Non, le mieux était sans doute, si elle arrivait à sortir, de se diriger vers le nord, c’est-à-dire dans la direction de Florence, de se cacher jusqu’à l’ouverture des portes puis de se mettre en route. Malheureusement, entre Fiora et cette bienheureuse route de Toscane, il y avait les murs du palais Borgia, les portes du palais Borgia, les gardes du palais Borgia et, pour finir, la cousine de Borgia... qui semblait avoir décidé d’affamer sa prisonnière car, de tout le jour, elle ne reparut pas.
Fiora pensa d’abord que c’était sans importance. Elle avait de l’eau dans une carafe et même du vin d’Espagne. Elle avait aussi des fruits qui lui permettraient de ne pas souffrir de la faim. Et soudain, une idée lui vint, lumineuse, éblouissante. Seulement, il fallait, il fallait à tout prix que Juana revînt.
Les longues heures de l’après-midi, Fiora les passa à mûrir son plan et à rassembler les objets dont elle aurait besoin. Dans le cabinet de bains, elle trouva la brosse à long manche qui servait à nettoyer la vasque de marbre. Puis, à l’aide de ciseaux, elle découpa les grandes serviettes en longues bandes qu’elle tressa pour les rendre plus solides et noua bout à bout. Enfin, elle examina d’un œil critique les vêtements qu’on lui avait donnés. C’était là le point difficile. Comment courir les routes habillée de satin, de brocart ou de mousseline ? Comment surtout aller à pied avec les souliers qu’elle possédait ? Ce n’étaient que mules de velours brodé ou de satin clair. Il y avait même de hauts patins à la vénitienne que Fiora n’avait d’ailleurs jamais portés, se trouvant assez grande comme cela. Naturellement, les sandales de corde apportées du couvent San Sisto avaient été brûlées comme le reste de ses vêtements. C’était grand dommage, mais comme elle ne voyait au problème aucune solution, elle décida de s’en remettre à la Providence. En conséquence de quoi, elle cacha sa corde improvisée dans l’un des coffres à vêtements et revint s’asseoir pour faire semblant de lire la Divine Comédie. Elle aimait le long poème de Dante, mais son attention était ailleurs, toute dirigée vers les bruits extérieurs. Dans les plis de sa robe, elle dissimulait l’arme improvisée qu’elle s’était trouvée.
Le jour tomba sans qu’elle songeât à se lever pour allumer des chandelles. Son cœur battait un peu plus fort à chaque bruit qu’elle croyait entendre venant de l’intérieur de la tour. Un obscur pressentiment lui soufflait que sa fuite aurait lieu cette nuit ou jamais. Juana allait-elle enfin se montrer, ou attendrait-elle le retour de son cousin dans l’espoir que la solitude, l’inquiétude et le manque de nourriture rendraient la prisonnière plus malléable ?
Pour mieux respirer, car elle se sentait étouffer, Fiora alla ouvrir la fenêtre qui donnait sur la ville. Le temps était humide et frais. De lourds nuages couraient d’un bout à l’autre du vaste horizon. Le soleil qui ne s’était pas montré de la journée n’avait aucune raison de se coucher et Rome passait lentement d’une sorte de clair-obscur aux ténèbres nocturnes qu’aucune étoile, certainement, ne viendrait éclairer. L’air sentait la vase et les détritus de toutes sortes que charriait le fleuve voisin. Quelques points lumineux s’allumaient de loin en loin dans l’immensité grise sans rien enlever au côté sinistre que revêtait ce soir la Ville Éternelle sous le hérissement de ses campaniles et de ses tours de guet.
Soudain, Fiora pensa à un détail qu’elle avait oublié. Elle referma la fenêtre, alla s’accroupir devant la cheminée où le feu se mourait faute d’avoir été alimenté et alluma deux chandelles à des braises encore rouges. Puis elle entra dans le cabinet de bains qui possédait le luxe inouï d’une grande glace de Venise accrochée au mur. Elle avait emporté avec elle son luminaire, de quoi se coiffer et, bien entendu, sa brosse à long manche dont elle avait décidé que, de la nuit, elle ne se séparerait pas.
Une fois là, elle libéra ses cheveux, les partagea en deux nattes qu’elle roula autour de sa tête à la façon de Dona Juana. Elle terminait juste quand elle entendit, dans la chambre, un bruit de vaisselle qui lui fit battre le cœur. En même temps, un rai de lumière glissa sous la porte. Le moment était-il venu ?
Assurant fermement le manche d’ébène dans sa main, elle ouvrit la porte et sentit une onde de joie l’envahir. Juana était là. Penchée sur le plateau qu’un esclave avait dû monter jusque chez Fiora, elle disposait les mets puis, versant du vin dans la coupe, elle le sirota voluptueusement avant de remplir de nouveau le récipient. Toute à son plaisir, elle n’entendit pas venir Fiora.
Celle-ci n’hésita même pas. Brandissant son arme improvisée, elle l’abattit de toutes ses forces sur la tête de la duègne qui s’effondra sans un cri. Ce fut si soudain, qu’un peu inquiète elle s’accroupit près de la longue forme noire et inerte, craignant de l’avoir tuée. Cette crainte était l’unique raison pour laquelle Fiora avait choisi la brosse d’ébène plutôt que le tisonnier de bronze. Elle fut vite rassurée. Les cheveux avaient amorti le choc et Juana s’en tirerait avec une grosse bosse. A présent, il n’y avait plus de temps à perdre.
