– Moi, je vous ai vue : non à votre arrivée, mais quand vous avez quitté le palais. Vous êtes de celles qui éveillent l’intérêt et j’ai voulu en savoir davantage sur vous. Cela a été relativement facile. J’entretiens d’excellentes relations avec le cardinal d’Estouteville, que votre présence à Rome met dans un grand embarras.
– Je ne vois pas pourquoi. Son rôle se borne, si j’ai bien compris, à faire savoir au roi de France que, par ordre du pape, j’ai été enlevée à quelques pas de sa résidence, séquestrée sur un bateau et conduite ici après un voyage qui a duré le double de temps qu’il aurait dû prendre normalement.
Rodrigo Borgia éclata de rire. Il aimait à rire, cela lui permettait de montrer ses belles dents blanches et ajoutait à l’attrait qu’il exerçait sur les femmes :
– Et vous trouvez que c’est un rôle facile ? Je n’ai pas le privilège de connaître le roi Louis et je le déplore, mais, d’après ce que j’en ai entendu dire, ce genre de message a peu de chances de lui plaire, surtout assorti de conditions qui, à mon sens, ne peuvent être acceptées d’un souverain. Fray Ignacio Ortega, que je connais bien, n’est qu’un fanatique dangereux et il devrait remercier Dieu de n’avoir pas été exécuté. C’est ce que j’aurais fait, moi. Quant au cardinal Balue, il n’est qu’un prétexte commode pour permettre à Sa Sainteté de s’immiscer dans les affaires de France. Puis-je vous demander quels sont au juste les sentiments du roi Louis envers vous ?
Fiora commençait à trouver que l’entretien prenait une étrange tournure. A moins que cette visite ne fût un piège, il semblait bien que le pape n’en était pas l’inspirateur.
– Connaître les sentiments du roi a toujours été la plus difficile des entreprises, Monseigneur, car il est un maître en fait de dissimulation. Je crois néanmoins qu’il a pour moi de l’amitié, car il l’a prouvé.
– Mais pas d’amour ?
– Je ne comprendrai jamais d’où vient cette fable. Pour ma part, je n’ai jamais entendu dire que le roi eût des maîtresses.
– Il en a eu, jadis, quand il était plus jeune, et elles lui ont même donné des enfants, mais à son âge et avec sa santé que l’on dit mauvaise...
– Qu’il en ait ou n’en ait pas, ce n’est pas là mon affaire, Monseigneur. Si vous voulez m’accompagner jusqu’à la chapelle, je suis prête à jurer sur les saints Évangiles que je ne suis pas et n’ai jamais été sa maîtresse. Voilà pourquoi j’ai dit l’autre jour que le pape avait fait un marché de dupes : Louis de France ne concédera rien pour me retrouver.
– Et surtout, il n’abandonnera pas Florence et c’est cela le but profond du Saint-Père. C’est pourquoi j’ai voulu vous voir.
– Qu’espérez-vous de moi ? Que j’aiderai le pape à se défaire des Médicis ? N’y comptez pas ! Je suis florentine avant tout et les Médicis me sont restés chers. Je ne ferai rien contre eux, fût-ce au péril de ma vie.
– Loin de moi une pareille idée ! Je n’ai pas d’affection particulière pour Lorenzo et son frère, mais que Riario devienne le maître de Florence me paraîtrait insupportable. Aussi bien, je ne suis pas venu vous parler politique, mais simplement vous dire ceci : le palais d’un cardinal, et singulièrement celui du vice-chancelier de l’Église, est un lieu d’asile inviolable au seuil duquel s’arrête la volonté du pape.
Il se tut, peut-être pour laisser ses paroles prendre tout le poids de leur signification. Seul se fit entendre le bruit de la fontaine qui jaillissait et retombait en pluie scintillante dans le bassin de marbre blanc. Comme si elle éprouvait le besoin de reprendre contact avec quelque chose de réel, Fiora alla y tremper ses doigts, laissant l’eau claire glisser sur eux et les rafraîchir. !
– Le couvent où je suis n’est-il donc pas un lieu d’asile ?
– Pas entièrement. On vous y a mise ; on peut vous en faire sortir que vous le vouliez ou non. Ce n’est pas le cas chez moi.
– J’entends bien, mais alors pour quelle raison m’offririez-vous un refuge ? Vous êtes l’un des plus hauts dignitaires de la cour papale et...
– Je viens de vous le dire : je ne suis pas venu parler politique. Sachez seulement que je n’approuve pas toujours celle du Vatican. En outre, il se peut que je souhaite ménager l’avenir en obligeant le roi de France. Enfin, je serais inconsolable s’il vous arrivait malheur car, en véritable hidalgo, j’aime à me dévouer au service des dames autant que j’apprécie les œuvres d’art. Vous êtes l’une et l’autre.
Fiora secoua ses mains, les essuya à un pan du voile qui couvrait sa tête et revint vers Borgia qui s’était levé.
– Parlons clair, Monseigneur ! Suis-je en danger ici ?
– Pas dans l’immédiat, peut-être, mais cela ne saurait tarder. J’ai entendu des bruits que je désire préciser. Bien sûr, après ce que vous avez subi, je devine qu’il vous est difficile d’accorder votre confiance, mais écoutez ceci : au cas où un événement quelconque vous inquiéterait, sachez qu’à partir de demain quelqu’un à moi viendra pêcher dans l’étang voisin. Si vous avez besoin d’aide, jetez un voile comme celui-ci, alourdi d’une pierre, par-dessus le mur que vous voyez là. La nuit venue, vous franchirez vous-même ce mur. Vous serez attendue.
