Aussi était-elle la plus pâle et la plus sombre des fiancées quand, le lundi soir, après le coucher du soleil, Domingo lui prépara un bain dans le grand baquet qu’il avait apporté sans paraître fournir le moindre effort et lui dit que le moment était venu de se mettre à sa toilette.

– Tu es blanche comme une morte, remarqua-t-il. Domingo va devoir te mettre du rouge.

– Personne ne s’attend à ce que j’aille à l’autel avec un cœur joyeux. Ma mine n’a aucune importance et je ne veux pas porter de fards. Je les déteste.

– Le Saint-Père ne sera pas content.

– Tu te trompes. La seule chose qui importe pour lui, c’est que je me laisse marier. Marier ! Moi ! Alors que Philippe...

Elle éclata en sanglots si violents que le Nubien épouvanté alla chercher du vinaigre pour lui bassiner le front et les tempes.

– Par pitié, calme-toi ! Domingo sera puni si tu montres tout à l’heure ce visage désespéré. Il faut que tu soies courageuse.

– Il a raison, fit une petite voix douce qui calma net les pleurs de Fiora. Et je crois que tu te sentiras plus forte quand tu auras lu la lettre que je t’apporte !

Khatoun prit à deux mains la tête de la jeune femme pour l’obliger à la regarder.

– Tu es venue ? murmura Fiora. On te l’a permis ?

– Oui, mais lis cette lettre, je t’en prie ! Toi, pendant ce temps, ajouta-t-elle à l’adresse du Noir, va prendre dehors le coffre qui attend sur une mule gardée par les valets de la comtesse Riario.

La lettre, bien sûr, était de Catarina : « A cet instant qui doit vous être cruel, écrivait la jeune femme, je veux vous apporter tout le réconfort dont je suis capable. Je ne peux vous accompagner, mais je tiens à vous dire ceci : une femme intelligente peut s’accommoder du pire des mariages dès l’instant où elle a des amis pour l’aider, et vous avez en moi une amie. Khatoun que je vous offre – elle sera mon cadeau de mariage – vous en dira plus que je n’ai le courage d’écrire. De même, acceptez cette nouvelle robe qui l’accompagne. Plus vous serez superbe et fière et plus vous gagnerez dans l’esprit de mon oncle. Nous nous reverrons bientôt car, dès demain, je réclamerai votre visite, ce qui est normal puisque je dois garder le lit. Soyez brave et confiante ! Je vous embrasse. Catarina. »

Ce fut comme une grande bouffée d’air pur et vivifiant. Fiora versa ses dernières larmes contre la joue de Khatoun qu’elle étreignit avec une profonde émotion.

– Toi, au moins, je te retrouve ! Je n’imaginais pas recevoir, ce soir, une aussi grande joie.

Avec l’impression que le temps revenait, elle se laissa revêtir par la jeune Tartare de la superbe robe de drap d’or que Domingo venait d’apporter, mais le contact froid du tissu métallique la fit frissonner et Khatoun crut que c’était d’angoisse :

– Ne pense pas ! supplia-t-elle. Il ne faut pas penser à autrefois ! Ce soir, tu fais un mauvais rêve, mais tu te réveilleras.

– Tu crois ?

– J’en suis sûre. Demain, tu verras la contessa Catarina, ajouta-t-elle dans un souffle. Elle a des choses à te dire.

Quand, une heure plus tard, Fiora, suivie de Khatoun aussi compassée qu’une vraie dame d’honneur, fit son entrée dans la chapelle papale, il lui sembla pénétrer à l’intérieur d’un missel. Une brassée de cierges jaunes faisaient chanter les ors et vivre les personnages peints à fresque par Melozzo da Forli. Dans leur splendeur chamarrée et leurs vives couleurs, ils lui parurent plus vrais que les personnages vivants placés aux alentours de l’autel, peut-être parce que son esprit et son cœur refusaient la réalité de toutes leurs forces.

Pour retarder l’instant redouté, Fiora choisit de regarder d’abord le pape, tache blanche sertie entre les bras d’un haut fauteuil de velours rouge. Il ressemblait plus que jamais à un gros batracien hargneux. En face de lui, il y avait une double tache noire et argentée que Fiora reconnut à sa haine avant de distinguer les visages : Hieronyma et Francesco Pazzi qu’elle effleura seulement d’un regard lourd de mépris. Et puis, devant l’autel, une forme étrange, une sorte d’insecte doré aux longues pattes grêles, un corps ovoïde surmonté d’une grosse tête sans cou qui penchait d’un côté, trop lourde peut-être pour qu’on pût la tenir droite. Des cheveux longs et soyeux d’une chaude couleur de châtaigne – la seule beauté de ce garçon sans âge – encadraient un visage aux lèvres molles, au nez tombant et aux lourdes paupières se relevant à peine sur des prunelles dont il était impossible de saisir la couleur.

