CHAPITRE XII
MEURTRE DANS LA CATHÉDRALE
Rocco non plus, d’ailleurs, et celle-ci leur réserva tous les traquenards possibles. C’est seulement à l’aube du dimanche que les deux voyageurs, épuisés et réduits à un seul cheval, virent se dresser dans un ciel rose et enfin dépourvu de nuages les murs et les tours de la chartreuse de Galluzzo, aux portes de Florence. Une rivière en crue leur avait barré le passage et les avait obligés à un long détour. En outre, pour éviter le danger signalé par l’aubergiste de Sienne, ils avaient encore rallongé leur chemin et ils s’étaient perdus. Enfin le cheval de Rocco, butant sur un rocher affleurant, avait désarçonné son cavalier et s’était cassé la jambe. Il avait fallu l’abattre. Quant à celui de Fiora, peu habitué aux longues courses, il avait montré des signes de fatigue qui le rendaient incapable de supporter deux cavaliers. Rocco, galamment, se résigna à marcher, laissant la jeune femme en selle, si inconfortable que ce fût. De temps en temps, elle choisissait de cheminer auprès de lui, sans beaucoup parler car l’espoir de sauver les Médicis diminuait à mesure que passait le temps. Elle accepta finalement de s’arrêter à la chartreuse comme le proposait Rocco. A cette heure matinale, les portes de la ville n’étaient pas encore ouvertes. En outre, on y aurait certainement des nouvelles. Si les Pazzi avaient déjà frappé, il faudrait décider de ce que l’on ferait car, alors, entrer dans la cité serait une folie.
Enfin, les deux voyageurs avaient grand besoin de se restaurer.
Le sourire du frère portier rendit courage à Fiora. Si Florence avait été, la veille, le théâtre d’une catastrophe, le moine n’arborerait certainement pas cette mine paisible. Tandis que les nouveaux venus s’attablaient dans la salle des hôtes devant un fromage et une miche de pain, il répondit de bonne grâce à leurs questions : la ville avait été en fête la veille, et jusqu’à une heure sans doute assez avancée dans la nuit. Le frère chargé des commissions était revenu émerveillé par le cortège du jeune cardinal légat et par le grand accueil que lui avaient fait leurs seigneuries de Médicis. En ce jour de Pâques, le grand événement serait la messe que Mgr Riario présiderait dans le Duomo en présence des nobles de la ville et de tout ce que la cathédrale pourrait contenir de peuple...
Pendant que le moine allait chercher un nouveau pichet d’eau fraîche, Rocco interrogea Fiora :
– Les portes doivent être ouvertes. Te sens-tu capable de continuer ?
– Il le faut. Certes, il n’y a rien à craindre durant la messe, mais plus tôt Lorenzo sera prévenu et mieux cela vaudra.
– Je suis d’accord, d’autant plus que la messe ne m’inspire pas tellement confiance...
– Tu es fou ?
– Non, mais j’ai des souvenirs. Dans ma vie, j’ai forcé les portes de trop de couvents et violé assez de moniales pour savoir ce que pèse la crainte de Dieu quand la puissance est en jeu. Mais nous avons encore une grande demi-lieue à couvrir avant les portes de Florence... et il va falloir les faire à pied.
En dépit des efforts de Fiora pour obtenir une monture quelconque, il leur fallut se résoudre, malgré la fatigue, à continuer avec leurs seuls moyens. Mais, en voyant la foule qui, venue de partout, commençait à cheminer vers la ville, Fiora en vint à penser qu’il eût été impossible d’aller plus vite, à moins d’écraser du monde. De toutes les campagnes, des paysans marchaient vers Florence comme vers une nouvelle Jérusalem pour tenter d’apercevoir l’envoyé du Saint-Père. Cette affluence tenait beaucoup à ce que le mauvais temps avait cessé brusquement. Le soleil, un vrai soleil pascal, dorait tout le pays où les clochers, l’un après l’autre, s’éveillaient de leurs voix de bronze pour proclamer à la face de cette terre des trahisons, des guerres, des meurtres, de la nuit et de la peur, que le Fils de l’Homme venait de ressusciter et ramenait avec lui l’espoir d’une vie éternelle...
Au cours de la dernière nuit, Fiora avait définitivement abandonné son tabard armorié qu’elle avait jeté dans une rivière après l’avoir solidement noué autour d’une grosse pierre, mais son justaucorps de daim, cependant délacé pour mieux respirer, lui semblait lourd à porter et elle eût avec joie échangé ses hautes bottes contre une paire de sabots. Le flot enthousiaste qui avait vidé les villages porta les deux voyageurs jusqu’aux remparts de Florence que Fiora, oubliant fatigue et angoisse, regarda monter vers elle avec une joie qu’elle ne pouvait retenir. Il y avait si longtemps qu’elle attendait le moment, béni entre tous, qui lui permettrait de revoir la ville bien-aimée de sa douce enfance ! Et Florence l’accueillit au carillon de toutes ses cloches et dans la joie tumultueuse de ses rues pavoisées.
A mesure que l’on avançait par les rues, le flot devenait plus puissant, plus violent aussi.
– Nous ne pourrons pas en sortir, murmura Rocco qui n’aimait pas se sentir bousculé. Est-ce que nous allons vers le palais Médicis ? demanda-t-il tandis que la vague se rétrécissait pour franchir le Ponte Vecchio entre sa double rangée de boutiques aux volets clos.
