– Vous êtes allée voir ?

– Où croyez-vous que j’ai déchiré ma robe avant-hier ? Sœur Serafina, en effet, avait reçu ce jour-là une semonce de la part de la maîtresse des novices pour l’accroc sérieux que montrait son vêtement. Elle avait prétendu l’avoir accroché contre un des bancs du réfectoire, mais les bords de la déchirure portaient des traces d’un brun verdâtre difficilement imputables à un meuble, même ciré de frais. L’affaire s’était conclue par une série d’Ave Maria à dire à la chapelle les bras en croix, épreuve dont la novice était sortie passablement épuisée et qui, à présent, donnait des remords à Fiora.

– Je vais y aller, conclut-elle. Je n’ai pas envie que vous soyez punie de nouveau.

– Soyez sans crainte pour cette fois : je connais à fond les pièges de l’aristoloche et il vaut mieux que l’on ne vous voie pas au jardin à présent.

– De toute façon, cela ne servira à rien. Vous avez entendu : le couvent sera gardé cette nuit.

– Sûrement pas du côté du marais. C’est beaucoup trop vaste. En outre, quiconque s’y aventurerait sans un appui quelconque s’y enliserait irrémédiablement et connaîtrait une mort horrible. Si avisée qu’elle soit, la signora Boscoli ne saurait tout imaginer.

Un moment plus tard, Antonia revint apprendre à son amie que le signal avait été donné et que l’envoyé de Borgia était toujours là.

– Cette nuit, chuchota-t-elle, je vous accompagnerai jusqu’au mur pour vous montrer l’endroit où j’ai jeté le voile. Reprenez confiance à présent ! D’autant qu’il ne pleut plus...

Ce n’était qu’une accalmie. Pendant le repas du soir que les moniales prenaient toujours au son d’une pieuse lecture, la tempête reprit de plus belle et Fiora, incapable de s’intéresser à la Cité de Dieu de saint Augustin, écoutait avec quelque inquiétude les rafales de pluie sur les vitres et le sifflement du vent sous la porte du réfectoire. De temps en temps, elle cherchait le regard de sœur Serafina, mais celle-ci offrait un visage tellement serein qu’elle finit par se rassurer. Après tout, mieux valait, pour réussir une évasion, ce temps à ne pas mettre un chien dehors qu’une belle nuit douce, claire et constellée d’indiscrètes étoiles.

Après le dernier office et la révérence à la mère prieure, Fiora regagna sa cellule pour y attendre que son amie vînt la chercher. Elle ne se déshabilla pas, se contentant de s’étendre sur sa couchette après avoir soufflé sa chandelle. Comme il faisait vraiment froid, Cherubina, toute à son chagrin, ayant oublié d’allumer le brasero, elle étendit son manteau sur elle. Soudain, elle entendit un bruit qui lui glaça le cœur : au-dehors, quelqu’un était en train de tourner la clef dans sa serrure.

La déception fut si violente qu’elle faillit crier. Tous ses espoirs s’envolaient d’un seul coup et elle allait devoir subir le choix abominable que lui avait ménagé Hieronyma : épouser ce Carlo inconnu et qui d’avance lui répugnait ou se laisser mener à la mort : l’autel ou l’échafaud !

– Philippe ! gémit-elle du fond de sa détresse, pourquoi m’as-tu abandonnée ? Sans ta passion de la guerre, nous serions heureux à présent.

Combien de temps resta-t-elle ainsi, les yeux grands ouverts sur les ténèbres de sa chambre, écoutant le vent mugir sous la galerie et faire craquer les branches des arbres ? Il était impossible de l’évaluer mais, de toute façon, elle ne fermerait pas les yeux avant que. revienne le jour... Et puis, tout à coup, il y eut à la porte un léger bruit et une forme noire, plus noire encore que l’obscurité, se glissa jusqu’à son lit :

– Vous êtes prête ? chuchota sœur Serafina. Instantanément, Fiora fut debout :

– Comment avez-vous fait pour entrer ? Quelqu’un avait fermé ma porte et j’ai entendu la clef tourner dans la serrure.

– Sans doute notre mère Girolama. La dame Boscoli a dû prendre ses précautions mais, heureusement, on a oublié d’enlever la clef. Venez à présent, mais d’abord enveloppez-vous dans votre manteau. Il faut être aussi peu visible que possible.

Elle-même se fondait complètement dans la nuit et, sans l’étreinte rassurante de sa main, Fiora eût pu croire qu’elle parlait à un fantôme. L’une derrière l’autre, elles sortirent dans le promenoir puis plongèrent à la fois dans la tempête et dans le jardin. Fiora eut l’impression de s’enfoncer dans une forêt sous-marine. Il n’y avait pas une branche, pas une feuille qui se tînt immobile et qui ne secouât sa charge d’eau.

– Je n’y vois rien ! souffla-t-elle aveuglée par une gifle mouillée qui lui arriva en pleine figure.

– N’ayez pas peur, je connais le chemin par cœur. Je pourrais vous conduire au mur les yeux fermés.

– Pour ma part, qu’ils soient ouverts ou fermés ne change rien. Quelle nuit !

– Réjouissez-vous-en ! Les gardes du couvent se sont mis à l’abri où ils pouvaient et, sur le marais, il ne doit pas y avoir un chat. Tenez, nous arrivons !

