– Sauver qui ? Les Médicis ? Vous, un Pazzi. Vous ne les haïssez donc pas ?
– Giuliano m’importe peu, c’est une belle tête vide, mais j’aime bien Lorenzo. Il est très laid...
– C’est pour cela que vous l’aimez ?
– Par grâce, ne me croyez pas mesquin à ce point ! fit Carlo tristement. Il est laid, je le répète, mais quelle intelligence ! Et quel charme ! Et puis, il a essayé de m’aider. Il avait en effet auprès de lui un médecin grec dont on disait des choses étonnantes.
– Démétrios Lascaris ! murmura Fiora en qui ce nom remua quelque chose.
– Vous le connaissez donc ? Lorenzo voulait qu’il s’occupe de moi, mais ma chère famille s’y est opposée. Oh oui ! je voudrais pouvoir empêcher ce crime, mais je suis prisonnier de mon personnage : je n’ai pas d’argent ni aucun moyen à ma disposition, pas même un valet fidèle, et je ne peux même pas monter à cheval ! Rien que sur une mule... et pas trop vite !
– Mais moi, je peux !
Sautant à bas de son lit, Fiora enfila une robe de chambre posée sur une chaise, vint prendre Carlo par la main et le fit asseoir auprès d’elle sur le coffre qui tenait tout le devant du lit. Un espoir fou faisait battre son cœur à coups redoublés.
– Aidez-moi, demain, à quitter cette maison. J’irai à Florence et ferai échouer leurs projets !
– Comment puis-je vous aider ? Je vous l’ai dit : je ne peux rien vous donner. Quand ils vont partir, demain, ils vont emmener tous les chevaux et les plus vigoureux de nos serviteurs.
– Quelqu’un me donnera ce qu’il faut. Après leur départ, je sais que la comtesse Riario va demander ma visite. Conduisez-moi chez elle en visite de cérémonie... le reste la regarde.
– Vous voulez dire que... la femme de Girolamo désire que l’on sauve les Médicis ?
– Elle aime Giuliano mais, bien sûr, elle doit prendre de grandes précautions...
Brusquement, Carlo posa une main sur celles de Fiora et mit un doigt sur sa bouche. Puis, se penchant vers son oreille, il chuchota :
– Pleurez ! Gémissez aussi fort que vous le pourrez ! Il désigna la porte que quelqu’un essayait d’ouvrir tout doucement. Hieronyma sans doute, car Pazzi devait être trop ivre pour prendre tant de précautions. Aussitôt, Fiora se mit à gémir, à pousser de gros sanglots. Elle s’arrêtait, puis recommençait, suppliait qu’on la laisse en paix, le tout avec un naturel qui arracha à Carlo un rire silencieux. Par instants, c’était un faible cri, comme si on la faisait souffrir, puis repartaient les sanglots, les plaintes et les supplications. Carlo, de son côté, émettait des grognements d’une férocité tout à fait convaincante. Cela dura un bon moment, pour la plus grande joie des protagonistes qui s’amusèrent franchement à ce jeu. Puis, sur un dernier cri, Fiora se tut comme si Carlo l’avait assommée. Celui-ci marmonna encore deux ou trois mots indistincts puis ce fut le silence... un silence qui permit d’entendre nettement le bruit de pas prudents qui s’éloignaient et le froissement d’une robe de soie.
– Ouf ! souffla Carlo. Nous l’avons échappé belle !
– Nous chuchotions, mais heureusement que vous avez de bonnes oreilles.
– Elles m’ont déjà rendu grand service ! A présent, je crois que vous devriez dormir. Vous en avez certainement besoin.
– Et vous ?
– Moi, je vais m’installer dans ce fauteuil avec des coussins.
Ledit fauteuil était raide comme la justice et il n’y avait que deux coussins, et encore très petits. Fiora hésita un instant, puis proposa :
– Pourquoi ne pas vous étendre sur le lit, auprès de moi ? Nous sommes amis à présent, et vous m’avez promis...
– Cette promesse, croyez-le bien, ne me coûte guère. Vous êtes extrêmement belle, ma chère Fiora, mais je n’aime que les garçons !
