– L’Infessura ne s’est montré ni hier ni aujourd’hui, dit-elle, alors qu’il avait promis de venir tous les jours...
– N’est-ce pas plutôt la nuit qu’il faut l’attendre ? dit Fiora. Nous ne l’avons pas vu la nuit dernière, sans doute. Il a pu être empêché. Il viendra ce soir...
Pourtant la nuit passa sans que le scribe républicain vînt frapper à la porte. On ne le vit pas davantage le jour suivant, et le quatrième matin se leva sans qu’il reparût.
– Il faut savoir ce qui se passe, déclara Anna. Je vais fermer cette maison soigneusement et me rendre chez lui. Tu n’ouvriras à personne, même à Khatoun ! ajouta-t-elle pour Fiora.
Dépouillant rapidement sa tiare dorée et ses robes traditionnelles, Anna prit des habits de servante, chaussa des socques, accrocha un panier à son bras comme si elle allait au marché et quitta sa maison par la cour de derrière que la voûte ronde faisait communiquer avec la rue.
Restée seule, Fiora qui, depuis la veille, se sentait assez bien pour se lever, erra dans la maison. Elle avait soif et descendit à la cuisine qui ouvrait de plain-pied sur la pièce d’entrée pour y chercher de l’eau, puis elle s’aventura dans le caveau qui servait de laboratoire à son hôtesse, feuilleta quelques livres, mais la plupart étaient écrits en caractères hébraïques et elle n’y comprit rien. Seul un traité d’Hippocrate, en grec, aurait pu retenir son attention, mais elle ne se sentait aucune affinité avec la médecine et regagna sa chambre, ne sachant trop à quoi s’occuper.
Machinalement, elle s’approcha de la fenêtre devant laquelle, le matin même, Anna avait étendu quelques pièces de linge. Il était tout de même possible d’observer ce qui se passait dans la rue. Par prudence, Fiora demeura à l’abri des rideaux à moitié tirés. Le spectacle n’avait rien de bien intéressant : quelques passants pauvrement vêtus portant presque tous la rouelle jaune, des enfants qui jouaient à la toupie sur une ancienne dalle romaine et, comme toile de fond, la façade rébarbative du palais Cenci qui semblait refermé sur lui-même et dont la masse dominait dédaigneusement le quartier.
Soudain, l’attention de Fiora se fixa : un homme venait de sortir de ce palais muet, tenant un cheval par la bride. Il s’arrêta au seuil, tournant la tête de tous côtés comme s’il cherchait d’où venait le vent puis, sans même prendre la peine de se hisser en selle, il se mit en marche lentement, lentement, observant les façades des premières maisons du ghetto. Cet homme, c’était Giovanni-Battista de Montesecco. C’était l’homme qui l’avait enlevée de France et amenée captive à Rome.
Le cœur de la jeune femme manqua un battement. Que cherchait-il dans ce quartier misérable ? Il avait fait visite, sans doute, à quelque habitant du palais Cenci, mais l’endroit n’était pas un lieu de promenade agréable et il aurait dû enfourcher son cheval et s’éloigner rapidement. Pourtant, il traînait, il s’arrêtait pour regarder quelque chose, revenait en arrière, repartait. Derrière ses rideaux, Fiora murmura une prière pour qu’Anna ne revînt pas à cet instant. Même sous son déguisement, elle attirerait sûrement, ne fût-ce que par sa beauté, l’attention de cet homme qui, sous le vocable de condottiere, cachait en réalité un chef de spadassins.
Heureusement, quand Anna reparut, son panier plein, Montesecco avait disparu depuis quelques minutes dans la direction opposée à celle par laquelle revenait la Juive. Fiora descendit à sa rencontre, ce qui la surprit :
– Tu t’es levée ? N’est-ce pas un peu tôt ?
– Pourquoi pas ? Je n’ai pas de fièvre et mes jambes me semblent tout à fait solides. Enfin, je n’aime pas rester couchée quand je peux l’éviter. As-tu des nouvelles ?
– Oui, et elles ne sont pas bonnes. L’Infessura a été arrêté avant-hier.
Fiora se sentit pâlir :
– Mon Dieu ! Et... sait-on pourquoi ?
– Pas vraiment, mais l’avis général est que le pape l’a fait saisir par le Soldan à cause de ses écrits qui courent les rues de la ville. C’est ce qu’il appelle donner les nouvelles de la nuit. On les trouve souvent au marché du Campo dei Fiori ou encore près d’une vieille statue, reste d’un groupe antique, que les gens du quartier appellent Pasquino. Stefano aime à y déposer ses pamphlets. Il paraît que le dernier parlait du seigneur Santa Croce qui aurait tenté de violer une femme dans les ruines du mausolée d’Auguste...
– Doux Jésus ! Mais c’est moi cette femme-là ! Quelle folie d’aller crier cette histoire aux quatre vents ! Stefano m’a délivrée et c’est là que j’ai reçu ce coup de stylet.
– Une folie sans doute... à moins qu’il n’ait pensé qu’on n’oserait pas s’attaquer à lui ? Le peuple l’aime et ce qu’il cherche, au fond, c’est à soulever ce même peuple pour que Rome puisse redevenir une république à la manière des temps anciens. Il ne se gêne pas pour clamer qu’on ne fait rien de bon dans la ville, que le nombre des vols, des homicides et des sacrilèges ne cesse de grandir. Il espère dans la puissance d’une foule indignée et rendue furieuse.
– Je ne sais pas s’il a raison. En tout cas, il n’est plus un « homme libre » et j’y suis pour quelque chose. En outre, il faut que je te dise ce que j’ai vu, il y a un moment.
