Comme la femme, furieuse, voulait entrer de force, Francesco se jeta devant elle :
– Fais ce qu’elle dit ! Nous allons redescendre ensemble, Hieronyma, nous avons à parler !
Il fallut bien que celle-ci s’exécutât. Lorsque Khatoun referma sur elles deux la porte de la grande chambre éclairée par des flambeaux, Fiora ne put retenir un soupir de soulagement, mais ne dit rien. En effet deux servantes achevaient, l’une de faire la couverture du grand lit à colonnes garni de lourds rideaux de tapisserie, l’autre de disposer dans un vase un énorme bouquet de pivoines odorantes et de lilas qui embaumaient. Fiora leur fit signe de sortir et elles s’exécutèrent après une révérence.
A peine la porte fut-elle refermée que Fiora courut à la fenêtre qu’elle ouvrit pour se pencher au-dehors. L’ouverture donnait sur une cour étroite, un puits dont une lueur reflétée sur les dalles donnait la profondeur.
– Que regardes-tu ? s’inquiéta Khatoun.
– Je voulais voir s’il y avait là une issue.
– Tu veux t’enfuir ? Cela paraît difficile.
– Tout dépend quel genre d’issue on recherche. Crois-tu que je vais partager le lit de ce... de cette chose ? Lui permettre de me toucher ? J’ai dû accepter ce mariage grotesque : il ne faut pas m’en demander davantage.
– Et que vas-tu faire ? Te jeter par la fenêtre ?
– Sans hésiter s’il essaie de m’approcher.
Sans répondre, Khatoun retroussa un pan de sa robe et tira un poignard long et mince qu’elle portait fixé à sa jambe par la jarretière, puis l’offrit à la jeune femme.
– Pourquoi te sacrifier, toi ? La « contessa » pense que plus tôt tu deviendras veuve et mieux ce sera. Le départ des deux autres demain matin facilite les choses. Carlo mort, nous le couchons dans ce lit et, demain, nous recommanderons de le laisser dormir. Pendant ce temps, nous irons au palais Riario d’où, déguisée en garçon, tu pourras fuir vers Florence.
– Pourquoi moi et pas nous ? Je croyais que tu ne voulais plus me quitter ?
– C’est vrai, mais je ne sais pas monter à cheval et je te retarderais. Toi seule peux prévenir Mgr Lorenzo de ce qui se trame contre lui. D’ailleurs, si tu réussis, Francesco Pazzi et la dame Hieronyma auront toutes les chances de ne jamais revenir à Rome. Je te rejoindrai ensuite, et nous irons ensemble retrouver le bébé Philippe ! conclut-elle joyeusement, comme si elle venait de tracer le plan d’une aimable partie de campagne et non d’un meurtre doublé d’une fuite.
Fiora hocha la tête, peu convaincue :
– Crois-tu vraiment qu’il serait prudent de retourner au palais Riario ? Que ferons-nous du comte Girolamo ?
– Il ne sera pas là.
– J’ai déjà entendu cette phrase, et tu as vu comment l’affaire s’est terminée ?
– Cette fois, il n’y aura pas de piège. Demain, il doit conduire sa fille nouvellement née en grande cérémonie au Latran pour y recevoir le baptême des mains du pape. Je sais l’heure... A présent, laisse-moi te mettre au lit ! Ton époux va venir et moi je dormirai devant la porte. Tu n’auras qu’à venir me chercher quand ce sera fait.
Vivement, elle alla glisser le poignard sous les oreillers de soie blanche frangés d’or, puis entreprit de dévêtir Fiora avant de l’aider à enfiler une chemise de fine soie. Il était temps, des bruits de pas se faisaient entendre dans la galerie. Fiora bondit sous les couvertures qu’elle rabattait tout juste sur elle quand la porte s’ouvrit, livrant passage à Francesco Pazzi qui tenait toujours un flambeau et remorquait Carlo par la main, comme un enfant.
Le marié était emballé dans une robe de brocart à grandes fleurs de pourpre et d’or qui accentuaient encore son teint jaune. Le bouillonnement de soie blanche paraissant dans l’ouverture montrait qu’il portait encore sa chemise. Il tenait le tout bien serré contre sa poitrine. Pazzi le conduisit jusqu’au lit et resta là un instant, sans dire un mot, contemplant Fiora avec des yeux qui brillaient comme des chandelles. Il avait dû boire aussi, car il était très rouge et la puissance de son haleine arrivait jusqu’au fond du lit. La jeune femme vit ces mêmes yeux se tourner vers Carlo tandis que, de sa main libre, Francesco cherchait la poignée de la dague pendue à sa ceinture. Elle sentit l’envie de meurtre qui brûlait dans cet homme au pouvoir du vin et pensa qu’il allait peut-être lui éviter un geste qui lui faisait horreur, mais qui la livrerait à lui sans grandes possibilités de se défendre. Tuer Pazzi dans sa propre maison équivaudrait à déchaîner sur elle-même non seulement Hieronyma, mais aussi tous les serviteurs de la maison.
Ce ne fut qu’un instant. L’arme ne sortit pas de son fourreau brodé. D’un geste furieux, Pazzi asséna un coup de poing dans le dos de son neveu puis, virant sur ses talons, alla prendre Khatoun par le bras et l’entraîna hors de la chambre dont la porte claqua derrière eux avec un bruit de tonnerre. Fiora et son nouvel époux étaient seuls, face à face...
