– Crois-tu ? Pour moi, entrer en amitié c’est comme entrer en religion. Cela crée des obligations et un lien véritable. L’amitié, vois-tu, c’est l’amour sans ailes. C’est moins exaltant peut-être, mais tellement plus solide.
Un moment plus tard, couchée dans ce lit étranger moelleux comme un cocon, Fiora attendait le sommeil que lui avait promis Anna en lui faisant avaler un gobelet de lait additionné de quelques gouttes d’une liqueur inconnue. Et pourtant, il tardait à venir. Peut-être parce que la jeune femme ne parvenait pas à surmonter sa déception. Bien sûr, elle venait d’échapper à de graves dangers, bien sûr elle était à l’abri, toutefois elle n’avait fait que passer d’une chambre fastueuse à une autre, luxueuse sans doute, mais qui ne semblait pas devoir donner davantage sur le grand air et sur la liberté. Elle aurait cent fois préféré achever cette nuit au creux de quelque mur croulant, dans quelque maison en ruine, car le jour levant aurait vu s’ouvrir pour elle les portes de cette Rome qu’elle haïssait de tout son cœur. La route de Florence, un instant entrevue, s’était évanouie comme un mirage.
La drogue commençait à agir. Le corps douloureux de l’éternelle fugitive se détendit en même temps que s’apaisait son cœur. En dépit de son sort précaire, ne faisait-elle pas preuve d’ingratitude envers la chance qui avait mis sur sa route Stefano Infessura et ses chiens et, surtout, qui lui avait permis, ce soir, de retrouver Khatoun ? C’était l’enfance, l’adolescence heureuse qui venaient de reparaître devant Fiora sous l’apparence de la petite Tartare, que Léonarde comparait si volontiers à un chaton à cause de son minois triangulaire, de son goût du lait et des pâtisseries, et de cette façon qu’elle avait de se rouler en boule au creux des coussins de soie qui composaient son lit. C’était aussi le dévouement et l’horrible souvenir de la maison de la Virago, le bordeau des rives de l’Arno d’où Khatoun, livrée comme Fiora elle-même à la prostitution, avait disparu, une nuit, pour suivre un homme tombé amoureux d’elle. Fiora croyait bien se souvenir que c’était un médecin de Rome mais, en ce cas, comment Khatoun était-elle venue au service de la comtesse Riario ? C’est sur cette dernière question que la blessée enfin, sombra dans un sommeil qui allait durer plus de douze heures.
L’histoire de Khatoun était simple et triste. Elle le raconta à Fiora le lendemain. L’homme qu’elle avait rencontré chez la Virago, Sebastiano Dolci, était un riche médecin de Rome qui, sous prétexte de voyager pour s’instruire, aimait à venir oublier dans la maison de Pippa l’austérité voulue par les convenances d’une existence bourgeoise et conformiste sur laquelle veillait, depuis le veuvage de Sebastiano, une tante déjà âgée. Cette dignité quelque peu sévère lui avait valu la considération de ses voisins et un cabinet des mieux achalandés. Mais, de temps en temps, Sebastiano qui n’avait que quarante ans éprouvait le besoin de s’évader et c’est ainsi que, venu un jour à Florence pour y rencontrer un maître de l’Université, il avait découvert un lieu de plaisir auquel il avait fini par vouer une certaine fidélité. Pippa savait le genre de fille qu’il préférait et il était rarement déçu mais, le soir où elle lui amena Khatoun, il éprouva un si violent émoi qu’il refusa, le matin venu, de s’en séparer et la racheta à la maquerelle.
De son côté, Khatoun s’était sentie séduite par ce bel homme doux et tendre qui, apprenant qu’elle était vierge, l’avait traitée comme il aurait traité sa fiancée au soir des noces. Ils avaient fait l’amour joyeusement et c’est non moins joyeusement que la petite Tartare suivit ce nouveau maître qui ne demandait qu’à être son esclave. Elle l’avait accompagné à Rome d’un cœur d’autant plus léger que les glapissements de la Virago, au petit matin, lui avaient annoncé que Fiora, délivrée par Démétrios, avait pu échapper à ses ennemis.
Sebastiano était si follement épris qu’il voulut épouser Khatoun sur la route du retour, dans une petite chapelle près du lac Trasimène, et c’est presque en triomphe qu’il l’a ramena chez lui dans sa maison de la via Latina. Un triomphe qui n’avait pas été du goût de tout le monde. L’amoureux médecin eut beau dire que sa jeune épouse était une princesse exilée qu’un navire vénitien avait embarquée à La Tana et ramenée sur les rives de l’Adriatique, la tante ne vit qu’une chose : son neveu s’était entiché d’une fille de couleur qui ne pouvait inspirer aucune confiance à la pointilleuse chrétienne qu’elle était. Que Khatoun eût juré qu’elle était baptisée et croyante n’avait rien changé à la chose : la tante s’était refusée à lui laisser dans la maison la place qui eût dû être la sienne, ne l’autorisant à régner, bien à contrecœur mais par la force des choses, que sur la seule chambre conjugale.
