– Oui... oui, bien sûr ! Mais il est tout de même dommage de sacrifier une si belle journée pour une fête ! Eh bien, allons nous attifer !
Et il rentra au palais, suivi de Chiara qui jugea plus prudent de l’accompagner jusqu’à son appartement, de crainte de le voir filer par les cuisines. Mais elle ne pouvait s’empêcher de rire en rejoignant dans leur chambre Fiora que Khatoun achevait d’habiller. Le rire s’arrêta net quand elle découvrit son amie :
– Par tous les saints du Paradis ! Que tu es belle ! Rien de plus simple, pourtant, que cette grande robe d’épais taffetas d’un beau rouge profond qui bruissait à chaque geste et qui, sans le décolleté d’où s’élançait le long cou mince de la jeune femme, eût fait penser à une simarre cardinalice. Pas une broderie, pas un ornement sur cette robe à la ligne pure dont la seule audace venait des manches amples et bouffantes arrêtées net sur la rondeur de l’épaule à demi découverte. Pas de bijoux non plus, sinon un seul : un rubis porté en ferronnière au milieu du front. La masse des cheveux noirs et lustrés était enfermée dans une longue résille d’or qui descendait plus bas que la taille de la jeune femme.
A genoux sur le tapis entre une boîte d’épingles et un nécessaire à couture, Khatoun contemplait ce qui était un peu son œuvre :
– Le Lys rouge de Florence ! déclara-t-elle ravie.
– Tu as raison, soupira Chiara, et le peuple va penser la même chose. Que cherches-tu à démontrer, Fiora ? Que la ville appartient à Lorenzo comme tu lui appartiens ?
– Oui et non. C’est l’ambassadeur français que je veux surprendre. Il a trop de finesse d’esprit pour ne pas comprendre ce que signifie cette robe rouge : je suis fille de Florence et j’entends le rester.
– Ah ! ... Ainsi, tu as pris ta décision ?
– Oui. Commynes est l’homme capable de faire entendre au roi les raisons qui sont les miennes. Et nous pourrons voir, avec lui, comment faire venir mon fils et Léonarde dans les meilleures conditions. Je le dirai ce soir à Lorenzo... au cours du bal, bien sûr, puisqu’il ne saurait être question de nous rejoindre autrement.
– Tu as bien réfléchi ?
– Oui. Vois-tu, Chiara, j’appartiens à cette ville. Jusqu’à la mort de mon père, j’en ai été l’une des pierres. Un ouragan m’a arrachée et envoyée rouler au loin. Si Dieu permet que la pierre reprenne sa place, je ne vois aucune raison d’aller contre sa volonté...
– Alors, à quoi bon te mentir à toi-même ? Tu aimes Lorenzo, un point c’est tout.
– Non, rien n’est changé depuis que nous en avons parlé. Je te le répète : c’est mon corps qui l’aime, et je me trouve bien avec lui mais je ne vois aucune raison de tourner le dos à une vie, à une culture que j’aime pour retourner vers une autre, qui a sa beauté sans doute, mais qui est moins douce à mon cœur.
– Ton fils n’appartient pas à cette culture ?
– Pas plus que je ne lui appartenais quand mon père m’a ramenée de Bourgogne avec Léonarde et Jeannette. C’est un bébé, encore, et il aimera Florence comme je l’aime.
Sans répondre, Chiara embrassa son amie. Ses yeux brillaient de joie :
– C’est la meilleure des nouvelles, dit-elle enfin. Il m’en coûtait, tu sais, de me faire l’avocat du diable, mais que tu restes avec nous me remplit de joie. Tu garderas Carlo auprès de toi ?
– Bien sûr ! Il est heureux à Fiesole et s’entend à merveille avec Démétrios. Comme il passe pour mort, c’est la meilleure solution. Si tu allais te préparer ? L’heure de la procession sera bientôt là.
– Et pour rien au monde je ne voudrais la manquer. J’ai grande envie de voir à quoi ressemble l’ambassadeur français.
Tandis que Chiara se précipitait vers ses robes de cérémonie, Florence fêtait saint Jean. Tout avait commencé, aux premières heures du matin, par le défilé d’offrandes que les corporations, les « arts florentins », portaient au saint patron de la ville, chacune offrant les produits de sa fabrication : « Calimala » les draps fins et soyeux, véritables produits de luxe sortis de ses ateliers ; l’art de la Laine ses plus belles futaines et ces blanchets souples dont le secret avait été pris à Valenciennes ; celui de la Soie des cendals, des satins et des taffetas chatoyants ; les Orfèvres des plats et des aiguières d’argent, et ainsi de suite jusqu’aux pains dorés et aux pâtisseries légères des modestes boulangers. Le défilé dura jusqu’à midi où se forma une grande procession : le clergé de Florence rejoignit les « arts », les délégations envoyées par les cités vassales et de grandes théories de jeunes gens et de jeunes filles qui, déguisés en anges et portant dans le dos de grandes ailes blanches dont la réalisation avait donné beaucoup de mal à Sandro Botticelli, supportaient sur leurs épaules azurées les châsses dorées contenant les reliques de la ville. Tout ce monde s’engouffra ensuite dans le Duomo pour y entendre la messe.
C’était la première grande cérémonie célébrée dans la cathédrale profanée par le meurtre de Giuliano. L’avant-veille, l’archevêque de Florence était venu cérémonieusement purifier l’église majeure à grand renfort d’eau bénite et d’encens.