Peu à peu, l’accoutumance venait et Fiora distingua, droit devant elle, une masse plus noire encore qui était le mur couvert de plantes. Sœur Serafina guida la main qu’elle tenait jusqu’à ce qu’elle se referme sur une branche épaisse :

– Voilà l’aristoloche. Grimpez ! Quand vous serez en haut, sifflez ! Ou je me trompe fort ou celui qui vous attend doit être près du mur... Que Dieu vous garde, à présent !

A tâtons, Fiora chercha la tête de la novice et l’embrassa.

– Pourquoi ne viendriez-vous pas avec moi ? J’ai peur que vous ne soyez en danger quand on s’apercevra de ma fuite.

– Soyez sans crainte. Même si mère Girolama se doutait de quelque chose, elle n’en soufflerait mot. Elle m’aime bien, alors qu’elle déteste le pape, sa tribu et ses amis. Je suis sûre qu’au fond d’elle-même, elle se réjouira de leur déconvenue.

– Elle m’a tout de même enfermée dans ma chambre ?

– Simple acquit de conscience. Elle a laissé la clef sur la porte. Quand vous le reverrez, embrassez Battista pour sa cousine Antonia et dites-lui...

– Remettez-vous en à moi. Je sais exactement ce que je lui dirai.

Avec décision, Fiora empoigna une brassée de branches dégoulinantes d’eau et commença à grimper vers le sommet du mur. Elle y arriva sans trop de peine, mais dut s’agripper pour ne pas être emportée par le vent qui frappait là de plein fouet. Une voix, alors, lui parvint :

– Ne sifflez pas ! Je suis là ! Je vous ai entendue venir. Descendez doucement à présent pour ne pas rompre l’équilibre de la barque.

Elle se retourna sur son mur et tâtonna avec ses pieds pour trouver des appuis. Cette descente lui parut durer un temps infini. Et soudain, une main se referma sur une de ses jambes, puis sur les deux.

– Je vous tiens. Laissez-vous aller !

Elle glissa, mais les mains en question étreignaient déjà sa taille, et elle se retrouva sur un plancher mouvant qui ne pouvait être que celui de la barque. L’homme la tenait contre lui fermement et, à sa grande surprise, elle respira un délicat parfum d’ambre. Pourtant, ce qu’elle touchait était une étoffe rude, une bure quelconque, et d’ailleurs la grande silhouette qu’elle distinguait à peu près était celle d’un moine.

– Je vous demande pardon pour ces jours d’attente, dit-elle doucement. Ce temps abominable...

– Chut ! Nous causerons plus tard. Asseyez-vous là et ne bougez plus !

Il l’installa au fond de l’esquif, puis, empoignant une longue perche, la plongea dans l’eau vaseuse et se dirigea vers la rive. Mais, sur les derniers mots, il avait parlé presque normalement et Fiora avait identifié en même temps la voix et le parfum. Tous deux appartenaient au cardinal Borgia. Elle ne put garder pour elle sa découverte :

– Comment, Monseigneur ? Vous êtes venu vous-même ? C’est vous qui avez attendu tous ces jours ?

Elle l’entendit rire doucement :

– Tout de même pas. Mon absence aurait été trop remarquée au Vatican. Simplement, mon serviteur avait ordre de me prévenir dès que vous feriez le signal. A présent, taisons-nous ! Ce marais passe pour hanté, mais on comprendrait mal que des fantômes s’y entretiennent aussi agréablement que dans une salle de compagnie.

Fiora garda le silence, tandis que son compagnon se consacrait à la navigation que le vent ne facilitait pas et qui devint plus difficile encore quand ils eurent quitté l’abri du mur. La barque glissait lentement sur l’eau épaisse et, parfois, traversait des bouquets de roseaux qu’elle froissait. En dépit du froid, l’odeur de vase et de végétaux pourrissants était pénible et, dans son manteau trempé, Fiora frissonnait. Pas seulement parce qu’elle se sentait mouillée. Un peu de crainte augmentait son malaise à se sentir aussi complètement livrée à cet homme à qui elle n’arrivait pas à accorder une pleine confiance. Qu’il fût venu la chercher lui-même était stupéfiant et ne s’expliquait pas de façon rationnelle. A moins qu’il n’espérât un paiement que la jeune femme ne se sentait pas disposée à lui donner...

Le petit bateau entra une dernière fois dans les roseaux, heurta quelque chose de dur et ne bougea plus.

– Tu as réussi, Monseigneur ? fit une voix en espagnol.

– Oui. Va chercher les chevaux puis, quand nous serons partis, tu couleras la barque.

Les chevaux étaient abrités dans la maison en ruine que sœur Serafina avait signalée à Fiora. Borgia prit Fiora par la taille et la hissa sur l’un d’eux car elle était trop transie pour l’escalader seule, puis il sauta sur le sien avec une légèreté qui trahissait une longue habitude. Il se pencha alors, et prit la bride de Fiora :

– Je vais vous guider. Nous avons un bout de chemin à faire et malheureusement nous ne pouvons pas aller vite car il nous faut passer par des rues qui sont de vraies fondrières. Tenez-vous bien... et tâchez de ne pas trop claquer des dents ! Vous avez froid à ce point ?