Aiguillonnée par la hâte, Fiora déshabilla la vieille fille qu’elle ligota ensuite avec les liens qu’elle avait confectionnés. Puis elle lui fourra dans la bouche un mouchoir qu’elle assujettit avec une écharpe de soie. Enfin, elle la tira par les pieds dans le cabinet de bains où elle l’abandonna sur le tapis avant de refermer la porte à clef. En admettant que Juana réussît à se libérer, il faudrait un moment avant que l’on vînt à son secours, la petite salle n’ayant pas de fenêtre, mais seulement des bouches d’aération.
La porte fermée, Fiora exhala un profond soupir de soulagement. Elle redoutait l’instant d’attaquer Juana autant qu’elle le souhaitait, et le plus difficile était donc accompli. Elle s’accorda un verre de vin pour se remettre, puis se hâta d’enfiler les habits de la duègne. Ils étaient un peu grands, mais elle remonta les jupes dans la ceinture de cuir qu’elle serra au maximum, sans oublier, bien sûr, les clefs qui y étaient pendues. Puis elle agrafa le voile de mousseline noire sur sa tête et n’hésita pas une seconde à passer autour de son cou la lourde chaîne d’or dont Juana était si fière. Comme elle ne possédait pas un denier, cette chaîne, vendue par morceaux, lui permettrait de manger au long du chemin et, peut-être, d’acheter une mule.
Une bonne surprise lui était réservée : les souliers de la duègne, de vigoureuses chaussures de cuir solide, étaient comme les vêtements, un peu trop grandes mais, en y glissant de petits tampons de linge pour les raccourcir, elle s’y sentit parfaitement bien. Évidemment, l’odeur des habits qu’elle avait endossés n’était pas très agréable. Juana aimait les parfums lourds. Cela sentait l’encens, l’œillet poivré et l’huile d’olive, mais Fiora pensa que la liberté n’avait pas de prix. Enfin, après un dernier regard à cette chambre dont elle avait cru ne jamais sortir, elle ouvrit la porte et se glissa au-dehors. Et ce fut avec un vif plaisir qu’elle tourna trois fois la grosse clef dans la serrure. A présent, il s’agissait de sortir du palais et elle en ignorait les aîtres en dehors de ce qu’elle avait pu apercevoir de ses fenêtres : des bâtiments ordonnés autour d’une grande cour à double rangée d’arcades que sa tour dominait de haut.
Elle vit qu’elle se trouvait sur un palier éclairé par une lampe à huile. Une volée d’escaliers étroits montait vers la terrasse où se tenaient les gardes, une autre descendait dans les profondeurs de l’édifice. Ce fut dans ceux-ci qu’elle s’engagea, tirant le plus possible sur son visage le voile noir et s’efforçant d’imiter le maintien de celle dont elle avait emprunté les habits.
L’escalier la mena jusqu’au rez-de-chaussée sans rencontrer âme qui vive sur les deux paliers qu’elle franchit. Là, elle se trouva en face d’une épaisse porte bardée de fer qui donnait peut-être sur ce jardin qu’elle n’avait jamais vu et semblait impossible à ouvrir. Se rappelant les clefs portées à sa ceinture, elle chercha si l’une d’elles pouvait convenir, mais elles étaient toutes trop petites.
Une autre porte peinte et ouvragée apparaissait sur le côté de l’escalier. S’en approchant, Fiora entendit des bruits de voix d’hommes et des rires. Puis il y eut un fracas de meubles remués, tandis que le ton des voix montait jusqu’à la querelle. On allait se battre dans cette salle, peut-être celle des gardes du palais. Donc, à éviter.
Fiora remonta un étage en espérant que la porte donnant sur ce palier-là serait possible à ouvrir. Elle se souvenait, en effet, d’avoir remarqué, en arrivant avec Borgia la nuit de sa fuite du couvent, une grande loggia qui devait faire suite aux appartements de parade.
Si elle pouvait atteindre cette loggia que l’on utilisait pour suivre les spectacles de la rue, elle réussirait peut-être à se laisser glisser jusqu’à terre. Mais il fallait y arriver.
Avec un luxe extrême de précautions, elle pesa sur le grand loquet orfèvre. La porte s’ouvrit facilement et sans bruit. Au-delà, se trouvait une grande salle, mal éclairée par un chandelier posé sur une table miroitante, et qui semblait s’enfoncer à l’infini. Elle s’y avança avec précaution, mais sans être obligée d’étouffer le bruit de ses pas. D’épais tapis couvraient un dallage sombre sur lequel les flammes des chandelles se miraient comme dans un étang. Le haut plafond était peint à la ressemblance d’un ciel étoile et il ne manquait qu’un peu d’air pour imaginer que l’on était dehors. Partout des divans dorés, des coussins étoilés d’or eux aussi, et Fiora se souvint d’avoir entendu Juana vanter certaine « salle des Etoiles » où son cher cardinal donnait de somptueuses fêtes.
La traversée de cette pièce magnifique lui parut durer un temps infini. Pourtant, elle y voyait assez clair pour ne heurter aucun des sièges ou autres meubles qui s’y trouvaient éparpillés. Enfin, elle sentit sous sa main les bronzes d’une porte et faillit crier de joie : celle-ci ouvrait directement sur la loggia.
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