La surprise mit dans les yeux de Fiora des points d’interrogation qui firent sourire Carlo, d’un sourire un peu amer cependant :
– Cela n’a jamais choqué personne, pas même mes partenaires que mon oncle paie généreusement à la condition formelle qu’ils se montrent discrets.
Cette étrange déclaration causa tant de joie à Fiora que, spontanément, elle se pencha vers Carlo et l’embrassa fraternellement.
– Vous êtes décidément un époux selon mon cœur, Carlo, et je ne remercierai jamais assez le ciel de nous avoir unis. Je serai désormais votre sœur et une sœur qui fera tout au monde pour vous aider.
Une larme brilla dans les yeux bleus du garçon qui, à son tour, posa un baiser prudent sur la joue de la jeune femme. Puis sur un « bonsoir », chacun gagna le lit par un côté.
Un moment plus tard, les époux, se tournant le dos, dormaient d’un sommeil bien mérité où entrait une bonne part de soulagement, chez l’un comme chez l’autre.
Troisième partie
LES PÂQUES SANGLANTES
CHAPITRE XI
LA ROUTE DE FLORENCE
La fin du jour approchait quand Fiora, méconnaissable sous un costume masculin, franchit enfin cette porte del Popolo sur laquelle, depuis tant de jours, se cristallisaient ses désirs et ses espérances. Tout s’était passé comme dans un rêve, mais avec la précision d’un ballet bien réglé : le départ matinal de Pazzi et de Hieronyma venus frapper pour un « au revoir » à la porte du jeune couple, mais auxquels le marié avait répondu par des injures et la colère d’un homme arraché trop tôt à son sommeil. Puis la galopade à deux vers la fenêtre pour être bien certains que les Pazzi avaient quitté le palais du Borgo, après quoi Fiora regagna son lit, tandis que Carlo allait enfin ouvrir la porte de la chambre en réclamant à grands cris son déjeuner et son valet. Ensuite, il y eut l’arrivée de l’émissaire de la comtesse Riario demandant la première visite de la nouvelle donna Fiora dei Pazzi, visite que Carlo accepta en grognant et en clamant qu’il irait aussi. Après quoi, étant partis sur des mules en petit appareil – quatre valets et Khatoun – pour le palais de Sant’Apollinario, Fiora, abritée sous un voile épais supposé cacher la trace des sévices endurés durant sa nuit de noces, et Carlo, la mine grognonne, marchant en tête sans cesser de faire cent folies qui faisaient sourire certains passants et hausser les épaules à d’autres.
Arrivé chez Catarina, qui, en effet, était seule, Carlo réclama à boire et on le conduisit, avec révérence, dans l’appartement de Girolamo, tandis que Fiora et Khatoun étaient menées dans la chambre de la jeune comtesse.
Une chambre somptueuse, en vérité, toute tendue de brocart azuré et de toile d’argent, encombrée d’une infinité de coffres peints, de sièges et de tables au milieu desquels trônait un énorme lit tendu de la même toile d’argent et couronné de bouquets de plumes bleues et blanches. Catarina, noyée dans de précieuses dentelles, reçut les visiteuses avec le cérémonial qui convenait, puis congédia les femmes de son service, ne gardant auprès d’elle que Rosario, sa camériste préférée en qui elle avait toute confiance.
Une heure plus tard, Khatoun, grandie par de hauts patins vénitiens, portant la robe de Fiora et enveloppée du fameux voile, quittait le palais en compagnie de Carlo qui avait vidé – le plus souvent dans des pots d’orangers – un certain nombre de flacons. Pendant ce temps, cachée dans l’alcôve ménagée derrière le lit de Catarina, Fiora endossait le costume de daim brun et le tabard armorié frappé de la vipère des Sforza et de la rose des Riario qui avaient été préparés pour elle avec de hautes bottes de cuir souple, un ample manteau de cheval et un haut bonnet emplumé sous lequel ses cheveux, serrés dans une résille, disparurent complètement.
