– Ça suffit ! gronda l’homme en lui jetant un coup d’œil meurtrier. Il y a des choses que je n’aime pas entendre, même une seule fois. Alors deux ! J’ai bien envie de te faire taire pour toujours.
– Ne te gêne pas ! s’écria Fiora que la colère gagnait en proportion du temps qu’elle perdait. Mais dis-toi que mon cadavre pourrait être encore plus dangereux que ma personne. Tu ne sais pas lire, mais si tu es, comme je le pense, un ancien soldat, tu devrais connaître ces armoiries ?
– Hum ! ... La vipère milanaise, oui... je connais ! mais cette rose qu’est-ce que c’est ?
– Tu n’as pas dû sortir de ton trou depuis longtemps. Si tu veux en savoir davantage, écartons-nous un peu. Tu n’as peut-être pas de secrets pour tes hommes, mais moi, il y a des choses que je ne peux pas dire à n’importe qui.
Vaguement flatté, le chef se pencha, délia les jambes de Fiora puis, prenant le bout de la corde qui attachait ses mains, l’entraîna vers le fond de la grotte. Là de la paille amoncelée et quelques couvertures formaient une litière sur laquelle il se laissa tomber.
– Vas-y ! Cause ! ... Qui est ton maître ?
– Ce n’est pas un maître, c’est une maîtresse : la nièce du pape, donna Catarina Sforza, comtesse Riario. Elle m’envoie à Florence en mission... spéciale, d’où cette lettre. Si je ne réussis pas, je risque ma tête, mais quiconque m’empêche de réussir la risque bien davantage encore. Donna Catarina n’est pas commode, bien que fort jeune.
Le bandit ôta son bonnet pour se gratter la tête, visiblement aux prises avec un problème ardu :
– Déjà entendu parler ! On dit qu’elle est aussi brave qu’elle est belle, et elle a de qui tenir ! Moi qui te parle, j’ai servi sous son grand-père, le grand Francesco Sforza, un rude homme de guerre celui-là ! J’étais encore tout gamin, mais je peux dire que j’ai eu du bon temps avec lui. En voilà un qui savait comment faire plaisir à ses soldats...
Les yeux du bandit brillèrent soudain d’un feu plus vif, tandis que sa voix se chargeait d’une espèce de nostalgie :
– On a saccagé Piacenza ensemble, et jamais tu verras un sac pareil, garçon, ni pareille frairie ! On a étripé tous les hommes, violé toutes les femmes de dix à soixante ans, crevé toutes les futailles et, pour finir, flanqué le feu partout. La ville flambait comme l’enfer qu’on culbutait encore les filles dans les ruisseaux qui charriaient du vin, du sang et des boyaux. Il faisait une chaleur à crever, mais on a bu tout ce qu’on a voulu. Et puis, après, on était riches : de l’argent, des belles étoffes, des vivres, de l’or aussi, voilà ce que Sforza donnait à ses hommes ! On a eu aussi des nonnes... et même des moinillons pour ceux qui aiment ça. Ah ! ... faudrait aller loin pour retrouver un chef comme lui ! Ceux de maintenant ne pensent qu’à s’habiller de soie et à éviter les coups. Ils ont la peau tendre... Sforza, lui, avait du cuir, du bon vieux cuir craquelé, usé par la cuirasse comme le mien et, pourtant, la reine de Naples l’a voulu dans son lit et Milan lui a donné la plus belle de ses princesses...
Fiora avait, sans impatience, écouté le bandit égrener ses souvenirs, sans s’émouvoir non plus de ce qu’elle entendait : elle avait vu la guerre d’assez près pour en connaître les horreurs.
– Je suis dévoué à donna Catarina comme tu l’étais à son grand-père et je peux t’assurer qu’elle est digne de lui. Écoute ! Garde ma bourse, mais laisse-moi repartir avec mon cheval ! Je te jure qu’une fois ma mission accomplie je te le ramènerai et deux autres avec si tu le veux...
– Pourquoi pas une vingtaine ? Ceux qui seront sous les fesses des soldats qui t’accompagneront ? Tu me prends pour un imbécile, gamin ? La parole des gens, j’y crois plus guère et, aussi vrai que je m’appelle Rocco da Magione, il est pas encore né celui qui me reprendra quelque chose... Surtout un dameret qui n’a même pas un poil de barbe. Une vraie fille, ma parole, ajouta-t-il en passant un doigt sur la joue de Fiora qui faillit le mordre, mais décida de jouer son va-tout !
– Mais je suis une fille, dit-elle doucement. Rocco retira son doigt comme s’il s’était brûlé.
– Qu’est-ce que tu dis ?
– C’est facile à vérifier. Enlève mon bonnet !
Le brigand ôta le chaperon de feutre, révélant la résille qui retenait serrés les cheveux de la jeune femme. Celle-ci secoua la tête et un flot de soie noire coula sur ses épaules sous l’œil stupéfait de Rocco.
– C’est pourtant vrai ! Mais qui tu es ?
– Je vais te le dire, mais réponds-moi d’abord. Puisque tu surveilles cette route, tu n’as pas vu passer, la nuit dernière, des cavaliers escortant une litière ?
– Pas la nuit dernière : hier au petit matin. Une drôle de caravane et, crois-moi, c’était pas l’envie qui me manquait de remonter tous mes hommes en chevaux, mais ils étaient un peu trop bien armés pour de modestes brigands comme nous.
