils marchèrent un instant sous le feuillage argenté, puis le Grec s’arrêta près d’un tronc noueux, cassa une petite branche où pendait un fruit vert et la considéra un instant avant de la tendre à la jeune femme :

– Garde ce rameau précieusement : il te fera souvenir de moi.

– Est-ce que... tu vas me laisser partir seule ? fit-elle, soudain peinée. J’espérais que toi et Esteban reviendriez en France ?

– Non, Fiora. C’en est fini pour moi des errances. Je suis trop vieux à présent et si tu veux me permettre de continuer à vivre dans cette maison avec mon fidèle Esteban, je n’en demanderai pas davantage à l’existence. Et puis... je ne suis pas certain que dame Léonarde soit disposée à tuer le veau gras en mon honneur.

– Elle sera tellement heureuse de me revoir qu’elle t’accueillera à bras ouverts. Je crois qu’elle t’aimait bien, au fond.

– Perds donc cette habitude de prêter aux gens les sentiments que tu éprouves ! Léonarde ne m’a jamais aimé, et même elle me redoutait. Non sans raison peut-être, mais là n’est pas la question. Je veux rester ici car ce beau pays est celui qui ressemble le plus au mien... et j’y ai enfin trouvé la paix.

Du bout du doigt, Fiora caressa la petite branche, puis elle sourit :

– Cette paix dont tu viens de m’offrir le symbole ?

– Oui, et c’est plus sérieux que tu ne le crois. Veux-tu me faire une promesse, Fiora ?

– Si tu y tiens.

– J’y tiens beaucoup. D’abord, tu ne diras pas à Lorenzo ce que tu m’as confié. Il t’aime peut-être plus que tu ne le crois et, de toute façon, il a trop d’orgueil pour accepter de n’être qu’un pis-aller.

– Je n’ai jamais rien dit de tel ! s’écria Fiora indignée.

– Peut-être, mais c’est, en gros, le sens de tes paroles. En outre...

– C’est une double promesse alors ?

– Pas vraiment, les deux se résument en une seule : le silence. Tu ne diras jamais à Philippe de Selongey que Médicis a été ton amant. C’est ta vie plus encore que ta paix que je veux préserver. Il serait capable de te tuer.

– N’a-t-il pas pardonné Campobasso ?

– Je me méfie de ces pardons-là et je ne jurerais pas qu’il ne t’en reparlera plus. Alors, je t’en prie, pas de ces confidences imprudentes que l’on fait sur l’oreiller et dont vous avez la manie, vous les femmes ! Je connais bien ton époux : il t’aime passionnément. Il a pu passer l’éponge sur... les hasards de la guerre, mais il ne pardonnerait pas à la mère de son fils de s’être consolée dans les bras du Magnifique. Même si elle se croyait sa veuve. J’ai ta promesse ?

– Tu les as toutes les deux. Tu es plus sage que moi.

– Un mot encore : es-tu certaine de ne pas être enceinte ?

Fiora devint aussi verte que la brindille qu’elle venait de glisser dans son corsage. Pas un instant elle n’avait imaginé au cours des heures ardentes vécues avec son amant que cela pût lui arriver...

– Je... je ne crois pas. Non.

– Il suffit de voir ta tête pour comprendre que tu n’en es pas sûre. Alors écoute-moi bien : tout à l’heure, je te remettrai une potion. Au moindre signe de grossesse, tu en avaleras le contenu d’un seul coup avec un peu de miel. Tu seras malade à mourir pendant deux jours, mais ensuite tu pourras sans crainte affronter le regard de ton époux !

– Est-ce que... ce ne serait pas un crime ?

Du haut de sa taille, le Grec considéra la jeune femme dont les admirables yeux gris se levaient sur lui, chargés d’incertitude, de crainte même. Jamais elle n’avait été aussi belle. Simplement vêtue de fine toile blanche brodée de fleurettes à cause de la chaleur, ses cheveux relevés et tressés en une lourde natte qui glissait le long de son épaule, elle était l’image même du printemps. Son visage, dont elle protégeait la pâleur à peine rosée à l’aide d’un parasol de soie, avait la délicatesse d’une fleur de camélia et son long cou flexible une grâce infinie. Par le repos, les soins et la passion attentive de Lorenzo le corps mince et nerveux semblait s’être poli, adouci, et dégageait cette involontaire sensualité qui, jointe à une exceptionnelle beauté, compose ces femmes rares capables de changer la face d’un royaume. Et Démétrios pensa que le Magnifique, dont rêvaient tant de belles créatures, aurait peut-être quelque peine à oublier celle-là. Il devait d’ailleurs en avoir plus tard confirmation, au cours de ses nombreuses conversations avec Lorenzo.

– Posséder Fiora, c’est posséder toute la beauté du monde. Les anciens Grecs en auraient fait une statue divine, mais il faut l’avoir tenue dans ses bras pour savoir quel doux éclat elle atteint dans l’amour, et aucune femme ne m’a donné ce que j’ai reçu d’elle...

