En ce qui concernait le vice-chancelier, sa réputation était désormais bien assise : la messe n’était pas son occupation principale et il ne comptait plus ses maîtresses dont la favorite, une certaine Vanozza, mariée à un fonctionnaire, lui avait déjà donné deux fils, Juan et César, reconnus par le mari postiche mais dont le cardinal ne celait nullement qu’ils étaient de son sang et qu’il les adorait. Pourtant Vanozza, richement installée dans une belle maison de la place Pizzo di Merlo et possédant une vigne sur l’Esquilin, ne pouvait prétendre à l’exclusivité d’un homme dont on disait – et sœur Serafina devint rouge vif en prononçant ces mots impurs – que « plus charnel ne pouvait exister ».

– Je crois, dit-elle en conclusion, qu’avant de vous en remettre à sa protection, il vous faut peser ce que vous risquez. Ne vous a-t-il rien dit de ce danger qu’il pressent ?

– Rien. Il n’est pas certain et veut vérifier certaines choses.

– Ce pourrait être aussi un danger imaginaire pour vous conduire plus sûrement entre ses mains. Vous êtes très belle, et c’est sans doute la raison majeure pour laquelle il s’intéresse si fort à vous, allant même jusqu’à venir vous visiter ici sans la permission du pape.

– Alors que dois-je faire ? Il a dit aussi qu’il m’aiderait à rentrer en France.

– Et, bien sûr, vous êtes prête à courir tous les hasards pour ce bonheur de retrouver les vôtres ?

– Et pouvoir aller poser quelques questions à notre Battista, ne l’oubliez pas !

– Je ne l’oublie pas et je voudrais pouvoir vous aider davantage, mais croyez-moi : ne précipitez rien ! Je vais faire porter une lettre à mon oncle, le protonotaire Colonna, en lui demandant de venir ici me parler. Le pape ne l’aime pas, mais c’est un homme fin et rusé qui arrive toujours à savoir ce dont il a besoin. Il nous a déjà sauvés de bien des aventures.

Cette promesse réconforta Fiora. Dans la situation où elle se trouvait, elle avait besoin de se faire des amis. Sans cela, jamais elle ne reverrait le doux pays de Loire.

Elle décida donc de suivre le conseil de sa jeune compagne et d’user de cette vertu de patience dont Démétrios prétendait qu’elle était la plus importante de toutes. Peut-être parce qu’elle était la plus difficile à pratiquer. De toute façon elle n’était plus seule et, en écoutant la voix de cristal de sa nouvelle amie chanter les louanges de la Mère de Dieu sous les voûtes blanches de la chapelle, l’idée lui vint que les prières dont Léonarde devait, depuis son départ, accabler Dieu en sa Trinité, la Vierge Marie et les saints et saintes qui jouissaient de sa confiance, lui avaient peut-être valu de trouver un ange sur son chemin.

Elle n’en avait pas encore fini ce jour-là avec la visite du cardinal Borgia car, en sortant du réfectoire, mère Girolama la prit à part pour faire quelques pas sous les arches du cloître qu’éclairaient deux gros cierges de cire jaune.

– J’espère, commença-t-elle en fixant le bout de ses pieds, que Sa Grandeur ne vous a rien appris d’inquiétant ? Il est rare que notre modeste maison soit honorée à ce point.

Fiora pensa irrévérencieusement que mère Girolama grillait de curiosité comme une vulgaire sœur converse et elle cacha un sourire sous l’abri de son voile blanc.

– J’en ai été la première surprise, Ma Mère, mais, en fait, Sa Grandeur est venue m’exhorter à la patience et à l’obéissance. Les façons, un peu vives peut-être, que j’ai eues en face du Saint-Père au soir de mon arrivée l’ont inquiété. Il sait, en effet, que j’appartiens à l’entourage du roi de France et il m’a fait comprendre que, pour le bien de tous, il était préférable que je me soumette à une volonté contre laquelle, en effet, je suis sans forces.

Au prix de son âme, elle eût été incapable de dire où elle avait pris l’inspiration de ce chef-d’œuvre d’hypocrisie, mais en voyant sa compagne approuver silencieusement de la tête d’un air pénétré, elle eut presque honte de duper ainsi cette sainte femme qui l’avait accueillie si généreusement.

– La sainte obéissance ! ma fille, soupirait mère Girolama. C’est notre premier devoir à toutes et je sais gré au cardinal d’être venu vous le rappeler, d’autant que votre conduite peut être de quelque importance pour la politique de Sa Sainteté. Je connais peu le cardinal, mais je sais que c’est un grand diplomate, fort soucieux de sa charge. Sur ce point, l’on ne peut que se trouver au mieux de suivre ses conseils. Ce à quoi je vous engage vivement !

A cent lieues d’imaginer quel genre de conseils le vice-chancelier venait de dispenser à sa pensionnaire, mère Girolama s’en alla méditer, comme elle le faisait chaque soir avant de se mettre au lit, sur la vie éternelle et les meilleurs moyens de guider dans cette voie les jeunes âmes confiées à sa garde. Fiora, elle, un peu mal à l’aise, choisit de pousser la porte de la chapelle pour passer un moment dans son obscurité apaisante en face de la petite flamme rose qui veillait au pied du tabernacle. En dépit d’une piété demeurée assez tiède, elle comprenait parfois Léonarde qui, au moindre ennui, allait le déverser au pied de quelque autel. Peut-être lui serait-il donné de recevoir, d’en haut, la lumière ?