Quand elle fut prête, Catarina lui remit une bourse pleine d’or, dont Fiora distribua une partie dans ses vêtements, et une lettre signée d’un simple C.
– Elle est pour Lorenzo, précisa-t-elle. Je ne veux pas que les Médicis me croient complice des Pazzi... et de mon époux. Quand vous serez au-delà de Sienne, enlevez le tabard et enterrez-le ou cachez-le dans un buisson épais. Prenez garde aussi de ne pas rencontrer ceux qui sont partis ce matin. Vous trouverez dans la bourse un itinéraire qui devrait vous garder de ce désagrément. A présent, embrassez-moi et que Dieu vous garde ! Je vous enverrai Khatoun qui reviendra ici cette nuit dès que ce sera possible.
Avec une émotion profonde, Fiora avait posé ses lèvres sur le beau visage de cette jeune femme qui, malgré un mariage détesté, réussissait à demeurer fidèle à elle-même et au nom qu’elle entendait porter toute sa vie. Elle l’avait fait sans arrière-pensée et sans inquiétude : en dépit de son jeune âge, Catarina Sforza était capable de se tirer des pires situations[xxi] car elle possédait la vive intelligence qui manquait si gravement à son époux et, surtout, le courage dont il était absolument dépourvu. A l’ultime instant, elle mit tout de même Fiora en garde tandis que Rosario accrochait une épée et une dague à la ceinture du faux garçon :
– Si le malheur voulait, car dès demain vous serez poursuivie, que vous soyez reprise, tuez-vous sans hésiter, car vous n’auriez aucun autre moyen d’éviter une mort qui ne viendrait qu’après une éternité de souffrance.
– Soyez tranquille : je m’en souviendrai. On ne me prendra pas vivante.
Tout fut rapide ensuite. Par des couloirs détournés, Rosario conduisit Fiora aux écuries où la jeune femme choisit elle-même et sella un cheval, puis ouvrit devant elle une petite porte. Avec une joie immense, Fiora enfourcha son cheval qui répondait au nom de Titano et piqua des deux pour rejoindre le Corso.
Ayant franchi la porte où les soldats de garde saluèrent son tabard d’un geste familier, elle mit son cheval au galop pour le plaisir trop longtemps attendu de sentir le vent – et la pluie car cette Semaine sainte avait débuté sous la grisaille et les nuages menaçants – fouetter son visage. Elle était libre, enfin libre ! La campagne s’ouvrait toute grande devant elle, coupée par le tracé incertain de l’ancienne via Flaminia, la vieille route romaine qui joignait Rome à l’Étrurie et dont les dalles disjointes indiquaient le chemin, mais le rendaient dangereux pour les jambes des chevaux. Aussi Fiora préféra-t-elle emprunter le large talus herbeux qui courait le long d’anciennes sépultures écroulées. Après quelques minutes de ce train d’enfer, cheval et cavalière passèrent le Tibre en trombe, au pont Milvio, puis Fiora serra les rênes pour calmer l’allure, et même s’arrêta afin de se retourner un instant. En dépit du mauvais temps, elle voulait s’accorder le plaisir de regarder Rome une dernière fois, cette antique cité des Césars, sacralisée par le sang des martyrs et que la présence du pontife suprême aurait dû faire noble, pure et généreuse. Ce n’était qu’un immense cloaque truffé de pièges, et la fugitive pensa qu’elle ne remercierait jamais assez Dieu de lui avoir permis d’y échapper. En même temps, elle envoya une dernière pensée chaleureuse, un regret même, car elle ne les reverrait sans doute plus jamais, à Stefano Infessura dont elle savait qu’il avait recouvré sa liberté, à Anna la Juive qui l’avait soignée, à donna Catarina qui s’était faite son amie contre vents et marées, enfin à Antonia Colonna, la petite sœur Serafina qu’elle avait laissée au couvent de San Sisto poursuivre une attente qui durerait peut-être autant qu’elle. Parce qu’ils respiraient, sans en mourir, l’air de cette ville corrompue, celle-ci était peut-être encore susceptible d’être sauvée, mais à quel prix ?
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