– Que fais-tu là ? fit Anna d’un ton mécontent. Je t’avais dit d’attendre. Tu es trop curieuse !
Mais la nouvelle venue ne l’entendait pas. Les bras tendus, elle se précipitait vers les arrivants avec un cri de joie.
– Maîtresse ! Ma chère maîtresse !
Fiora, qui tenait debout par miracle et par la seule force de son compagnon, leva les yeux et se crut victime d’un mirage. Il fallait que c’en fût un, sinon, comment imaginer que Khatoun était en train de la prendre dans ses bras ? Ses jambes fléchirent...
– Elle s’évanouit encore, constata Stefano. Il faut t’occuper d’elle tout de suite, Anna !
CHAPITRE IX
TROIS FEMMES
C’était bien Khatoun. Fiora s’en convainquit lorsque, au bout de quelques instants, elle émergea de son malaise, dû à la fatigue et au sang perdu. L’Infessura avait dû lui administrer une nouvelle dose de son cordial miraculeux, plus peut-être quelques gifles, car elle se sentait les joues chaudes et le goût poivré et parfumé de tout à l’heure était revenu dans sa bouche. Son esprit retrouva toute sa clarté sous l’influence de la joie en voyant, penché sur elle et noyé de larmes, le visage triangulaire aux yeux de chat de la jeune Tartare. Elle lui entoura aussitôt le cou de son bras pour plaquer sur ses joues deux baisers dont la sonorité traduisait sa joie.
– Mais que fais-tu là ? Je croyais bien ne plus te revoir...
– Moi non plus, maîtresse. C’est un grand bonheur pour Khatoun, même si elle te retrouve dans un triste état.
– Je ne suis plus ta maîtresse depuis longtemps.
– Tu le seras toujours pour moi, même si je dois obéir à quelqu’un d’autre. Comment oublier les jours heureux d’autrefois ?
– Vous vous embrasserez plus tard, fit une voix sévère. Je voudrais pouvoir poursuivre cet examen.
Fiora vit alors qu’on l’avait couchée sur une table, la tête soulevée par un coussin, et qu’Anna repoussait douce-.ment Khatoun. Elle avait ôté le tampon de linge appliqué
par Stefano et le tenait encore dans une main. Il était rouge de sang, preuve que la blessure avait beaucoup saigné. Anna le jeta, se détourna pour prendre quelque chose derrière elle, puis retroussa haut sur des bras minces et dorés les grandes manches de sa robe. Dans une main, elle tenait une sorte d’aiguille d’or au bout arrondi qu’elle éleva en l’air.
– Tenez-lui les bras, ordonna-t-elle. Je dois sonder la plaie et il ne faut pas qu’elle bouge.
– Je ne bougerai pas, affirma la blessée, ce qui amena un bref sourire sur les lèvres charnues de la Juive.
– C’est une promesse que l’on tient rarement. Je préfère que l’on t’immobilise. Cela te fera un peu mal, mais si tu remues, cela pourrait t’en faire beaucoup.
Les mains de Khatoun et de Stefano s’abattirent en même temps sur les bras de Fiora qui vit se pencher sur elle, attentif, l’étroit visage brun de son étrange médecin. En dépit d’une bouche un peu forte, Anna était belle grâce aux plus beaux yeux noirs que Fiora eût jamais vus. La courbure aquiline de son nez avait de la fierté, comme d’ailleurs tous les traits de son visage, et elle dégageait une odeur de marjolaine inattendue dans cette cave. Car la pièce dans laquelle on avait porté Fiora avait bien l’air d’en être une. Une voûte de pierres noircies qui devaient dater des Césars s’arrondissait au-dessus de la table mais, en tournant un peu la tête, Fiora put voir qu’elle disparaissait derrière une série de planches épaisses sur lesquelles s’entassaient des pots, des fioles, des boîtes, des paquets d’herbes et d’étranges vases de verre ou encore de gros livres aux reliures fatiguées : un ensemble qui lui rappela le cabinet de Démétrios à Fiesole et lui fit oublier qu’en effet l’exploration de sa blessure n’avait rien d’agréable.
– Je n’aime pas les lésions causées par un stylet, fit Anna en se redressant. Elles plongent souvent plus avant que celles faites avec une lame plus large. Celle-ci est moins profonde que je ne craignais, mais on dirait qu’elle a ouvert une cicatrice ? Tu as déjà été blessée à l’épaule ? demanda-t-elle à Fiora.
– Oui. J’ai reçu un coup d’épée il y a un peu plus de deux ans.
– Du travail bien fait. Qui t’a soignée alors ?
– Je ne pense pas que tu le connaisses, bien que ce soit un Italien. Il s’appelait Matteo de Clerici et il était le médecin du dernier duc de Bourgogne...
Le rire de l’Infessura lui coupa la parole. Un grand rire sonore et joyeux qui n’allait pas tellement à son personnage d’oiseau de nuit.
– On ne dirait jamais, à te voir, que tu es un vieux guerrier, donna Fiora ! Ainsi, tu as connu le Téméraire, ce prince fabuleux ?
– J’ai vécu auprès de lui jusqu’à sa mort, mais, dit Fiora avec un pâle sourire, n’es-tu plus républicain pour t’intéresser ainsi à un prince ?
