– Garde cela dans ta propre mémoire, Monseigneur ! J’espère que ta maison sera un véritable refuge pour ta jeune compagne... et rien que cela ! Quant à moi, si le pape décide un jour de me supprimer, je ne l’attendrai pas et saurai mourir en Romain. La mort de Pétrone m’a toujours séduit, même s’il n’avait rien d’un républicain ! Les dieux te gardent, jeune femme !

– Tu aimerais peut-être mettre un nom sur mon visage, dit celle-ci vivement. Le mien est Fiora.

– Merci de me le confier, mais dans peu d’heures je saurai tout de toi. Quel que soit le lieu d’où tu as fui, les voix de la rue me l’apprendront...

Il se fondit dans la nuit avec ses chiens tandis que Fiora se laissait entraîner enfin à l’intérieur du palais, non sans un obscur regret. Cet homme « libre » ne ressemblait à aucun autre.

La demeure de Rodrigo Borgia, elle non plus, ne ressemblait à aucune autre et Fiora crut entrer de plain-pied dans l’un de ces fabuleux palais d’Orient décrits, jadis, par le voyageur vénitien Marco Polo et d’autres conteurs plus récents rencontrés chez son père, ayant pu approcher les fastes turcs du Sultan. De son Espagne natale marquée par la splendeur des rois maures, le cardinal avait apporté le goût des pavements précieux, des plafonds sculptés dorés et peints comme évangéliaires, des couleurs éclatantes. Ses armes – taureau d’or sur champ de gueules – sommées du chapeau cardinalice frappaient le dessus des portes et le cuir des sièges. Partout, ce n’étaient que tapis précieux, coussins énormes, tentures de brocart et lits de parade tendus des plus riches étoffes. La vaisselle d’or, d’argent ou de vermeil, les aiguières et les coupes enrichies de pierreries surchargeaient les dressoirs et les crédences au point de fatiguer le regard. Et Fiora, qui avait pu contempler à loisir le faste guerrier du Téméraire et sa splendeur pleine de majesté, finit par trouver que ce palais-là, si éloigné de l’élégance florentine, faisait un peu nouveau riche.

En fait, au moment de son arrivée, Fiora ne distingua pas grand-chose de toutes ces magnificences. Elle ne fit qu’entrevoir un univers de pourpre et d’or où il faisait délicieusement chaud et où une grande femme au teint jaunâtre la dépouilla de ses vêtements humides et maculés de boue, l’enveloppa dans un drap un peu rêche dont elle la frictionna vigoureusement jusqu’à ce qu’elle cesse de claquer des dents. Puis, l’enlevant dans ses bras avec autant d’aisance que si elle eût été une enfant, elle la porta dans un grand lit si moelleux que la jeune femme eut l’impression de plonger dans de la plume, rabattit sur elle les draps de soie, lui fit boire une tisane tenue au chaud près de la cheminée, alluma la veilleuse dorée du chevet, souffla les chandelles et quitta la chambre sans faire le moindre bruit. Déjà Fiora s’était endormie et volait à tire-d’aile vers cet ultime refuge des malheureux : le pays du rêve.

Quand elle en redescendit, vers le milieu du jour, elle trouva la réalité amère car elle ne se sentait pas bien du tout : des frissons couraient le long de son dos, sa gorge lui faisait mal et elle se mit à éternuer une demi-douzaine de fois, ce qui attira auprès d’elle la femme qu’elle avait vue la veille et qu’elle avait fini par croire intégrée à ses songes. En outre, elle avait la migraine.

Une main fraîche se posa sur son front et la femme dit d’un ton mécontent :

– C’est bien ce que je craignais ! Tu as pris froid en dépit de mes soins et tu as de la fièvre. Rodrigo ne sera pas content !

– Comment va-t-il ? demanda Fiora dont la phrase s’acheva par un nouvel éternuement.

– Il se porte merveilleusement comme d’habitude, quelques gouttes d’eau ne sauraient altérer sa superbe santé. Il possède la force du taureau de nos armes ! ajouta la femme avec une soudaine exaltation qui surprit Fiora.

Cette créature était d’ailleurs assez surprenante en elle-même pour que Fiora s’y intéressât en dépit de son état quelque peu brumeux. Grande et peut-être aussi forte que Borgia, mais osseuse, elle avait une longue figure olivâtre que ne flattait guère son sévère costume noir de duègne espagnole, à peine adouci par le mince ruche blanc qui terminait son haut col montant fermé par une belle agrafe d’or et de perles. Un voile noir était épinglé sur ses cheveux coiffés en tour. Enfin, un trousseau de clefs pendait à sa ceinture de cuir.

– Je voudrais le remercier, dit encore Fiora. Pensez-vous qu’il m’en donnera l’occasion aujourd’hui ?

– Il m’a annoncé qu’il viendrait te voir ce soir, fit la femme d’un ton mécontent. Il a même ordonné que l’on prépare à souper dans cette chambre et il va être très déçu de te trouver dans cet état.

– Après la nuit que j’ai passée, cela n’a rien d’étonnant. En outre, je ne suis pas « dans cet état ». J’ai un gros rhume et j’espère que, dans deux ou trois jours, il n’y paraîtra plus.