Dès le seuil franchi, Fiora s’arrêta un instant, prête à s’enfuir si ceux dont elle avait demandé la présence ne se trouvaient pas là. Mais, dans l’ombre du trône papal, elle découvrit la simarre pourpre du cardinal camerlingue et la haute silhouette de Mortimer sobrement vêtu de drap brun et qui, les bras croisés sur sa poitrine, se rongeait un poing. Riario avait accompli sa promesse et Fiora pouvait, à présent, se rassurer sur le sort de son ami... Mais quand son regard rencontra celui de l’Ecossais, assombri par une impuissante colère, elle sentit son courage diminuer. Il était tellement l’image d’un passé proche, d’un passé perdu et devenu, de ce fait, singulièrement cher, qu’elle eut envie de courir à lui et de se réfugier dans cette force qu’elle connaissait si bien. Bien sûr, Mortimer viendrait sans peine à bout des quelques hommes présents, âgés pour la plupart, mais au-dehors il y avait des gardes, il y avait aussi des geôliers et des bourreaux, et Fiora ne pouvait plus revenir en arrière.

Elle allait se mettre en marche vers l’autel quand la porte se rouvrit devant Girolamo Riario. Il rejoignit Fiora et, avec un sourire plein d’arrogance, lui offrit son poing pour qu’elle y posât la main, affirmant ainsi sa volonté d’apparaître comme l’unique artisan de ce mariage, œuvre diabolique où se rejoignaient son insatiable cupidité et la haine de Hieronyma.

La main de Fiora hésita à toucher celle de cet homme, mais refuser eût causé un esclandre qui lui eût peut-être aliéné la fragile bonne volonté de Sixte. Elle se laissa donc conduire auprès de celui qui allait devenir son époux, mais, après lui avoir accordé un regard, elle ferma les yeux pour mieux retenir ses larmes car elle ne pouvait s’empêcher d’évoquer, à la place de cet être si profondément disgracié et qu’elle entendait chantonner à mi-voix comme s’il eût été tout seul, la haute silhouette de son bien-aimé Philippe, ses larges épaules, son sourire un peu narquois et la passion qu’elle avait vu briller alors dans ses yeux noisette.

– Jamais personne ne prendra ta place, jura-t-elle silencieusement à l’ombre de son amour. Quant à celui-là, dussé-je me tuer cette nuit, il ne me touchera ni aujourd’hui ni plus tard !

La voix du cardinal d’Estouteville lui fit rouvrir les yeux et elle vit que le pape, avec l’aide de deux diacres, était en train de revêtir les vêtements sacerdotaux afin de célébrer le mariage.

– Très Saint-Père, dit fermement le Français, je vous demande solennellement et une dernière fois de vouloir bien reconsidérer ce mariage. Aucune femme ne saurait se résoudre à une telle union et j’ai peine à croire que donna Fiora soit consentante.

– Vous n’avez pas la parole ! coupa brutalement Riario. Elle a donné son accord et il n’y a pas à revenir là-dessus !

– J’y reviens cependant, parce que c’est mon devoir. Elle est sujette du roi de France et je me soucie peu d’essuyer ses reproches quand il apprendra ce... cet acte insensé.

– Où prenez-vous qu’elle soit sujette du roi de France ? fit aigrement Hieronyma. Elle a toujours été connue pour Florentine et elle est veuve d’un Bourguignon. Ce mariage est, après tout, dans la nature des choses puisque, autrefois, elle fut fiancée à mon pauvre Pietro, mon cher fils.

– Je n’ai jamais été fiancée à ton fils ! s’écria Fiora. Je sais que tu n’en es pas à un mensonge près, mais il y a tout de même des limites...

Ainsi engagée, la cérémonie nuptiale promettait de tourner au règlement de comptes, et le pape décida qu’il était temps d’intervenir. Sa voix de bronze tonna, répercutée aux voûtes de la chapelle.

– Paix, vous tous ! Ceci est un lieu saint, non un marché. Notre frère d’Estouteville, tenez-vous en repos ! Dès demain Nous en écrirons au Roi Très Chrétien pour lui faire part de cette union qui réjouit Notre cœur paternel. Quant à toi, Fiora Beltrami, as-tu oui ou non consenti à épouser Carlo ici présent ?

– Oui, mais à une condition.

– Laquelle ?

– Je pense que Votre Sainteté ne l’ignore pas. Je veux que soit renvoyé au Plessis-lès-Tours sur l’heure, et en sûreté, le jeune homme qui accompagne ce soir Mgr d’Estouteville.

Riario éclata d’un gros rire qui fit trembler son double menton et tressauter son ventre :

– Que de bruit pour un paysan ! Ma parole, la belle, vous couchiez avec ?

C’était plus que n’en pouvait endurer l’intéressé.

– Paysan toi-même ! gronda-t-il. Je suis officier de la Garde écossaise du très haut et très puissant prince, Louis, onzième du nom, par la grâce de Dieu roi de France et de Navarre. Et j’ai été envoyé ici par mon maître, las d’avoir vu partir deux ambassades sans jamais les voir revenir. Tuez-moi si vous voulez, comme vous avez tué les autres sans doute, mais je refuse que ma liberté soit payée d’un tel prix ! J’ajoute néanmoins que, si je ne reviens pas, le roi considérera qu’il s’agit d’un acte d’hostilité et ce n’est pas une ambassade qu’il enverra, mais bien une armée.

– Une armée ? s’indigna Sixte IV. Il oserait Nous déclarer la guerre ?

– Peut-être pas vraiment, mais je sais qu’il songe à faire valoir ses droits héréditaires sur le royaume de Naples détenu indûment par les Aragonais. Or, il se trouve que Rome est sur le chemin de Naples...