Santa Croce hésita, mais la pointe de l’épée fit perler une goutte de sang sur son cou :

– Tu me tuerais pour une bourgeoise ?

– Sans hésiter, parce que le pape me donnerait raison. Il tient à l’estime des magistrats de cette ville.

– Ça va ! Baisse ton épée et rappelle tes chiens ! Je n’ai pas envie qu’ils dévorent mes amis.

A vrai dire, de ceux-ci il ne restait plus que deux, ceux que Zeus et Héra maintenaient à terre sous la menace de leurs crocs rougis. Les trois autres avaient choisi une fuite sans gloire pour soigner leurs blessures et éviter des ennuis plus sérieux. Sur un ordre de leur maître, les deux bêtes revinrent s’asseoir à ses pieds. Mais l’un des deux hommes ainsi libérés eut un geste de fureur. Tirant un stylet de sa ceinture, il en frappa Fiora :

– Tiens, la belle ! Tu expliqueras à ton notaire de mari où tu as attrapé ça !

Il s’était relevé d’un bond et s’enfuyait déjà quand, lancée d’une main sûre par l’Infessura, une dague l’atteignit entre les épaules. Il s’abattit face contre terre sans un cri, déjà rejoint par Santa Croce et son dernier compagnon qui se penchèrent un instant sur lui avant de prendre le large sans plus insister. Mais cela, Fiora ne le vit pas : le coup reçu joint à la terreur qu’elle venait d’éprouver avait eu raison de sa résistance. Elle s’était évanouie...

Quand elle reprit connaissance, elle était toujours couchée dans l’herbe humide et son corsage était encore ouvert, mais son sauveur, à genoux près d’elle, s’occupait à appliquer un tampon de linge sur sa blessure. Il sourit en la voyant ouvrir les yeux :

– Tu as eu de la chance. La lame a glissé contre la clavicule et n’a pas atteint ta gorge. Néanmoins, cette blessure doit être soignée. Où allais-tu ainsi, seule et au milieu de la nuit ?

– A Florence...

– A pied ?

– Je me sauvais. Je me suis évadée tout à l’heure du palais Borgia.

En quelques mots, elle raconta ce qu’elle avait vécu à cet étrange promeneur de la nuit, sans rien chercher à dissimuler car il lui inspirait une totale confiance. Elle avait même l’impression qu’il était le seul homme droit et honnête de toute la ville.

– J’aurais juré que cela se passerait ainsi. Plus encore que ce taureau auquel il aime à se comparer, Borgia est un bouc puant. Il a couru trop de risques en te faisant évader de San Sisto pour ne pas réclamer le seul paiement qui l’intéresse. Il ne se serait pas soucié de toi, même pour plaire au roi de France, si tu avais été laide. Per Baccho ! je n’ai rien ici pour te faire un pansement et le sang coulera de nouveau si ce tampon n’est pas maintenu. Penses-tu pouvoir appuyer ta main dessus quand j’aurai refermé ta robe ?

– Il faudra bien... mais que vas-tu faire de moi ? Je... je ne me sens pas très bien...

Le corsage remis en place, elle essaya de se relever, sentit que la tête lui tournait. Infessura jura entre ses dents :

– Il faut pourtant bien que je t’emmène quelque part !

Tirant de son pourpoint une fiole enveloppée d’argent, le « scribe républicain » la déboucha, en appuya le goulot contre les lèvres de Fiora et fit couler dans sa bouche quelques gouttes d’une liqueur si forte qu’elle eut l’impression d’avaler de la flamme liquide. La chaleur envahit tout son corps et il lui sembla que ses forces revenaient.

– Merci, soupira-t-elle. Cela va mieux et si tu veux bien m’aider à me relever, je crois que je pourrai marcher. Pas jusqu’à Florence, bien sûr. Oh, mon Dieu ! J’étais si heureuse à l’idée d’y retourner, de retrouver bientôt...

– Plus tard, les attendrissements ! Il faut te tirer d’affaire. Le plus normal serait de t’emmener chez moi, mais c’est trop loin. J’habite près de Santa Maria Maggiore, sur l’Esquilin. Tu ne pourras jamais marcher jusque-là.

– Que faire alors ? N’y a-t-il pas ici près un hôpital, un couvent ?

– Ce serait te livrer. Non, je sais ce que nous allons faire. Je vais te conduire chez une amie. Elle saura te soigner et personne ne viendra te chercher dans le ghetto de Rome.

– Le ghetto ?

Fiora sentit se raidir le bras qui la soutenait tandis que la voix de son compagnon redevenait sèche et coupante :

– Tu es de ces gens qui méprisent les Juifs ?

– En voilà une idée ! J’ai trop souffert du mépris des autres pour avoir de ces dédains. Seulement, tu sais qui je suis, n’est-ce pas ?

– On a fait assez de bruit autour de toi.

– Alors tu sais aussi que je suis recherchée par la police du pape, et je ne voudrais pas mettre qui que ce soit en danger. Borgia avait les moyens de se défendre si l’on m’avait sue chez lui, mais une femme juive...

– Anna, elle aussi, a de grandes protections. En outre, durant les semaines que tu as passées chez le vice-chancelier, les recherches se sont un peu calmées. Le pape enrage. Après avoir fait visiter quatre fois le palais du cardinal d’Estouteville, il a fini par se faire à l’idée que tu as pu quitter Rome. Du moins il fait semblant. Viens, à présent, il est temps de nous mettre en marche.

