– Elle est morte ? murmura Fiora impressionnée.
– Oui... et les flammes du bûcher où le Saint Office et la cruauté du roi Ferrante de Naples l’on fait monter n’ont abouti qu’à lui ajouter une auréole flamboyante et terrible qui me hante encore.
Vaincue peut-être par un silence trop longtemps retenu, Anna la Juive retraça, pour cette inconnue accueillie par charité mais en qui elle devinait une sœur de souffrance, ce qu’avait été sa vie depuis ce moment terrible où, fillette de douze ans chargée des mêmes chaînes qui liaient son père, elle avait dû rester jusqu’à la fin en face de l’énorme fournaise où se consumait le corps de sa mère. Elle en avait gardé un souvenir d’horreur qui la faisait encore trembler durant ses heures de méditation, mais son âme en avait été trempée à jamais car elle en avait retiré une immense exaltation d’orgueil. La morsure du feu, en effet, n’avait pas arraché une plainte à Rebecca, murée dans son dédain et ses visions de l’au-delà. Et l’enfant, sous ses paupières closes que la chaleur faisait douloureuses, avait prié pour qu’il lui soit donné de savoir mourir avec le même courage si, un jour, elle venait à subir le même sort.
Le supplice terminé, Nathan et sa fille, épargnés par on ne sait quel miracle, avaient été traînés par les soldats de Ferrante jusqu’à une petite baie du sud de Naples où abordaient secrètement les navires marchands de Tunis. Comment l’enfant fragile, comment l’homme harassé n’avaient-ils pas succombé, c’était l’un de ces mystères de la volonté humaine et de la haine qui, lovée au cœur des plus faibles, peut les porter plus loin que les forts. Vendus comme esclaves, Nathan et sa fille auraient dû entamer un nouveau calvaire mais, curieusement, en les vendant aux Tunisiens, les soldats de Ferrante leur avaient sauvé la vie.
Près de l’antique Carthage vivait un riche Juif nommé Amos, parent de Rebecca et qui jouissait d’un certain crédit auprès du gouverneur mérinide de la région. A peine arrivé au port, Nathan s’était réclamé de lui. Amos était accouru. Il avait sans peine racheté le père et la fille et les avait emmenés dans la belle maison qu’il possédait près de la mer. Là, tous deux avaient retrouvé force et santé.
Néanmoins, Nathan refusa l’offre que formulait Amos de les garder auprès de lui. Il voulait retourner en Italie pour y préparer sa vengeance. Sa réputation y était grande et, à Rome, il comptait beaucoup d’amis dans la colonie juive. En outre, il savait n’avoir rien à craindre du pape tant qu’il ne se dresserait pas contre. Un matin, Anna et lui s’étaient embarqués à La Marsa, sûrs de trouver au bout du chemin asile, protection et même possibilité de refaire fortune.
Sept années s’étaient écoulées depuis ce retour. Anna les avait employées à l’étude et au développement de ses dons naturels. Auprès des vieilles du ghetto et de ceux qui savaient lire dans les astres, elle avait perfectionné les leçons de Rebecca et appris l’art redoutable des philtres et des poisons. Et puis, elle avait attendu les clients qui, de plus en plus nombreux, lui avaient fait une réputation, un nom que l’on se passait sous le manteau et qui, un soir, avait amené chez elle la nièce du pape
– Tu as déjà vendu des poisons ? demanda Fiora après une légère hésitation.
– Oui. Et sans remords. Chaque fois que j’ai remis à quelqu’un une liqueur ou une poudre mortelles, je me suis réjouie dans mon cœur parce que les prêtres sont nombreux dans cette ville des papes et que mon poison était peut-être destiné à l’un d’eux. Je les hais, je les hais tous, car ils font partie de ceux qui ont aidé Ferrante à enchaîner ma mère au bûcher.
– Et tu n’as pas peur qu’un jour...
– On en allume un pour moi au Campo dei Fiori ? Non. Si je peux parvenir à faire tuer Ferrante de Naples, j’y monterai avec joie.
– Je comprends ce que tu éprouves car j’ai, moi aussi, cherché la vengeance, mais Dieu a frappé avant moi...
– Et tu es satisfaite ?
– Oui et non. Oui, parce que la main du Seigneur a frappé plus fort que je n’aurais pu le faire. Non, parce que le désir de vengeance est encore en moi. Tant que vivra la meurtrière de mon père, je ne connaîtrai pas la paix. D’ailleurs, elle me menace encore.
– Elle est ici, à Rome, et tu veux aller à Florence ?
– Je ne peux l’atteindre sans me livrer. Il faut que je parte et tu le sais bien, mais je ne renoncerai pas.
– Je t’aiderai si tu le veux !
La nuit tombait. Anna alla tirer les rideaux, puis alluma des chandelles.
– J’attends quelqu’un cette nuit. Ne t’inquiète pas si tu entends du bruit et, surtout, ne bouge pas.
– Et Khatoun ?
– Si elle vient, je te l’enverrai.