Anna écouta sans mot dire le court récit de Fiora et ne s’en montra pas autrement émue :
– Il peut s’agir seulement d’une coïncidence, dit-elle enfin. Les frères Montesecco, Gian-Battista, que tu connais, et Léone, le capitaine de la garde pontificale, entretiennent d’excellentes relations avec les familles les plus turbulentes de la ville dès l’instant où elles ne sont pas alliées aux Colonna. Les Cenci sont de ceux-là, mais, quoi qu’il en soit, la présence de cet homme aux abords de notre maison et, surtout, cet intérêt qu’il semblait porter au voisinage ne sont pas très rassurants.
– Il faut que je m’en aille, dit Fiora. Quand rentre ton père ?
– Dans deux jours selon toute vraisemblance, puisque je n’ai pas reçu de nouvelles. Mais comment te faire partir ? Et ne me réponds pas : à pied. Tu n’es pas encore assez solide.
– J’ai un ducat et aussi une chaîne d’or avec une médaille que j’ai volés à celle qui me gardait chez Borgia. J’ai seulement besoin d’une monture, d’un costume de garçon et d’un peu d’argent monnayé pour me rendre à Florence. Là, je serai sauvée... du moins je l’espère.
– Cela doit être faisable. Mais, d’abord, viens avec moi. Nous allons peut-être savoir.
Prenant Fiora par la main, elle la conduisit jusqu’au caveau que la jeune femme avait visité un moment plus tôt. Là, elle la fit asseoir sur un banc puis alluma dans la cheminée une brassée de pommes de pin qui s’enflammèrent en crépitant. En attendant qu’elles se réduisent en braise, Anna coupa une mèche des cheveux de sa pensionnaire, les disposa sur une petite pelle de fer qu’elle posa sur le feu. Les cheveux se racornirent pour ne plus laisser qu’un peu de cendres légères. Ensuite la Juive alla chercher un bassin rempli d’une eau qui semblait très pure et qu’elle posa sur le banc entre Fiora et elle avant d’y jeter les cendres. Puis elle se pencha sur le bassin dans lequel se reflétaient les trois flammes du chandelier allumé sur la table. Comprenant qu’Anna cherchait une réponse aux questions qu’elles se posaient toutes deux, Fiora retint son souffle, regardant avec curiosité les prunelles de la jeune femme se dilater, devenir si larges qu’elle n’en pouvait plus détacher son propre regard. Elle épiait les expressions de ces yeux noirs et crut y lire de l’effroi...
Soudain, Anna se détourna du bassin, secouant la tête avec agacement :
Je ne vois rien ! dit-elle.
– As-tu donc le pouvoir de lire l’avenir ?
– Oui, mais en ce qui te concerne, je ne peux rien voir. Elle semblait gênée, se détournait, se levait et marchait par la pièce avec une agitation qui effraya Fiora :
– Tu es bien certaine de n’avoir rien vu ? demanda-t-elle doucement. Ou bien préfères-tu ne rien me dire ? J’ai cru lire de la peur dans ton regard. Je t’en prie, quel que soit mon destin, je préfère en être avertie ! Je suis passée par tant d’épreuves que je ne suis plus effrayée par grand-chose.
Après quelques instants de silence, Anna mit fin à ses allées et venues et revint s’asseoir auprès de Fiora :
– C’est peut-être parce que tu es trop proche de moi en ce moment que je ne vois rien de net, sinon un lieu obscur comme une prison, une foule en colère... du sang !
– Le mien ? dit Fiora en pâlissant malgré elle.
– Je ne crois pas. Ne me demande pas pourquoi, mais c’est comme une voix secrète... je n’ai entrevu... que de nouvelles épreuves à travers lesquelles tu dois passer.
Elle prit la main de Fiora et la serra entre les siennes en fermant les yeux à demi :
– Non... Ce sang n’est pas le tien, mais tu en souffriras tout de même... Il y a une route au-delà... Je ne sais où elle mène.
Lâchant la main de la jeune femme, Anna lui offrit un sourire las et alla reprendre le flambeau pour indiquer qu’elle désirait remonter dans son appartement :
– Tu vas me prendre pour une folle, soupira-t-elle, et je suis, en tout cas, bien loin de ma réputation. De toute façon, même s’il m’arrive d’avoir de claires visions, je sais que je n’atteindrai jamais à la clairvoyance qui fut celle de ma mère... et qui l’a conduite à sa perte.
– Te prendre pour une folle, sûrement pas ! J’avais un ami, à Florence, un médecin venu de Byzance et devant qui, parfois, se levait le voile de l’avenir. Il ne savait pas, lui, d’où cela lui venait. Ta mère était ainsi ?
– Elle était plus que cela : l’une de ces grandes prophétesses comme le peuple d’Israël en a connues et en connaîtra peut-être encore. Les tribus juives de Naples savaient toutes que Rebecca, l’épouse de Nathan, le riche rabbin, était inspirée de l’Esprit et, dès mon plus jeune âge, j’ai éprouvé pour elle cette admiration et cette crainte respectueuse que l’on voue aux êtres qui ne sont pas tout à fait de cette terre. J’osais à peine l’appeler « ma mère », cette grande femme brune, très belle, dont les yeux avaient toujours l’air de voir au travers de moi, au visage si grave qu’il ignorait le sourire. Elle a marqué mon enfance d’une empreinte redoutable où entrait quelque chose qui ressemblait à une terreur sacrée.
"Fiora et le Pape" отзывы
Отзывы читателей о книге "Fiora et le Pape". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Fiora et le Pape" друзьям в соцсетях.