– Le prince est mort et cela change tout. Son histoire me passionne comme tout ce qui est Histoire en général. Il faudra que tu m’en parles, donna Fiora ! Puis, se tournant vers Anna : Peux-tu la garder quelques jours le temps qu’elle aille mieux ? Ensuite je l’emmènerai chez moi. Je ne te cache pas que les sbires du pape la cherchent et sans doute à présent ceux de Borgia.
Anna, qui nettoyait la plaie avec du vin aux herbes avant de l’enduire d’un baume à l’odeur piquante, ne se détourna pas de son ouvrage :
– Je peux la garder quatre ou cinq jours et je pense que ce sera suffisant si la fièvre ne la prend pas. Mon père s’est rendu à Pérouse au chevet d’un vieil ami. C’est une chance !
– Le rabbin Nathan ne sait-il plus ouvrir sa porte à l’infortune ? demanda Stefano avec une sévérité où entrait de la déception.
– Pas à toutes. Les bonnes dispositions du pape envers la communauté juive de Rome lui sont précieuses.
– Au pape aussi. Il tire de vous pas mal d’or !
– Sans doute, mais il nous laisse vivre en paix et même il nous protège contre nos voisins. Qu’il nous retire son appui et les Cenci, ces fauves hargneux qui sont assis à notre porte et qui nous guettent, auraient tôt fait de nous mettre à mal et de brûler nos maisons. Cela compte.
– Que d’histoires ! s’écria Khatoun qui jusque-là avait gardé le silence, se contentant de tenir dans les siennes la main de Fiora qu’elle portait à sa joue de temps en temps, comme elle le faisait autrefois quand elles vivaient ensemble au palais Beltrami. Pourquoi ne viendrait-elle pas chez nous ? Je suis sûre que la contessa Catarina, ma nouvelle maîtresse, serait heureuse de l’accueillir. Elle est la seule, à Rome, qui se soit inquiétée d’elle et qui a toujours tout fait pour l’aider. Le palais est grand et...
– Mais c’est le palais Riario, coupa l’Infessura. Autant la jeter dans la gueule d’un tigre...
– Et puis, reprit Anna, donna Catarina va accoucher sous peu. Tu le sais bien, Khatoun, puisque tu es venue seule, ce soir. A ce propos, il est temps que je te donne ce que tu es venue chercher et que tu rentres chez elle.
– Oh non ! protesta Khatoun. Pas tout de suite ! Je viens juste de retrouver ma chère maîtresse qui a été pour moi comme une sœur et tu veux me chasser ? J’ai tant de choses à lui dire, tant de questions à lui poser...
– Plus tard, les questions ! Elle n’a que trop parlé ! Nous allons la monter dans un lit et toi tu repartiras. Ton escorte doit trouver le temps long. Tu pourras revenir demain et chaque fois que tu le voudras, ajouta-t-elle en voyant s’emplir de larmes les yeux de la petite esclave tartare. Aide-nous à la porter là-haut !
Allumant une chandelle à la grosse lampe à huile qui éclairait la pièce, elle se dirigea vers les marches pour en soulever le rideau tandis que Stefano et Khatoun aidaient Fiora, dûment pansée, à descendre de la table où elle était couchée. Par un étroit escalier de pierres branlantes où une corde tenait lieu de rampe, on gagna l’étage. Sur un palier tapissé de bois se trouvait une porte qu’Anna dédaigna. Elle lui tourna même le dos et appuya sur une grossière moulure. Un panneau s’ouvrit qu’elle franchit pour aller allumer trois grandes bougies de cire fine placées dans un candélabre d’argent. Le décor s’éclaira, pour l’étonnement de ceux qui suivaient la jeune femme. Séparées par d’épaisses tentures de velours noir présentement relevées dans de lourds crochets d’argent, il y avait là trois pièces à la suite l’une de l’autre, trois pièces décorées avec un luxe tout oriental qui révélait la richesse réelle du rabbin et de sa fille. Peu de meubles. Seulement des lits bas et larges, quelques coffres peints, des tables basses incrustées d’ivoire, une profusion de coussins chatoyants et des tapis, surtout des tapis. Ceux d’Arménie ou du Caucase, aux longs poils aussi épais que l’herbe des champs, couvraient les dalles de pierre ; ceux, à trame lâche, qui étaient souples et soyeux, décoraient les murs. Posé à même le sol, un grand vase à parfum en bronze laissait monter une vapeur odorante qui luttait victorieusement contre les effluves malodorantes de la rue et, devant les fenêtres closes qui extérieurement portaient des cordes à linge, des rideaux de cendal jaune soleil doublé, côté rue, d’une toile d’un gris pisseux étaient tirés.
Fiora déposée sur un divan dans la chambre la plus reculée, la Juive alla prendre dans un coffre une tunique de soie jaune puis, se tournant vers l’Infessura :
– Laisse-nous, à présent, homme libre ! Tu reviendras, toi aussi, quand tu voudras. Khatoun partira après toi !
– C’est la seconde fois que tu me sauves, dit Fiora en tendant sa main valide à Stefano. Comment pourrais-je te remercier ?
– Je ne suis pas Borgia pour demander un paiement. Il me suffit de savoir que nous sommes amis.
– C’est peu de chose !
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