Cependant la nuit passa sans ramener la jeune Tartare et l’anxiété tint compagnie à Fiora jusqu’au lever du jour. Dans les heures prochaines, Anna lui procurerait sans doute les moyens de fuir, mais la pensée de s’éloigner à nouveau sans avoir au moins revu Khatoun lui était insupportable. Quand elle était partie pour la France, avec Démétrios, Esteban et Léonarde, elle s’était résignée à la séparation d’avec sa petite compagne d’enfance parce qu’elle la croyait heureuse et engagée dans le destin qu’elle avait choisi. Mais la laisser dans cette situation de semi-esclavage, de servante privilégiée peut-être, mais servante tout de même, lui était intolérable. Bien sûr, Khatoun pourrait la rejoindre à Florence et le ferait sans doute si elle était libre, mais donna Catarina ne la laisserait certainement pas partir. D’abord parce que son époux avait dû la payer cher et ensuite parce que, semblable en cela à toutes les grandes dames italiennes, elle devait tenir beaucoup à ce petit personnage exotique. Les Tartares étaient rares et d’autant plus précieuses.
Pourtant, il allait falloir se résigner : Anna, en lui apportant son déjeuner, lui avait fait mille recommandations sur les soins que sa blessure réclamait encore. Dans un sac, elle avait placé de la charpie, des bandes, une fiole d’eau-de-vie pour nettoyer et deux pots d’onguent. Puis elle avait soigneusement examiné sa patiente et surtout la plaie, en bonne voie de cicatrisation, sur laquelle un épais pansement avait été posé.
– C’est donc cette nuit que je pars ? demanda Fiora.
– Oui. Une heure avant le lever du jour, je te conduirai jusqu’à la porte del Popolo où tu attendras le moment de la franchir. Je t’ai trouvé un mulet et un costume de paysan. Avec un peu de chance tu atteindras Florence sans trop de peine. Mon père rentre demain et je serai là pour le recevoir.
Mais un sort capricieux avait décidé que Fiora ne retrouverait pas, cette nuit-là, le chemin déjà interrompu et ne verrait pas l’aube se lever sur la porte del Popolo. Les cloches des innombrables églises et couvents venaient de sonner pour le dernier office et les valets avaient allumé depuis un moment les pots à feu dans leurs cages de fer à l’entrée des palais quand une litière fermée, escortée de quatre cavaliers, pénétra dans la rue et franchit la voûte ouvrant sur la cour.
Etonnée car elle n’attendait personne, Anna ouvrit une étroite fenêtre donnant sur l’arrière de la maison et se pencha. Puis, saisissant un flambeau, elle se précipita dans l’escalier :
– C’est Khatoun ! s’écria-t-elle. Et la comtesse Riario est avec elle. Ne bouge pas ! Il faut que je sache ce qu’elle veut !
Fiora n’eut pas le temps de se poser des questions. Dans un flot de taffetas mordoré, de fourrures fauves et de dentelles neigeuses, donna Catarina, débitant un torrent de paroles, envahissait déjà l’escalier et faisait irruption dans la pièce où se tenait Fiora. Sa grossesse presque à terme la faisait aussi large que haute, mais son visage demeurait frais comme une rose et elle n’avait rien perdu de sa combativité :
– Je viens vous chercher ! clama-t-elle un peu essoufflée tout de même avant de s’affaler au milieu des coussins de l’un des divans bas, ce qui lui mit le ventre à la hauteur du menton. Et grâce à Dieu, j’arrive à temps !
– A temps pour quoi, Madonna ?
– Mais pour vous empêcher de faire cette folie de partir à l’aurore, seule et certainement encore mal remise, d’après ce que me dit Anna.
– Je n’ai pas le choix. Le rabbin Nathan revient demain et ma présence lui serait désagréable. Je ne peux pas le lui reprocher. Il tient à garder la protection du ... Saint-Père !
La jeune comtesse sourit, ce qui fit rayonner son visage et plisser ses taches de rousseur :
– On dirait que le mot a du mal à passer ? Ne lui en veuillez pas trop ! Il serait assez bon homme, au fond, si son entourage familial ne le poussait pas à des excès regrettables. Mais nous allons avoir tout le temps de parler. Préparez-vous, je vous emmène !
– Pardonnez-moi, donna Catarina, mais... où donc ?
– Chez moi, voyons ! Ne prenez pas cet air effarouché ! Mon époux est parti vers le milieu du jour pour un domaine que son oncle vient de lui offrir à Segni. Cela nous donne quelques jours pour d’abord vous reposer un peu plus. Ensuite, c’est moi qui vous donnerai les moyens de gagner Florence. Ne cherchez pas, Khatoun m’a renseignée. Comme je sais qu’elle a été élevée au palais Beltrami, car elle ne m’a rien caché de sa vie passée, je n’ai pas eu de peine à deviner qui pouvait être cette amie malade qu’elle tenait à visiter chaque jour.
– Et vous voulez m’aider à rejoindre Florence, vous, la comtesse Riario ?
– Non. Moi, Catarina Sforza ! Mes parents et les Médicis entretenaient d’excellentes relations et vous vous souvenez peut-être de cette visite que nous avions faite à Florence, en grand apparat, voici quelques années ?
– Je ne l’ai jamais oubliée ! Votre Grâce était encore une enfant... Le cortège du duc de Milan était magnifique.
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