Démétrios quitta la table pour aller prendre sur un dressoir un flacon de malvoisie dont il emplit une grande coupe avant de la tendre à leur hôte :
– Un point, c’est tout. Dit-il avec un demi-sourire.
– Voulez-vous dire par là qu’une fois descendu de l’échafaud, on l’a simplement prié d’aller se faire pendre ailleurs et laissé se perdre dans la foule ? Cela ne ressemble guère au roi Louis.
– Non. Bien sûr que non. Il a été ramené à la prison de Dijon puis, de là, transféré ailleurs. Mais ne me demandez pas où, car je l’ignore. Notre sire se réserve de vous le dire lui-même quand vous vous reverrez. Car, bien sûr, il vous attend.
Un chaud sourire illumina le fin visage de la jeune femme. C’en était bien fini de ses hésitations et de ses atermoiements. Une haute volonté décidait pour elle et l’appelait vers ce qui ne pouvait être qu’un grand bonheur retrouvé.
– Ce sera un plaisir de faire route avec vous. J’aime beaucoup votre conversation.
Douglas Mortimer, qui pillait à la fois un panier d’amandes, une jatte de miel et une coupe de raisins secs, se mit à rire :
– Il faudra vous contenter de la mienne, donna Fiora. C’est moi qui suis chargé de vous ramener. Et je ne suis même là que pour cela. Messire de Commynes continue jusqu’à Rome.
– A Rome ! Qu’allez-vous faire là-bas ? ... Si je ne suis pas indiscrète, bien sûr.
– Du tout. Il faut simplement comprendre. Vous trouver ici a été pour moi une grande joie et un grand soulagement car ma mission s’en trouve simplifiée. J’avais l’ordre, en effet, de vous chercher à Rome et de vous embarquer sur le premier bateau en partance de Civita Vecchia, à quelque prix que ce fût. C’est ce qui explique la présence de l’espèce d’armée que l’on m’a adjointe.
– Voulez-vous dire, fit Démétrios, que vous alliez sommer le pape de vous remettre Fiora ?
– Exactement. Le roi n’aime pas que ses envoyés disparaissent sans laisser de traces ou soient victimes d’un climat malsain. De ce côté-là, tout est bien qui finit bien, mais je n’en ai pas encore terminé avec Sa Sainteté.
– Le roi de France offrirait-il ses bons offices pour apaiser le conflit entre Rome et Florence ? ne put s’empêcher de demander Démétrios que les jeux de la politique passionnaient depuis qu’il avait vécu auprès de Louis XI.
– En aucune façon. Mon ambassade en Italie présente un double aspect politique : assurer Florence du soutien et de l’aide de la France, et faire entendre au pape le courroux de son roi. J’ai, pour celui-ci, une lettre qui devrait le ramener à une plus saine compréhension des choses. Le roi lui explique que, devant son attitude, il se propose de réunir le mois prochain, à Orléans, l’Eglise du royaume, pour rétablir la Pragmatique Sanction[iv] jadis décidée à Bourges sous le règne de Charles VII et réclamer la réunion d’un concile général auquel il pourrait bien demander la destitution de Sixte IV. Enfin, le roi souhaite que, dans sa haine pour Florence, le pape n’oublie pas le Turc ! Le danger grandit de ce côté !
Démétrios fit entendre un léger sifflement :
– Eh bien ! J’espère que vous en sortirez vivant ?
– Je ne m’inquiète nullement. S’il m’arrivait malheur, notre sire entend ressusciter ce vieux droit d’héritage au royaume de Naples et envoyer une armée pour l’enlever aux Aragon. Une armée qui, bien sûr, passerait par Rome.
– Pour un souverain qui n’aime pas la guerre, dit Fiora, on dirait qu’il cherche à mettre les bouchées doubles ?
– Il ne s’agit que d’une menace, Madonna. Le roi est trop sage pour vouloir courir l’aventure et l’Italie ne l’intéresse qu’en fonction de ses bonnes relations avec Florence et Venise. L’important pour lui, dans l’immédiat, est de savoir si la Seigneurie et le peuple... et le clergé florentin sont décidés à se grouper autour de Monseigneur Lorenzo pour affronter les épreuves que leur prépare Sixte.
– Les Florentins ne sont pas des lâches, s’écria Fiora d’une voix où vibrait tout l’amour qu’elle portait en elle depuis l’enfance. L’excommunication de Lorenzo et des prieurs a seulement augmenté leur indignation. Quant à la guerre, chacun ici sait qu’elle va venir et s’y prépare. Ne vous laissez pas aveugler par la gaieté de nos fêtes.
– La guerre, oui... mais l’interdit[v] ?
– Le pape n’irait pas jusque-là ? fit Démétrios.
– Nos espions à Rome prétendent qu’il y pense sérieusement. Dites-vous bien que cet homme, vraiment pieux cependant, est prêt à tout pour faire plier Florence, abattre les Médicis et asseoir la fortune et la puissance de ses neveux. Que va faire la ville, dans ce cas ? Se soumettre ?
– Sûrement pas ! dit Démétrios. Une cité toute empreinte de philosophie grecque ne saurait plier devant les foudres archaïques des siècles barbares. Et je peux même vous prédire ce qui se passera si le clergé met à exécution les ordres du pape : elle le chassera, le jettera hors de ses remparts comme autant de bouches inutiles. Elle soignera ses malades et enterrera ses morts. De toute façon, je serais fort surpris que l’archevêque obéisse...