– C’est loin, le ghetto ?

– Presque aussi loin que chez moi, mais nous avons le moyen de te simplifier le chemin.

Soutenue fermement par Stefano, Fiora marcha doucement jusqu’au Tibre qui coulait au-delà du mausolée. Zeus avait pris la lanterne dans sa gueule et éclairait le chemin, leur permettant d’éviter les buissons et les éboulis de pierres. Héra, le nez au vent, fermait la marche. Arrivés à la berge sur laquelle reposaient deux ou trois barques, Infessura en tira une à l’eau et y installa Fiora aux pieds de laquelle se couchèrent les chiens.

– Ce bateau, murmura Fiora inquiète, tu sais à qui il appartient ?

– Oui. Sois tranquille ! Jamais l’Infessura ne fera tort à l’un de ses frères humains. Je le ramènerai une fois que tu seras en sûreté. D’ailleurs, Pietro s’est blessé il y a deux jours et ne s’en sert pas.

Fouillant dans l’aumônière de Juana, Fiora tira l’une des trois pièces qui restaient et la tendit à son guide :

– Alors, tu lui donneras ça. S’il ne travaille pas en ce moment, il sera content d’avoir cet or.

Dans la nuit environnante – on avait masqué la lanterne – Fiora vit briller les dents de son guide et l’entendit rire doucement :

– Je savais bien, dit-il, que tu valais la peine que l’on t’aide. Désormais, je suis ton ami.

La barque glissait sur l’eau noire du fleuve. Stefano s’efforçait de la maintenir au plus obscur, sans beaucoup d’efforts car le courant l’aidait. Ils parcoururent ainsi la grande courbe au plus profond de laquelle étaient le Vatican, ses tours, ses gardes et ses espions, mais le petit esquif, mené de main de maître, ne faisait aucun bruit hormis, de temps en temps, un clapotis léger qui pouvait évoquer un oiseau en train de pêcher.

Le voyage parut interminable à Fiora. Le froid de la nuit la glaçait jusqu’aux os et sa blessure, sur laquelle elle ne cessait d’appliquer une main, lui donnait des élancements dans le cou. Pourtant, elle ne se sentait pas abattue et s’amusa même un instant à la pensée qu’arrivée enrhumée au palais Borgia, elle avait toutes les chances d’attraper un autre rhume à présent qu’elle en était sortie.

Infessura arrêta sa barque en face de l’île Tiberina et vint aider sa passagère à en descendre :

– Tu es lasse, n’est-ce pas ? demanda-t-il remarquant qu’elle pesait plus lourdement sur son bras, mais rassure-toi, nous sommes presque arrivés. Voilà le palais Cenci, ajouta-t-il en désignant la masse noire d’une construction farouche aux allures de forteresse, grâce aux moellons cyclopéens qui formaient, au rez-de-chaussée, une muraille aveugle à l’exception d’une porte étroite et haute puissamment bardée de fer. La maison du rabbin Nathan est en face, près de la synagogue. Anna est sa fille.

La ruelle dans laquelle ils cheminaient prudemment à cause des immondices sentait l’huile rance et la pourriture. Les maisons n’y étaient que d’informes constructions de petites briques et de torchis que dominait de haut le noble palais. Enfin, au bout d’une placette, Infessura s’arrêta devant une demeure plus grande et mieux construite que les autres. Elle était de bonnes pierres qui poussaient l’étage en encorbellement au-dessus d’une voûte ronde, menant sans doute à une cour arrière, et d’une porte au montant de laquelle se trouvait la mézouza. Cette petite niche, fermée par une grille de bronze, laissait voir, en s’ouvrant, une formule biblique écrite en caractères hébraïques sur un morceau de parchemin jauni. Elle indiquait à tous que cette demeure était celle d’un homme important pour la communauté juive.

Le poing de Stefano frappa cette porte selon un code convenu et elle s’ouvrit peu après sous la main d’une jeune femme vêtue d’une robe de soie jaune à manches flottantes et dont les cheveux, d’un noir d’encre, étaient tressés en plusieurs nattes sous une sorte de tiare orfévrée d’où tombait un voile safrané. Elle tenait une chandelle.

– C’est moi, Anna, dit l’Infessura. Je t’amène une amie. Elle a froid et elle a été blessée par la bande de Santa Croce en s’enfuyant du palais Borgia.

La main qui tenait la chandelle s’éleva de façon à mieux éclairer le visage de la nouvelle venue.

– Ah ! ... Entrez, bien sûr, mais je vais vous prier d’attendre un instant car j’ai une visite. Asseyez-vous là !

Elle recula pour laisser le passage. La porte donnait sur une petite salle, pavée comme une rue et pauvrement meublée : une table, trois escabeaux, un coffre et des bancs courant le long du mur. C’est l’un de ces bancs, le plus éloigné de l’entrée, que désignait la Juive. Au fond de la pièce, un rideau à grands ramages couvrait quelques marches descendant vers la salle suivante. Soudain, ce rideau se souleva sous la main d’une petite femme mince élégamment vêtue de velours brun et de soie blanche.