– Immédiatement.
– Qu’est-ce qui me le prouve ? Qui me dit qu’une fois en possession de ma parole vous n’allez pas faire égorger mon pauvre Gaucher ?
– Mais... ma parole, à moi !
– Pardonnez-moi, mais elle ne m’inspire guère confiance. Alors, voilà ce que je vous propose : il assistera au mariage et le cardinal d’Estouteville avec lui. Après quoi, il sera remis au cardinal qui le renverra lui-même... et en sûreté pour la France. Sinon, par le Dieu qui m’entend, je répondrai « non » tant qu’il me restera un souffle de vie et vous pourrez nous tuer tous les deux ! Et prenez garde à ne pas offenser le roi Louis plus longtemps !
– Il nous déclarerait la guerre peut-être ?
– Non, mais il faudra, dès lors, vous défier de tous ceux qui vous approcheront. Il sait mieux que vous se servir de l’or et il est aussi riche que puissant. Il peut acheter n’importe quelle conscience, n’importe quel ami, et payer dix, cent, mille assassins à gages. Il a abattu le duc de Bourgogne qui était autre prince que vous. Alors, veillez à tenir vos engagements ou prenez garde à vous !
Les yeux arrondis par la stupeur, Riario considérait cette femme qui se dressait devant lui, menaçante, terrible, déjà vengeresse. Il devina obscurément qu’elle était de la race des fauves royaux et qu’entre eux et lui, prince de carton pâte, il y aurait toujours un abîme infranchissable. Superstitieux, il crut voir briller dans ses yeux la sombre flamme des prophétesses antiques et sentit un frisson courir le long de son échine.
– Détache-le ! ordonna-t-il à l’Albanais qui, muet et apparemment aussi insensible qu’une statue, avait assisté à la scène.
Puis se tournant vers la jeune femme :
– Vous vous laisserez marier ?
– Aux conditions que j’ai posées, oui !
– C’est bien. On va ramener cet homme en prison où il restera jusqu’au mariage. Ce qui ne fera pas beaucoup de temps ! Venez, à présent.
– Vous n’allez pas faire ça ? s’écria Mortimer dont le bourreau frictionnait à présent les poignets et les chevilles avec la sollicitude d’un bon valet de chambre.
– Je n’ai pas le choix, dit Fiora doucement. Vous laisser tuer serait stupide car mon fils aura besoin de... tous ceux qui sont les miens. Et puis, nous nous reverrons peut-être... plus tard !
Sa capitulation valut à Fiora d’achever la nuit dans l’une des chambres destinées à l’entourage du pape et non dans l’un des cachots qui peuplaient les entrailles de la forteresse. L’installation était plutôt Spartiate, mais du moins eut-elle à sa disposition un vrai lit et des ustensiles de toilette avec de l’eau et du savon. Rompue de fatigue, elle se contenta de s’étendre sur la courtepointe sans même prendre la peine de se dévêtir.
Elle n’en dormit pas pour autant, les derniers événements de la nuit ayant chassé le sommeil dont son corps las avait cependant le plus grand besoin. Son épaule blessée lui faisait mal, mais elle n’avait rien pour changer son pansement, le léger bagage dont l’avait munie Anna était demeuré dans la litière de Catarina. Il ne lui restait que l’aumônière de dona Juana, toujours pendue à sa ceinture. En la fouillant pour prendre son mouchoir, ses doigts rencontrèrent le mince flacon habillé de plomb que la Juive y avait glissé. Elle le sortit et le considéra un moment. Anna le lui avait donné pour qu’il soit l’instrument de sa vengeance contre Hieronyma et qu’elle s’en serve pour l’éliminer à jamais. A présent, Fiora en venait à penser qu’il pourrait être sa propre délivrance, le dernier secours au bord du gouffre où elle allait tomber et se perdre à jamais. Pour sauver Mortimer, elle s’était livrée à ses pires ennemis, mais, d’autre part, l’Ecossais avait couru de grands risques pour la sauver. Pouvait-elle l’en remercier en le laissant mourir sous ses yeux, et de quelle abominable façon ? En outre, elle savait à présent qu’en France on ne l’oubliait pas. Le roi avait pris la peine d’envoyer déjà deux délégations, plus Mortimer. C’était encourageant, mais toute cette puissance dont il disposait était trop loin et ses messagers avaient dû connaître un sort tragique. Louis XI recevrait, quelque jour, une hypocrite missive lui annonçant un ou plusieurs accidents stupides. Quelque jour qui se situerait une fois qu’elle serait dûment mariée à Carlo Pazzi.
Une seule chose la retint de déboucher la fiole et d’en avaler le contenu sur-le-champ : ce n’était pas un poison rapide. Anna avait spécifié que son « ennemie mourrait dans la semaine sans que l’on pût savoir de quelle maladie ». Avec un soupir, Fiora remit l’objet à sa place. Il se trouverait bien, un jour ou l’autre, un couteau à portée de sa main ou, mieux encore, une haute muraille d’où se précipiter, une rivière où se noyer... Car, décidément, elle n’était pas faite pour le bonheur et, puisque la malédiction qui avait présidé à sa naissance continuait ses méfaits, il serait bien meilleur pour tout le monde et surtout pour son enfant que cette fatalité disparût avec elle.