C’était si surprenant que Fiora ne répondit pas tout de suite, essayant de réfléchir. Néanmoins, elle murmura :
– Votre bonté me confond, Monseigneur, mais, en allant chez vous, ferai-je autre chose que changer de prison ? Si vous voulez me secourir, aidez-moi à rentrer en France.
– Chaque chose en son temps ! Vous ne pouvez quitter Rome sans préparation. Votre fuite causera des remous qu’il faudra laisser s’étaler. Etes-vous si pressée de retourner chez vous ?
– J’ai un fils de trois mois. Son père est mort, et il n’a plus que moi.
– Gardez l’espoir et donnez-moi votre confiance. L’important est de vous mettre à l’abri. Ensuite, nous verrons à vous faire partir.
L’entretien était terminé. Le cardinal levait déjà une main étincelante de joyaux pour une bénédiction sous laquelle Fiora fut bien obligée de se courber, mais le respect n’y était pour rien. Simplement le souci des apparences, car elle en venait à se demander si cet homme au regard caressant était réellement un prince de l’Église. Fût-il venu seul et non escorté par mère Girolama qu’elle en aurait douté fortement.
– Réfléchissez ! murmura-t-il encore sans bouger les lèvres, mais réfléchissez vite ! Il se pourrait que le temps presse.
La simarre pourpre glissa le long des dalles blanches dans un doux bruit de soie froissée. Fiora regarda s’éloigner l’imposante silhouette du prélat entre les massifs de feuillage. Que cet inconnu dégageât un charme était indéniable, mais au fil des tribulations subies durant les deux années écoulées, la méfiance lui était devenue naturelle. Que le beau cardinal souhaitât se ménager le roi de France n’avait, à tout prendre, rien d’extraordinaire. Bien plus jeune que le pape, il pouvait convoiter le trirègne[xiii] et l’amitié de la France serait alors d’importance, mais cet avantage éventuel valait-il le risque certain qu’il courrait en donnant asile à une fugitive ?
Le temps était passé plus vite que Fiora ne le pensait et, à présent, le soleil se couchait dans un feu d’artifice et de longues traînées rouges annonçant du vent pour le lendemain. Sur ce fond sanglant, les arbres du jardin noircissaient et la jeune femme eut froid. Elle rejoignit le banc où elle avait laissé sa broderie, l’enferma dans un sac de toile et revint vers le cloître dont les fresques se décoloraient dans la lumière pourpre. Elle allait à pas lents, écrasée soudain par le sentiment de sa solitude, gagnée par la désespérante idée qu’elle était à jamais perdue au cœur d’un monde inconnu et hostile, truffé de pièges d’autant plus perfides qu’ils se cachaient sous des apparences séduisantes.
Le besoin de retrouver son bébé, la chère Léonarde et Péronnelle, et son Etienne tout bourru, et Florent qui l’aimait tant, et sa maison aux pervenches fut si violent tout à coup qu’elle passa un bras autour d’une colonnette encore tiède de soleil en s’y appuyant, tant elle avait besoin de s’accrocher à quelque chose de solide. Elle ferma les yeux, laissant les larmes couler librement.
– Ne pleurez pas ! chuchota une voix douce tandis qu’une petite main chaude se posait sur la sienne. Je suis venue vous chercher pour vous conduire à la chapelle car c’est l’heure de complies. Je chanterai pour le Seigneur, mais aussi pour vous !
A travers le brouillard des larmes, Fiora crut revoir Battista et l’entendre lui dire : « Demain c’est Noël et nous sommes tous deux des exilés. Si vous voulez je passerai la journée auprès de vous et je vous chanterai des chansons de chez nous. » Le temps avait passé mais ils étaient toujours des exilés : lui dans ces neiges de Lorraine où il avait choisi de s’ensevelir, elle sous ce soleil romain qui ne ressemblait à aucun autre.
Un élan la jeta au cou de la petite sœur Serafina, qu’elle embrassa :
– Pardonnez-moi ce moment de faiblesse que je n’ai pas su retenir, murmura-t-elle. Je pensais aux miens, à mon petit garçon...
– Le cardinal Borgia ne vous a pas apporté de mauvaises nouvelles, au moins ?
– Non. Pas vraiment mais, je vous l’avoue, je ne sais que penser. Si vous voulez, je vous en parlerai. Pour ce soir, merci, merci de votre amitié...
Elles se sourirent puis, se tenant par la main comme deux fillettes, rejoignirent la double file blanc et noir des dominicaines qui se rendaient à la chapelle.
En tant que sœur Serafina, la cousine de Battista pensait le plus grand bien du cardinal vice-chancelier que l’on disait fort aumônier, généreux et plein de mansuétude pour les péchés d’autrui, mais en tant qu’Antonia Colonna son jugement se nuançait curieusement. Elle était assez sage pour faire la part des choses, car la noblesse romaine n’avait aucune sympathie pour cette bande d’Espagnols venus de leur province de Valencia dans les bagages de l’oncle Calixte III. Tout les avait alors opposés aux Romains : différences de caractère, de mœurs et même de civilisation, les Espagnols venant d’une nation encore très féodale. Tout cela concourait à la mésentente, sans compter la solide xénophobie des Italiens qui, individualistes à l’extrême, commençaient à ressentir l’attrait des anciennes civilisations et à s’en imprégner. Ils jugèrent d’abord grossiers et peu fréquentables ces hommes encore marqués par les fureurs de leur vieille lutte contre les Maures, mais les nouveaux venus avaient les dents longues, et l’amour du faste. Ils s’intégrèrent très vite et, sous la houlette de Rodrigo, s’imposèrent en flattant le goût des Romains pour les fêtes et, surtout, en adoptant leur morale assez particulière qui veut que le crime puisse avoir de la grandeur et que l’homme, libéré d’anciennes contraintes par la culture, soit à peu près seul juge de son propre comportement.
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