– Oui et non. Nous allons d’abord au Duomo. Le palais est un peu plus loin...
En jouant des coudes et des pommeaux de leurs épées, ils parvinrent à gagner du terrain et débouchèrent sur cette place que Fiora connaissait pour y avoir vu s’écrouler son univers au jour terrible des funérailles de son père. Mais ils s’aperçurent alors qu’il était impossible d’aller plus loin. Des cordons de soldats gardaient l’entrée de toutes les rues.
– J’arrive de Rome et j’ai un message pour monseigneur Lorenzo, dit Fiora à l’un des sergents. Laisse-moi passer ! Il faut que j’aille au palais...
– Tu iras plus tard, mon garçon ! Tu n’as donc pas entendu les cloches ? La messe est commencée et monseigneur Lorenzo y assiste avec son frère et ses amis... Attends ! ajouta-t-il, apitoyé par ce mince visage poussiéreux et si visiblement fatigué, je vais te faire entrer dans l’église. En te faufilant, tu pourras peut-être arriver jusqu’à lui.
Entraînée par la poigne solide du soldat, Fiora se retrouva bientôt sous le portail du Duomo dont les portes monumentales, largement ouvertes, laissaient sortir des flots d’harmonie. Rocco avait suivi, collé à ses talons :
– Comme tu vois, fils, l’église est pleine. A toi de t’arranger comme tu pourras ! fit le sergent. Je retourne à mon poste avant que la foule m’empêche de le rejoindre.
Approcher de l’autel auprès duquel devaient se tenir les frères Médicis, leur famille et leurs amis, semblait difficile car il y avait du monde jusque dans l’allée centrale laissée vide, habituellement, pour marquer la frontière entre les hommes et les femmes. Mais, cette église, Fiora la connaissait depuis l’enfance et elle entreprit de se glisser par les bas-côtés en murmurant à ceux qui tentaient de l’empêcher de passer et en agitant la lettre de Catarina :
– Un message pour monseigneur Lorenzo ! Un message pour monseigneur Lorenzo !
Il faisait une chaleur de four. La foule qui se pressait entre les murs de Santa Maria del Fiore était si dense qu’elle restituait dans l’immense vaisseau de marbre la chaleur qui commençait à grandir sur la ville, séchant enfin les ruisseaux et les flaques boueuses que les pluies incessantes de la Semaine sainte avaient grossis. L’odeur de l’encens, si généreusement brûlé que ses épaisses volutes montaient jusqu’en haut de l’immense dôme, se mêlait à celle, plus fade, des centaines de cierges brûlant autour de l’autel et à la senteur des fleurs dont on avait composé un tapis et qui mouraient lentement.
Dans la nef s’entassait une brillante assistance, toute de satin et de velours, dorée, constellée de pierreries et plus proche de la cour frivole d’un prince terrestre que d’une assemblée de dévots chrétiens réunis pour célébrer le Saint Sacrifice. On se saluait, on bavardait, on se passait, à voix à peine feutrée, le dernier potin, le plus récent poème. On s’examinait. On critiquait toilettes et coiffures. Derrière cette foule chamarrée, le petit peuple bataillait de son mieux pour apercevoir, dans le chœur, les deux maîtres de la ville. Lorenzo, tout de noir vêtu mais portant à sa toque un diamant qui valait un royaume, et Giuliano, tout de pourpre et d’or, beau et rayonnant comme une statue d’Apollon et joyeux comme un page en vacances.
Quand elle les vit enfin, Fiora sentit son cœur chanter de joie. Ils étaient vivants, bien vivants et, dès que l’office prendrait fin, elle pourrait délivrer son message. Dieu avait permis qu’en dépit de sa route impossible, elle n’arrivât pas trop tard ! Et c’était si bon de revoir enfin ces visages qui lui avaient été chers... et qui l’étaient encore.
Dans le chœur, quelqu’un d’autre leur disputait, ce matin, la curiosité du public. On se montrait, mince et pâle, si jeune sous ses dentelles et sa pesante pourpre cardinalice, ce jeune prince de l’Eglise de dix-huit ans qui semblait grandi trop vite. Le moindre de ses gestes allumait des feux sur sa mitre de drap d’or givrée de pierres précieuses et sur les soleils d’or brodés sur ses gants d’écarlate. A vrai dire, Rafaele Riario n’avait pas l’air très à son aise, mais chacun mettait cette attitude sur le compte de la timidité, seyante et même touchante chez un jeune homme chargé d’une telle grandeur. Les femmes le trouvaient charmant, à cause de ses yeux languides et des fréquentes rougeurs qui fardaient ses pommettes, mais les hommes, devant son évidente fragilité, bombaient le torse et se sentaient confirmés dans leur supériorité de mâles ; contents d’eux, ils l’étiquetaient avec une satisfaction un brin dédaigneuse : un blanc-bec !
Une partie du clergé et les prêtres de sa suite entouraient l’espèce de trône où on l’avait assis et où il s’assoupissait un peu en dépit des clameurs de l’orgue et des chants d’une chorale dont les gosiers semblaient particulièrement vigoureux. En fait, dans tout ce monde, seuls les deux Médicis et quelques-uns des amis groupés derrière eux – Fiora reconnut le grand nez d’Angelo Poliziano, les lunettes de Marsile Ficino et les yeux rêveurs du Botticelli – semblaient suivre l’office de Pâques.
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