Chose extraordinaire, une fois qu’elle eut arrêté cette funèbre décision, elle se sentit mieux, presque délivrée. Les battements désordonnés de son cœur s’apaisèrent, le manège infernal qui tournait dans sa tête s’arrêta et elle s’endormit enfin.
Le tintamarre des cloches sonnant à toute volée la réveilla. Elle vit que le soleil était déjà haut dans le ciel, et comprit que quelqu’un était assis près d’elle, lorsque son regard tomba sur des doigts noirs qui tenaient des boules d’ambre. Il remonta vers le visage qu’éclaira soudain un large sourire :
– Tu as bien dormi ? Domingo est heureux de te revoir. Il était en peine de toi.
– Pourquoi ? Parce que j’avais réussi à échapper à ton maître ?
– Non, mais même un fidèle serviteur peut éprouver de l’amitié pour l’être qui est confié à sa garde.
– Comment es-tu ici ?
– Sur ordre, bien sûr. Domingo doit te préparer à l’audience que le Saint-Père t’accordera vers la fin du jour.
– Je ne me souviens pas d’avoir demandé une audience. Mais dis-moi : que veut dire ce carillon ? J’en ai les oreilles cassées...
– Tu n’es pas la seule, mais, ce matin, la noble comtesse Riario a donné le jour à une fille que l’on appellera Bianca. Le Saint-Père est heureux et, par conséquent, Rome est en fête. Il n’y a pourtant pas de quoi, ajouta le Nubien en agitant gravement sa tête enturbannée. Une fille ! Tant de bruit pour une fille ! Mais revenons à toi ! Tu n’as pas bonne mine, tu sais ?
– Rien d’étonnant à cela ! Je suis blessée et encore faible. En outre, je n’ai rien pour me soigner.
– Laisse faire Domingo ! Et d’abord, ôtons cette loque noire qui te donne l’air d’un vilain insecte !
Elle se laissa déshabiller sans protester. Ils avaient connu tous deux, sur la caraque, une longue intimité, et Fiora s’était habituée à ne plus voir un homme dans ce bon serviteur qui d’ailleurs n’en était plus un. La mince blessure s’était un peu enflammée. Domingo la nettoya avec de l’eau-de-vie dont la brûlure amena des larmes aux yeux de la jeune femme, puis plaça un pansement propre. Cela fait, il la laissa à sa toilette annonçant qu’il allait lui chercher de quoi manger. Avant de sortir, il avait étendu sur un coffre du linge de fine toile brodée, des bas de soie, une robe de velours vert à broderies de soie, blanches comme la jupe de dessous et les mules assorties. Une grande cape du même velours et une longue résille dorée destinée à emprisonner la chevelure complétaient cette toilette que n’importe quelle femme eût revêtue avec plaisir, mais Fiora ne lui accorda qu’un regard distrait. Elle eût tellement préféré le costume de paysan qui devait l’abriter tout au long du chemin de Florence !
Cependant, elle se sentit moins abattue quand, lavée, habillée et coiffée, elle s’installa devant le repas copieux que Domingo lui apportait. Il en allait toujours ainsi dans les périodes difficiles de sa vie : elle avait plus d’appétit qu’en temps normal. Aussi, connaissant les dimensions de l’adversaire qu’elle allait devoir affronter ce soir-là, fit-elle honneur à ce qui lui était servi.
Contrairement à ce qu’elle supposait, ce ne fut pas vers la salle où elle avait été reçue la première fois que le cérémoniaire Patrizi dirigea Fiora, mais vers la bibliothèque. Sixte IV s’y tenait assis dans une sorte de chaise curule et, des besicles sur le nez, il lisait un gros livre écrit en grec, posé auprès de lui sur un grand lutrin, et suivait les lignes à l’aide d’un petit style d’or. Il ne s’interrompit pas lorsque Patrizi introduisit Fiora et la mena au long de la longue salle jusqu’à un coussin disposé aux pieds du pape et sur lequel il la fit agenouiller comme le voulait le cérémonial. Mais, tout à coup, Sixte IV se mit à lire tout haut :
– »Essayer de lutter contre les maux envoyés par les dieux, c’est faire preuve de courage mais aussi de folie ; jamais personne ne pourra empêcher ce qui doit fatalement arriver... »
Puis, tournant la tête vers la jeune femme, il demanda, aussi naturellement que s’ils avaient causé ensemble la veille ou quelques heures plus tôt :
– Que pensez-vous de ce texte, donna Fiora ? Il est d’une grande beauté, n’est-ce pas ?
– Si Votre Sainteté le dit, ce doit être vrai. Pour ma part, j’apprécie peu Euripide et moins encore son Hercule furieux. Je lui préfère de beaucoup Eschyle : « Ah ! triste sort des hommes : leur bonheur est pareil à un croquis léger ; vient le malheur, trois coups d’éponge humide, c’en est fait du dessin... » Voilà des années que le dessin de ma vie s’est brouillé et que je n’ai pu en tracer un autre.
La surprise du pape ne fut pas feinte. Otant ses lunettes, il considéra la jeune femme avec une sorte d’admiration :
– Avez-vous donc lu les grands auteurs hellènes ?
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