Ne pas avoir à régenter une maison n’avait guère peiné la jeune signora Dolci. Elle ignorait à peu près tout du métier de femme d’intérieur car, au palais Beltrami, où elle était née en réalité, elle avait un rôle purement décoratif en général, et en particulier celui de tenir compagnie à Fiora. Elle était heureuse de se consacrer uniquement à son cher Sebastiano et si, parfois, les journées de solitude lui semblaient longues et un peu amères, les nuits les compensaient largement par l’ardeur que les jeunes époux mettaient à s’aimer.
Et puis, au cours d’une de ces nuits, Sebastiano dut sortir. Un domestique du cardinal Cipriani, qui avait toujours protégé sa famille, était venu le chercher d’urgence et Khatoun avait attendu vainement son retour dans le lit aux draps froissés dont l’oreiller gardait encore la forme de sa tête. On retrouva son cadavre dans le Tibre, au jour levant et, le soir même, la pauvre Khatoun dont la tante n’avait jamais admis la réalité du mariage était conduite de force chez un trafiquant d’esclaves du Transtevere. L’homme l’avait gardée enfermée le temps qu’il fallait pour laisser se calmer, s’il y en avait, les remous causés par la mort du médecin et les éventuelles curiosités de la police ; très éventuelles, d’ailleurs, car ce genre de découverte était trop fréquent pour que les hommes du Soldan cherchent à savoir la vérité. Puis le marchand proposa cette pièce rare – la légende de la princesse exilée tenait bon – au comte Girolamo Riario qui l’offrit à sa jeune femme, non sans l’avoir fait passer par son lit.
Cette ultime nuit avait clos la liste des malheurs de Khatoun. La toute jeune comtesse Catarina était fière et un peu hautaine, mais bonne et généreuse. Sa nouvelle esclave lui plut au point d’en faire sa suivante favorite, et même sa confidente. Auprès d’elle, Khatoun retrouva presque le rôle qui avait été le sien chez Fiora durant tant d’années.
– Mais ce n’est tout de même pas toi, soupira-t-elle en conclusion de son récit. Il y a en elle une violence qu’elle n’ose pas montrer car elle est loin d’être heureuse avec le comte qui est une brute, un homme du commun dont l’oncle est devenu pape et qui, de ce fait, écrase tout le monde autour de lui. Il n’aime vraiment que l’or.
– Sa femme est belle pourtant ! Ne l’aime-t-il pas ?
– Il est fier parce qu’elle est princesse, mais il ne peut être question d’amour. Songe que, lorsqu’il l’a épousée, elle n’avait que onze ans et pourtant il a exigé que la nuit de noces ait lieu sur-le-champ. Je crois qu’elle ne le lui pardonnera jamais.
– Elle est enceinte néanmoins, si je me souviens bien ?
– Oui. Elle va accoucher d’un jour à l’autre. Même si elle déteste son époux, elle est obligée de le subir. Oh, elle a de grandes compensations : elle est la reine de Rome. Tout ce qui compte dans la ville est à ses pieds. Et puis, elle a les livres, le savoir. Au palais, il y a une pièce où elle aime se retirer pour composer des philtres, des potions, des onguents pour la beauté.
– Elle fait de l’alchimie ?
– Je ne sais pas si cette pratique s’appelle ainsi, mais la comtesse vient ici très souvent. C’est elle qui protège Anna la Juive – c’est comme ça qu’on l’appelle –, parce qu’elle apprend beaucoup de choses chez elle. Et puis, Anna lui compose des laits, des crèmes, des emplâtres qui embellissent ou qui aident à conserver la beauté. Donna Catarina écrit tout cela dans un livre qu’elle garde jalousement[xvii].
– Décidément, c’est une femme surprenante, fit Fiora, mais ne s’étonne-t-elle pas de tes absences ? Voilà deux jours que tu viens ici. Elle te l’a permis ?
– Je t’ai dit qu’elle est bonne. Je lui ai presque avoué la vérité : que j’avais retrouvé ma seule amie d’autrefois, qu’elle était malade, et qu’elle avait besoin de moi.
– C’est vrai, Khatoun. J’ai besoin de toi. Malheureusement, nous allons nous quitter bientôt. Dès que j’aurai recouvré mes forces, je demanderai à Stefano Infessura de m’aider à sortir de Rome. Je veux aller à Florence d’abord, pour être à l’abri des griffes du pape et de Hieronyma, et ensuite rentrer en France !
– Je partirai avec toi. Je ne veux plus te quitter... et puis j’ai envie de revoir donna Léonarda et de connaître le bébé Philippe.
– Tu crois que donna Catarina te le permettra ?
– Qu’elle le permette ou non est sans importance. De par la loi des esclaves, je t’appartiens toujours car tu ne m’as jamais vendue, ni chassée... ni affranchie.
– Si. Tu es affranchie depuis longtemps, Khatoun. Depuis le jour où, pour tenter de me délivrer, tu t’es jetée dans les pattes de la Virago. Tu le sais bien.
– Oui, mais je n’ai pas envie que cela se sache. L’entrée d’Anna interrompit la conversation. La belle Juive venait renouveler, comme elle le faisait deux fois le jour, le pansement de sa malade qui lui donnait d’ailleurs toute satisfaction. Fiora avait échappé, grâce à ses soins, à la fièvre qui eût retardé une guérison avançant à grands pas. Anna avait donc toutes les raisons de se réjouir, pourtant, ce soir-là, elle était soucieuse.
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