– Il y a plaisir à parler avec vous, Démétrios ! fit Commynes en riant. Tout se tient, en effet, et l’archevêque va mettre ses espoirs dans ce concile que le roi de France appelle de ses vœux. Je crois que cette guerre, si vraiment elle éclate, ne durera pas très longtemps et que Monseigneur Lorenzo, prince sage et habile s’il en fut, a devant lui de longues années de paix... mais assez parlé politique ! C’est d’un goût déplorable après un repas aussi délicieux.
– De quoi voulez-vous parler, alors, dit Fiora avec un sourire. La politique dévore les trois quarts de votre vie.
– Parlons de la vôtre et de votre avenir. Je vous ai dit tout à l’heure qu’à la maison aux pervenches tout va aussi bien que possible en votre absence et que l’on vous y attend anxieusement. Je suppose que vous avez hâte d’y retourner ?
– Grand-hâte ! J’ai tant pensé à eux durant tous ces mois. Mon fils ne me connaît même pas puisque j’ai été enlevée peu après sa naissance. Je ne lui plairai peut-être pas !
– Il aurait bien mauvais goût, soupira Mortimer qui avait trop mangé et qui, abandonnant la table, se mit à marcher à travers la grande salle fraîche. Mais je ne suis pas inquiet de ce côté-là et vous, vous en serez folle : c’est un beau petit bonhomme que le roi lui-même prend plaisir à venir voir. Il s’arrête souvent au manoir en revenant de la chasse.
– C’est vrai ? Il vient voir mon petit Philippe ?
– Eh oui ! Vous savez quel souci il éprouve pour tout ce qui touche à Monseigneur le Dauphin, lequel est de faible constitution et de petite santé ? Alors, ce petit garçon sans père ni mère l’émeut profondément. Il joue un peu au grand-père avec lui
– Qui pourrait le croire si délicat et si attentif ? murmura Fiora émue. Je ne suis pas certaine de mériter tant de bonté, mais je serai heureuse de le revoir, lui aussi...
– Parfait ! Alors, quand partons-nous ? conclut joyeusement l’Ecossais.
On décida que le départ aurait lieu la semaine suivante pour laisser à Fiora le temps de mettre ses affaires en ordre et de prendre congé... ce qui ne pouvait se faire avec une précipitation offensante pour le Magnifique. Elle et Commynes quitteraient ainsi Florence le même jour, dans des directions différentes, lui pour y revenir car le roi désirait qu’il demeurât aux côtés des Médicis pendant les mois difficiles qui s’annonçaient, elle... sans trop savoir si elle reviendrait un jour, car la décision en appartiendrait à Philippe.
Ses hôtes redescendus en ville, Fiora prit Démétrios par le bras et l’entraîna au jardin. En ce début d’été, il se trouvait dans la plénitude de son épanouissement et, à caresser des yeux les touffes de roses et les grands bouquets de lauriers chargés de fleurs, la jeune femme sentait son cœur se serrer un peu. Cet endroit prenait soudain, comme la maison elle-même, l’aspect fragile et menacé des choses que l’on va quitter. Voyant une larme perler à ses cils, Démétrios qui l’observait sans en avoir l’air serra plus fort le bras posé sur le sien :
– Tu regrettes de partir ?
– Un peu, oui... Pourtant, tu n’imagines pas quelle hâte j’ai de rejoindre Philippe. Nous avons tant de bonheur gaspillé stupidement à rattraper. Il m’est de plus en plus difficile de me comprendre moi-même... C’est comme si deux femmes vivaient en moi...
– Ce n’est pas « comme si ». C’est tout à fait certain. Tu tiens à Florence par les racines d’une enfance et d’une adolescence heureuses et tu tiens à ton époux par l’émerveillement d’un amour passionné. Et si tu souffres de t’en aller, c’est que tu redoutes un peu ce qui t’attend là-bas. N’ai-je pas raison ?
– Tu as toujours raison. Nous nous connaissons si peu, Philippe et moi, et nous savons si bien nous faire souffrir !
– Veux-tu dire que, s’il n’y avait pas ton fils, tu hésiterais à repartir ?
– Non, non, pas un instant ! Ma vie, c’est Philippe et, quelles que puissent être les épreuves à venir, je ne renoncerai jamais à lui.
Les pas des deux promeneurs les avaient conduits au bas du jardin, près de la grotte que Démétrios désigna du menton :
– Et... celui-là ?
– Il m’oubliera. D’autant plus vite qu’il va devoir défendre sa ville. En outre, elles sont nombreuses, les Florentines qui rêvent de lui. Bartolommea dei Nasi... et combien d’autres ?
– Tu as peut-être raison. Mais toi, est-ce que tu l’oublieras ?
– Jamais... et pourtant, je l’oublie déjà.
– Voilà une réponse intéressante, mais peut-être un peu difficile à comprendre ! Même pour un homme qui croyait connaître les femmes !
– Sans doute parce que c’est difficile à expliquer. Lorenzo m’a permis de moins souffrir d’une blessure que je croyais inguérissable et qui l’était. Simplement, il m’a rendu la chaleur et le goût de la vie, de même que je l’ai aidé à calmer la souffrance causée par la mort de son frère.
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