– Tu ne le connais pas. Il a horreur de la maladie et des malades. Et regarde-toi ! ajouta-t-elle en tendant un miroir à main : Tu as le nez rouge, la figure enflammée... Tu n’es pas montrable.

– Eh bien, ne me montrez pas ! grogna Fiora que cette femme commençait à agacer et qui détestait cette façon qu’elle avait de la tutoyer. Dites à Sa Grandeur ce qu’il en est quand elle rentrera et suppliez-la de m’accorder quelques jours pour être... montrable.

– Nous verrons cela ! Pour l’instant, il faut faire tout ce qu’il est possible pour te guérir.

Elle se mit à la tâche sur l’heure et entreprit de noyer sa malade dans les tisanes, le miel et le lait de poule, lui fit ingurgiter force pilules, l’obligea à prendre deux fumigations dont la malheureuse émergea plus rouge que jamais et prétendit même lui administrer un clystère auquel Fiora se refusa avec la dernière énergie. Elle ignorait où en était sa fièvre, mais elle se sentait à présent complètement abrutie et, en outre, elle avait mal au cœur.

– Laissez-moi tranquille ! cria-t-elle. Vous allez me tuer à force de médecines car, sachez-le, je n’en prends jamais !

– Quand on est malade, on se soigne ! glapit l’autre. Tu dois avaler encore ce sirop bien propre à adoucir la gorge et...

– Je n’avalerai rien du tout ! La seule chose dont j’ai besoin, c’est qu’on me laisse dormir en paix !

Empoignant draps et couvertures, elle se disposait à disparaître dessous quand l’entrée du cardinal mit fin à la scène. Fiora ne le reconnut pas tout de suite. Il portait en effet un élégant pourpoint court de velours noir brodé d’or, des chausses collantes qui rendaient pleine justice à ses jambes qu’il avait fort belles et, surtout, il était tête nue, ce qui permettait de constater qu’il commençait à perdre ses cheveux.

En découvrant les deux femmes dressées face à face comme des poules en colère, l’une rouge, échevelée et cramponnée à ses draps, l’autre brandissant un flacon et une cuillère, il éclata de rire.

– Vous ne pourriez pas crier moins fort ? fit-il en reprenant son souffle. On vous entend jusqu’au bout de la galerie. J’aimerais qu’au moins pendant quelques jours, la présence de donna Fiora chez moi reste ignorée de la majeure partie des domestiques.

Brandissant toujours sa fiole et sa cuillère, la duègne fonça sur lui comme si elle souhaitait le pourfendre.

– Cette fille est malade, Rodrigo. Tu ne peux pas souper avec ça ? Regarde-là ! Elle est à faire peur ! J’ai fait tout ce que j’ai pu pour la soigner, mais elle prétend m’en empêcher.

– Je prétends surtout que cette femme arrête de m’empoisonner avec ses drogues. Mais elle ne cesse de répéter que vous serez sûrement furieux d’apprendre que...

– Que vous avez pris froid cette nuit ? Je n’en suis pas surpris le moins du monde... ni furieux d’ailleurs.

– Mais tu as dit que tu souperais avec elle, fit la duègne qui semblait prête à pleurer.

– Je ne vois pas où est la difficulté, Juana ? On placera la table près du lit et tu feras servir des nourritures légères. Allons, calmez-vous toutes les deux ! Le mal vient de ce que, cette nuit, je ne vous ai pas présentées l’une à l’autre. J’avais besoin de me reposer et pensais le faire dès votre réveil, ma chère amie.

Il expliqua aussitôt à Fiora que « dona Juana de Llançol » était une cousine éloignée dont la famille avait eu des malheurs et qu’il avait ramenée de Valence lorsque cinq ans plus tôt le pape l’avait envoyé dans son pays natal en ambassade. Elle veillait « aux armoires et aux servantes de la maison » et possédait toute sa confiance plus une part de son affection.

A Juana qui l’écoutait avec des larmes d’attendrissement, il exposa que son invitée n’était pas « cette fille », mais « une noble dame venue de France » qui avait eu le malheur de déplaire à Sa Sainteté et à laquelle il convenait d’offrir une large hospitalité.

Ce discours, très naturel en apparence, n’en éveilla pas moins la défiance de Fiora. Pourquoi donc Borgia avait-il attendu qu’elle soit arrivée chez lui pour prévenir Juana ? D’autant que, la nuit dernière, celle-ci les attendait visiblement, qu’elle n’avait pas posé la moindre question ni relevé seulement un sourcil en constatant que la nouvelle venue portait la robe des novices.

En rapprochant cette singularité des confidences d’Antonia Colonna à propos de « l’homme le plus charnel qui soit », Fiora en vint à se demander s’il n’était pas dans ses habitudes d’aller courir de nuit les rues de Rome pour en ramener des filles et – pourquoi pas après tout ? – de débaucher de temps en temps la pensionnaire de quelque couvent. Sans doute ne les gardait-il pas longtemps, et de là venait ce grand affolement de la duègne en constatant que la dernière trouvaille avait jugé bon de tomber malade. Ses soupçons se confirmèrent en entendant Juana bougonner :