– C’est bien dommage ! gémit Fiora. Si tu les avais attaqués, tu aurais sans doute évité un grand malheur...
– Doucement ! Le malheur, il aurait sûrement été pour moi et ces bons garçons qui se sont enrôlés sous ma bannière. Mais revenons où nous en étions : qui es-tu ?
– Je m’appelle Fiora Beltrami et je suis l’amie de donna Catarina. Pour compléter le tableau, j’ajoute que je suis aussi l’ennemie jurée de son rustre d’époux... Oh, et puis, en voilà assez ! Je suis là à faire l’imbécile, à discuter avec un coupeur de bourses alors que les Médicis seront peut-être morts demain !
Elle voulut se lever, mais Rocco l’en empêcha et la renvoya sur la paille. En même temps, il avait poussé un véritable rugissement :
– Qu’est-ce que tu dis là ? Qu’est-ce que cette histoire de mort ?
– C’est un peu long à t’expliquer. Sache seulement que, si je suis si pressée, c’est parce que la comtesse et moi nous voulons essayer de les sauver. Ceux que tu as vu passer hier sont leurs assassins !
Il y eut un silence et Rocco tira de sa ceinture un long couteau aussi peu rassurant que possible, mais il se contenta de couper la corde qui liait les poignets de la prisonnière. Puis il fit quelques pas de long en large, réfléchissant visiblement.
– Si je t’aide, tu crois que je peux espérer une bonne récompense ? fit-il en fourrageant dans sa barbe.
– Sur la mémoire de mon père, assassiné par ces Pazzi que tu as vu passer, je te le jure. Mais pourquoi ferais-tu quelque chose pour les Médicis ?
– Le Magnifique m’a sauvé la vie à Volterra. J’avais tué une fille que Vitelli se réservait et il a voulu me pendre. Lorenzo a coupé la corde et m’a rendu la liberté. Ce sont des choses qu’un homme d’honneur n’oublie pas. Mais assez causé : on aura le temps en route. Je vais avec toi ! Ce sera encore le meilleur moyen de surveiller mon cheval.
– A deux sur son dos ? Ce sera surtout le meilleur moyen de le faire crever ou alors nous devrons aller au pas. Je te dis qu’il faut se hâter !
– Il nous portera bien une petite demi-lieue ? Je sais où on peut en trouver un dès l’instant où l’on a de l’or, ajouta-t-il en caressant la bourse qu’il avait attachée à sa ceinture par les cordons. A présent, viens manger un morceau de ce mouton qui va bientôt brûler... mais recoiffe-toi. Je préfère que tu restes un garçon.
Comme Rocco l’y invitait, Fiora dévora un morceau de l’animal qui était rôti à point et le fit descendre avec un coup de vin râpeux, tandis que le chef, tout en mangeant, haranguait ses hommes – une dizaine tout au plus :
– Je vais accompagner ce garçon car il me propose une affaire intéressante, mais je reviendrai bientôt. Orlando, ajouta-t-il en désignant une espèce de géant chevelu qui devait posséder la force de deux ours, vous commandera en mon absence qui ne devrait pas durer beaucoup plus d’une semaine mais, en attendant, tenez-vous tranquilles et n’attirez pas l’attention sur vous. Je vais vous laisser une partie de l’or de ce garçon, mais je rapporterai de quoi vous vêtir convenablement.
– Pourquoi ? grogna Orlando. On n’sera plus brigands ?
– On sera ce qu’on a toujours été : des soldats. Quand je reviendrai, nous irons à Urbino. On dit que le duc, Federico de Montefeltro, lève une condotta pour une nouvelle guerre, et il y a trop longtemps que nos épées se rouillent ! D’accord ?
Tous étaient d’accord, mais pas Fiora qui se pencha vers Rocco :
– Tu es sûr d’être logique avec toi-même ? Montefeltro est l’un des condottieri au service du pape, et cette armée pourrait se diriger sur Florence.
– Je sais, mais disons que c’est... un pis-aller ! Nous allons voir ce qui va se passer là-bas. Si les Médicis l’emportent, c’est à leur service qu’on se mettra. Sinon... il faut bien vivre, que veux-tu ?
Il n’y avait rien à ajouter. Fiora acheva tranquillement son repas tandis que Rocco procédait à une répartition équitable des pièces d’or. Grâce à la précaution qu’elle avait prise d’en distribuer quelques-unes dans ses bottes et dans divers endroits de ses vêtements, le fait d’avoir perdu sa bourse ne tourmentait pas Fiora, mais elle réclama l’escarcelle qui l’avait contenue. Il n’y restait plus que peu de choses : un mouchoir et le petit flacon donné par Anna. Rocco le considéra un instant.
– Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ?
– La possibilité d’échapper à une mort pénible au cas où je serais... pris.
Rocco hocha la tête, remit l’objet dans l’aumônière et la tendit à Fiora qui commençait à trépigner d’impatience. Que de temps perdu ! En outre, elle s’inquiétait un peu de l’effet qu’elle produirait sur la route et dans Florence en compagnie de cet homme déguenillé qui avait un peu trop l’air de ce qu’il était... Mais quand Rocco, qui s’était éloigné un moment, revint, elle se rassura. Il avait troqué son buffle plus que crasseux contre un pourpoint d’épais drap gris, pas très propre sans doute mais plus présentable. Des bottes, un ceinturon de cuir brun et un manteau de même couleur achevaient la transformation que la longue épée et la dague vinrent heureusement compléter.
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