Après la messe, tout le monde rentra chez soi pour prendre des forces en vue des cérémonies de l’après-midi et de la grande course qui aurait lieu à la fin du jour. A ceux qui ne pouvaient s’offrir un repas digne d’une si belle journée, des éventaires en plein vent distribuaient gracieusement pâtés et pâtisseries. Et, pour accompagner ce festin, les fontaines de la ville laissaient couler du vin de Chianti à la place de l’eau. Pour ajouter à la gaieté, des bandes de musiciens jouant de la viole, du fifre ou du tambourin couraient les rues et s’arrêtaient aux carrefours... le plus près possible des fontaines.
De la tribune des dames où elles avaient pris place pour admirer la procession et suivre tant bien que mal l’office par les portes largement ouvertes, Fiora aperçut Lorenzo, vêtu de noir comme il en prenait l’habitude, mais portant au cou une chaîne d’or et de rubis qui valait un royaume. Un bijou assorti brillait à son bonnet. Auprès de lui marchait un homme blond au chaperon duquel étincelait une fleur de lys d’or, et Fiora n’eut aucune peine à reconnaître Philippe de Commynes. Il allait son chemin avec la dignité seyant à un ambassadeur de France. Derrière lui, elle vit voguer sur la foule certain bonnet plat surmonté d’une plume de héron qui accéléra le rythme de son cœur. Se pouvait-il que Douglas Mortimer fût aussi du voyage ? Pourquoi pas, après tout ? Louis XI tenait trop à son jeune conseiller pour l’aventurer sans garde solide dans cette Italie turbulente. Et quelle garde pouvait être plus solide, plus efficace que le sergent la Bourrasque ?
L’envie lui prit, brusquement, d’aller rejoindre ses amis, mais elle ne pouvait s’immiscer dans l’ordonnance rigoureuse des cérémonies. Il fallait rentrer au palais Albizzi pour le repas du milieu du jour, en compagnie de ser Lodovico qui ne cessait de grogner sur la futilité de manifestations mondaines gâchant un jour que le Créateur avait, de toute évidence, spécialement destiné aux joies austères de la science. Il était d’autant plus grincheux qu’il avait dû troquer son sarrau de toile verte, si commode, pour une superbe robe d’épaisse soie écarlate bordée de martre noire, en dépit de la saison, et d’un chaperon de même étoffe dont un pan s’enroulait gracieusement autour de son cou. Une lourde chaîne d’or terminée par une chimère complétait une tenue que, de toute évidence, il détestait :
– Passe encore pour l’hiver, mais ce soir j’aurai tellement transpiré que ma chemise et ma peau seront du même rouge que cette fichue robe !
– Tu pourras la retirer pour faire la sieste et j’ai donné ordre à Colomba de mettre à rafraîchir le vin que tu préfères, fit Chiara consolante. Et puis tu ne trompes personne, oncle Lodovico. Tu es trop Albizzi pour te montrer autrement que vêtu selon ton rang.
En dépit de la chaleur, il fit grand honneur au repas composé de melons et de fegatelli, petites saucisses de foie aux herbes qu’il arrosa de quelques rasades de chianti. Un festin qui l’obligea à prendre quelque repos dans la fraîcheur de sa chambre en attendant l’heure d’aller dans l’une des tribunes d’où les notables de la ville contempleraient la course du Palio[iii].
Après la matinée, réservée aux corporations qui donnaient à Florence sa richesse, l’après-midi appartenait aux différents quartiers de la ville dont les champions s’affrontaient en une course de chevaux, montés sans selle et sans étriers, sur un parcours préparé à l’avance. Le prix en était le « palio », une magnifique pièce d’étoffe, la plus belle de toute la ville, que le Magnifique remettait au vainqueur.
Chaque quartier présentait quatre gonfanons sous les couleurs desquels couraient quatre cavaliers. Les bannières du quartier San Giovanni (Saint-Jean) portaient le Lion noir, le Dragon, les Clefs et le Petit-Gris ; celles de Santa Croce le Char, le Bœuf, le Lion d’or et les Roues ; celles de Santa Maria Novella la Vipère, le Lion rouge, le Lion blanc et la Licorne ; enfin, celles de San Spirito, le quartier d’outre-Arno, l’Echelle, la Coquille, le Fouet et la Chimère. Et tous ces gonfanons joyeusement colorés, avec leurs servants et quantité de cierges, se formaient en procession jusqu’au Baptistère.
Le rassemblement s’opérait devant la Seigneurie, revêtue de sa parure des grandes fêtes. Le Vieux Palais gris était tout bruissant de bannières et de soieries. Entre ses créneaux, des mâts dressaient dans le ciel bleu les emblèmes des villes vassales, celui de Florence occupant le sommet de la tour comme il convenait à une reine. Tout autour de la place où l’on avait dressé des tours de bois doré représentant les cités vassales ou alliées, les fenêtres crachaient des flots de brocarts ou de tapisseries. Le pavé, lui, ressemblait à une prairie au printemps avec le bariolage des costumes de gala et des gonfanons. Un large espace vide marqué par des cordes de soie, coupait la place : le passage où galoperaient tout à l’heure les cavaliers. L’air était à la joie, à l’excitation des paris échangés autour des porteurs des immenses gonfanons. Ceux-ci faisaient danser et voler, en dépit du poids, les lourdes étoffes peintes et brodées.
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