Mais rien ne se produisit ; ni ce soir-là ni les soirs suivants et cinq jours passèrent sans qu’aucune nouvelle vînt animer pour Fiora la vie bien réglée du couvent. Si sœur Serafina avait fait passer, par le truchement de sœur Cherubina, un billet au palais du cardinal Colonna, celui-ci n’était pas encore apparu à San Sisto.

L’impatience gagnait Fiora, car il n’est rien de plus agaçant que craindre quelque chose sans savoir au juste ce que c’est. Aux approches de Noël, le temps changea et devint pire encore qu’il n’était au moment de son arrivée. Une tempête s’était déchaînée en Méditerranée et les rafales du vent d’ouest balayaient la côte tyrrhénienne, emportant parfois les fragiles maisons des pêcheurs. En ville, le vent arrachait des toits les tuiles rondes, tordait les branches des arbres et faisait s’écrouler un peu plus les ruines, de moins en moins altières, des antiques palais impériaux. Il s’engouffrait dans la moindre porte ouverte, éteignait les cierges à la chapelle et faisait voler les cendres des braseros. Les courants d’air achevèrent l’œuvre de la malaria et sœur Prisca mourut dans la première nuit de l’hiver entre les bras de la pauvre Cherubina dont la bonne figure, si gaie d’ordinaire, était bouffie de larmes.

Quand on la porta en terre dans la vêture sévère de l’ordre et les pieds nus, Fiora assista comme les autres au service funèbre et à l’ensevelissement qui suivit, mais seul son corps était présent. Elle écoutait hurler le vent qui faisait claquer les robes des nonnes comme des drapeaux sur leurs hampes et son esprit vagabondait au jardin du côté du mur qui regardait vers l’étang. L’envoyé du cardinal Borgia était-il à son poste en dépit de cet affreux temps ? C’était à peu près impossible.

Néanmoins, le service terminé, elle prit une mante noire et voulut descendre au jardin pour en avoir le cœur net. Elle avait repéré l’endroit exact du mur où il faudrait jeter le signal blanc et le suivre la nuit venue. Il y avait là un vieux pied d’aristoloche qui avait dû connaître son enfance au temps des Guelfes et des Gibelins et qui avait fermement accroché aux pierres du mur ses branches devenues grises et noueuses. Grâce à lui, le franchissement de l’obstacle devait se faire avec une relative facilité. Mais, au moment où elle se dirigeait vers les parterres, mère Girolama vint la rejoindre.

– Vous avez vraiment l’intention de descendre au jardin par ce temps ?

– Pourquoi pas, ma mère ? Ce n’est qu’une tempête et j’ai besoin de respirer autre chose que la fumée des cierges.

– N’avez-vous pas suffisamment respiré au cimetière d’où nous venons ? Pour ma part, j’avais peine à me tenir debout ! Au surplus, là n’est pas la question. On vous demande au parloir.

– Moi ? Est-ce encore... le cardinal Borgia ?

– Le cardinal ne serait pas au parloir. Il a tous les droits de franchir la clôture. C’est une dame dont il s’agit, et elle a montré une permission de communiquer qui porte le sceau privé de Sa Sainteté.

– Je ne connais personne ici. Qui est-ce ?

– Elle a donné le nom de Boscoli et je ne saurais vous en dire plus, sinon qu’elle est en grand deuil. Une veuve, probablement.

– Boscoli ? dit Fiora réfléchissant à haute voix. Le nom ne me dit rien. En savez-vous un peu plus sur cette dame ?

– Je ne saurais vous répondre, donna Fiora. De toute façon, vous ne risquez rien à la rencontrer. Voulez-vous que je vous accompagne ?

– Vous êtes bonne de me le proposer, mais il vaut peut-être mieux que j’aille seule.

– Alors, surtout, rappelez-vous ces bonnes résolutions que Mgr le vice-chancelier a obtenues de vous et gardez en mémoire que cette dame est, en quelque sorte, l’envoyée de notre Très Saint-Père !

– J’essaierai de m’en souvenir, Révérende Mère.

Elle pensait que tout dépendrait de ce que la dame en question avait à lui dire, mais qu’elle fût l’envoyée de Sixte IV ne pouvait qu’éveiller sa méfiance. Sans prendre la peine d’ôter sa cape noire, Fiora se dirigea vers le parloir du couvent.

C’était une grande salle voûtée en plein cintre et passée au lait de chaux qu’une grille d’épais barreaux de fer partageait en son milieu. Du côté du cloître, elle n’avait pour seul ornement qu’un crucifix de bronze, mais, du côté des visiteurs, des fresques hautes en couleur retraçaient le martyre du bienheureux pape Sixte II, décapité en l’an 258 avec quatre de ses diacres dans le cimetière de Calliste. L’artiste avait peint le saint plus grand que les autres personnages afin de bien montrer à quel point il leur était supérieur.