Le silence de son ami inquiéta la jeune femme :

– Eh bien ? Tu ne me réponds pas ? N’est-ce pas un crime contre la nature que chasser un enfant de son corps ?

– Si. C’en est un, mais celui qui, par jalousie, te tuerait, en commettrait un bien plus affreux encore... et me briserait le cœur. Alors, garde pour toi ce que ton mari n’a aucun besoin de savoir.

En remontant vers une terrasse que bornait le mur d’enceinte de la villa, Démétrios et Fiora trouvèrent Carlo fort occupé à installer des ruches avec l’aide du jardinier. Le jeune homme aimait les abeilles et s’intéressait depuis toujours à leur vie et à leur élevage. Il aimait à répéter que celles de Trespiano donnaient un miel sans rival dans toute la Toscane. En sarrau de toile et en sabots, les manches retroussées, les cheveux en désordre et le visage rouge, il achevait le quatrième logis destiné aux abeilles et semblait pleinement heureux.

Aucune force humaine n’avait pu le convaincre de prendre part au déjeuner que Fiora avait offert à ses amis Commynes et Mortimer :

– Il me suffit que l’Écossais sache à quoi je ressemble, avait-il dit à Fiora en manière d’excuse. Je ne veux pas que l’ambassadeur me voie auprès de vous. J’en serais... très malheureux.

– Pourquoi ? Notre mariage est nul, vous le savez à présent, mais nous restons unis par une véritable affection. Je n’ai jamais eu de frère, Carlo, il faut que vous acceptiez ce rôle !

– Qu’ai-je fait, mon Dieu, pour mériter cette joie ? Jamais femme n’aura eu frère plus tendrement attaché. Mais ne me demandez pas de paraître à ce repas.

Voyant approcher les promeneurs, il repoussa du bras les mèches humides qui collaient à son front et leur fit un signe joyeux. Depuis qu’il avait retrouvé la vie campagnarde, Carlo semblait moins malingre et sa longue figure pâle prenait peu à peu les couleurs de la santé.

– Tu ne peux pas l’emmener en France, n’est-ce pas ? murmura le Grec.

– Ce serait pourtant la meilleure solution. N’oublie pas qu’il passe pour mort...

– Personne ne viendra le chercher ici tant que. Lorenzo et moi-même vivrons. Là-bas, il serait comme un poisson hors de l’eau. La nature de ce pays peut seule lui donner les joies simples dont il a besoin. En outre, il possède une grande soif de culture et je crois être capable d’étancher en partie cette soif.

– Autrement dit, entre lui et moi, c’est lui que tu as choisi ? conclut Fiora en souriant. Je vais être jalouse.

– Autant que tu voudras : j’en serais immensément flatté. Mais, sérieusement, il vaut mieux que nous restions ici lui, Esteban et moi. Même pour toi, car vois-tu, nul ne peut dire – pas même moi – ce qui t’attend là-bas. Peut-être un grand bonheur et je le souhaite de tout mon cœur, peut-être d’autres épreuves car les temps que nous vivons sont sans pitié. Il est bon que tu saches que tu as ici ta maison et ses gardiens : une espèce de famille toujours prête à t’accueillir... A présent, allons voir où en est le travail de Carlo !

Soudain, de la ville si paisible l’instant précédent, monta le tintement frénétique du tocsin sonné par la Vacca, la grosse cloche des heures difficiles, aussitôt repris par les campaniles de toutes les églises. Puis vint cet espèce de rugissement assourdi par la distance, mais que Fiora et Démétrios n’oublieraient jamais pour l’avoir entendu certaine nuit où Florence se soulevait pour obtenir leur mise à mort. En dépit du doux soleil et de la grâce de l’immense paysage étendu à leurs pieds, ils ne purent s’empêcher de frissonner. Il se passait quelque chose et quelque chose de grave, mais quoi ?

Tous deux, oubliant Carlo qui d’ailleurs ne pensait déjà plus à eux, se précipitèrent vers la vieille tour, vestige des anciennes fortifications étrusques, au sommet de laquelle le médecin grec avait installé les instruments qui lui permettaient d’observer le ciel. Mais cette fois, ce fut sur la ville qu’il dirigea sa longue-vue, et surtout sur les portes du sud pour voir si, d’aventure, une armée approchait de Florence. Il ne vit rien d’inquiétant.

– Il faut attendre le retour d’Esteban, soupira Démétrios. Il nous apportera des nouvelles fraîches.

En effet, le Castillan avait accompagné les Français quand ils avaient regagné le palais Médicis, sous le fallacieux prétexte de renouveler la provision de chandelles. En réalité, il voulait rejoindre une jolie lingère du quartier San Spirito qu’il avait protégée pendant les émeutes lorsqu’elle avait failli être écrasée contre un mur. Depuis, ses pas le conduisaient fréquemment chez cette charmante Costenza à laquelle il semblait s’attacher. Ce qui souciait un peu Démétrios, persuadé que le commerce de lingerie n’était que l’habile façade d’un autre, vieux comme le monde et beaucoup plus lucratif.