Sous la bourrade, le garçon n’avait pas plus réagi que si Pazzi avait frappé un sac de son. Il s’était seulement plié en deux, puis redressé, et il resta là un moment, sans bouger, au point que Fiora se demanda s’il ne s’était pas endormi. Mais elle comprit qu’il écoutait décroître les pas légèrement hésitants de son oncle : quand tout ne fut plus que silence, Carlo abandonna son immobilité. D’un pas vif, il alla jusqu’à la porte, l’ouvrit, passa la tête au-dehors, murmura quelque chose que Fiora n’entendit pas, prit la clef restée à l’extérieur, la plaça à l’intérieur et enfin referma la porte à double tour, ce qui n’alla pas sans inquiéter Fiora. Lentement, elle glissa la main sous l’oreiller en direction du poignard.
– Voilà ! dit Carlo tranquillement. Plus personne ne viendra nous déranger.
Appuyé d’une main à une colonne du lit, les yeux bien ouverts montrant des prunelles bleues où passait une flamme de gaieté, il avait complètement perdu son air endormi et regardait la jeune femme en jouissant de sa surprise. Il s’était un peu redressé et, s’il était toujours laid, il inspirait beaucoup moins cette pitié mélangée de dégoût discret que l’on réserve en général aux arriérés.
Fiora ne trouvant toujours rien à dire, il émit une sorte de gloussement et se mit à rire :
– Ne faites pas cette tête, ma chère épouse ! Le fait que je vous livre mon secret devrait vous rassurer sur mes intentions. Je peux, si cela ne vous suffit pas, vous affirmer que les enfants nés de notre mariage ne nous coûteront guère à nourrir et que vous allez pouvoir dormir tranquille dans ce grand lit qui vous fait si peur.
– Vous jouez la comédie ? articula enfin la jeune femme. Mais pourquoi ?
– Pour survivre. J’y suis habitué depuis des années, et ma disgrâce physique a été pour moi une aide : je suis si laid que l’on a trouvé naturel que je sois aussi idiot.
– Pour survivre, dites-vous ? Mais qui donc vous menace ?
– Les Pazzi en général, à l’exception de mon grand-père Jacopo qui m’a toujours défendu. Il faut vous dire qu’après lui, je suis, par la mort de mes parents, le plus riche de la famille, et c’est pourquoi l’oncle Francesco m’a emmené à Rome avec lui quand il a dû quitter Florence. J’étais son coffre-fort ambulant, en quelque sorte. Il a obtenu ma tutelle, ce qui lui a permis d’établir à Rome une nouvelle maison de banque, car c’est un homme habile, mais il a tout intérêt à ce que je reste en vie car, mort, tous mes biens lui seraient repris par mon grand-père. Et personne ne s’aviserait de mécontenter le patriarche.
– Comment se fait-il que je n’aie jamais entendu parler de vous lorsque je vivais à Florence ?
– Parce qu’on me cachait, plus soigneusement encore que mon affreux cousin Pietro. Deux monstres dans la famille, c’était trop ! J’habitais à Trespiano une villa héritée de ma mère où l’on me laissait bien tranquille avec ma nourrice et le vieux prêtre qui m’a appris ce qu’il pouvait. J’ai là-bas des livres, des oiseaux, des arbres.
– Étiez-vous obligé de jouer ce rôle horrible... et sans doute épuisant ?
– Oui, car si l’on m’avait soupçonné d’être à peu près intelligent et donc capable de gérer moi-même mes biens, je serais mort depuis longtemps en dépit du patriarche. Il y a eu jadis à Rome un homme qui s’appelait Claudius Ahenobarbus. Il a réussi à échapper aux meurtres incessants perpétrés dans sa famille en se faisant passer pour un crétin, et il a même atteint le trône impérial...
– Nourrissez-vous d’aussi hautes ambitions ? demanda Fiora qui ne put s’empêcher de sourire.
– Oh non ! Surtout pas ! Tout ce que je désire, c’est retourner à Trespiano. Il se peut d’ailleurs que ce désir se réalise prochainement, mais dans des conditions qui m’effraient. Si l’oncle Francesco et l’abominable Hieronyma parviennent à réaliser le plan qu’ils ont échafaudé, Girolamo Riario n’aura rien à leur refuser et je serai très probablement assassiné. Vous aussi, d’ailleurs, puisque l’on ne nous a mariés que pour récupérer votre fortune.
– Mais... votre grand-père ?
– Il mourra dans le tumulte que suscitera la prise du pouvoir par Riario.
– Vous êtes au courant ? Mais comment pouvez-vous savoir tout cela ?
– On ne se méfie pas d’un simple d’esprit. On parle même ouvertement devant lui. Je sais tout de la conspiration contre les Médicis organisée par les Pazzi avec Riario et Montesecco, ce tranche-montagne long comme une nuit d’angoisse et presque aussi laid que moi. Lorenzo et Giuliano doivent mourir à la fin de la semaine, au cours de la visite que leur fait le nouveau cardinal, Rafaele Riario, qui a quitté Rome hier.
– Savez-vous s’ils ont décidé d’une date ?
– Non, mais cela pourrait être le jour de Pâques, pendant les fêtes. Le pire est qu’ils ont réussi à réunir toute la famille, même mon grand-père qui, cependant, était d’abord hostile à ce qu’il tenait pour folie pure. Et moi je ne peux rien faire. J’aimerais pourtant les sauver.
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