– Personne, chez nous, n’a compris cette décision, et moins encore notre oncle, le comte de Celano, avec qui Battista était parti rejoindre les armées de Bourgogne. Il a tout tenté pour le ramener, mais il s’est heurté à une volonté farouche, irréductible. Battista voulait être moine.
– C’est insensé ! Mais enfin, peut-on entrer ainsi en religion sans l’assentiment du chef de famille ? Son père l’a-t-il autorisé ?
– En aucune façon. Il nourrissait de grands espoirs pour Battista.
– Alors, pourquoi ne pas en avoir appelé au pape ? Je sais que vous êtes l’une des deux plus puissantes familles de Rome.
– Nous l’avons été, mais nous ne le sommes plus. Les Orsini l’emportent en ce moment parce que le prince Virginio est l’intime ami du comte Girolamo Riario, le préféré parmi les quinze neveux du Saint-Père. Evidemment, nous n’avons pas renoncé à la guerre contre cette famille de forbans, mais à présent c’est à nos risques et périls.
– Quinze neveux ? Quelle famille ! Rien que des hommes ?
– Non. Il y a aussi des filles et on les marie bien. Quant aux garçons, s’ils ne sont pas cardinaux, on les décrasse pour en faire de vrais seigneurs. Le « comte » Girolamo qui a épousé la bâtarde préférée du duc de Milan a obtenu les Romagnes et guette Florence. Un autre est préfet de Rome, le cardinal Giuliano della Rovere[xi] est évêque de Lausanne, Avignon, Constance, Mende, Savone, Viviers et Vercelli. Son palais del Vaso, que l’on nous a pris, est plein d’objets rares, d’artistes, d’érudits et de poètes, car il s’intéresse beaucoup plus à la pensée grecque ou romaine qu’aux Évangiles. Un autre, disgracié physiquement, a épousé une fille naturelle du roi de Naples, qui a été contrainte à ce mariage, comme Catarina Sforza. Je ne peux tout vous dire mais, dans un temps proche, le jeune Rafaele Riario, qui a dix-sept ans et étudie à Pise, recevra le chapeau de cardinal au titre de San Giorgio in Velabro[xii] et ce n’est certainement pas le dernier bienfait dont le pape fera bénéficier sa famille.
Rome et même l’Italie entière ne sont pour lui qu’un immense jardin dans lequel il pille les fruits les plus succulents pour les offrir aux siens, quitte à spolier ceux qui lui déplaisent.
– Et vous, les Colonna, vous lui déplaisez ?
– Bien sûr. Heureusement, nous gardons beaucoup d’amis et de partisans. Cela nous permet de faire à ces gens tout le mal que nous pouvons.
Fiora avait peine à en croire ses oreilles. Cette petite nonne vouée en principe à la prière, au pardon des injures, au renoncement et au seul amour de Dieu venait de dépouiller la douceur lisse de son apparence pour laisser voir le fond d’une âme emplie d’amertume et peut-être de haine. Elle approuvait les meurtres dont accouchait chaque nuit romaine. Une question, alors, lui vint naturellement :
– C’est de votre plein gré que vous êtes entrée ici, sœur Serafina ?
– Quand nous serons seules, appelez-moi Antonia, je préfère.
Elle se tut un moment, hésitant à se livrer davantage, mais se décida, pensant probablement en avoir déjà trop dit :
– Quant à votre question, c’est bien moi qui ai demandé à prendre le voile ici pour ne pas épouser Leonardo della Rovere, celui que l’on a marié à la Napolitaine. Mon père a évité de plus graves ennuis en abandonnant à cet avorton la plus grande partie de ma dot. Je l’avoue, j’étais révoltée lorsque je suis arrivée, mais à présent, je n’ai plus envie de m’en aller. A quoi cela me servirait-il puisque Battista ne reviendra plus ?
Dans les grands yeux noirs à ce point semblables à ceux du page qu’elle en éprouva une sorte de vertige, Fiora lut un désespoir si poignant qu’elle eut envie de prendre cette enfant dans ses bras, comme une petite sœur malheureuse. Mais tout, dans l’attitude d’Antonia, disait qu’elle eût refusé sa pitié.
– Vous l’aimiez à ce point-là ?
– Je l’aime toujours et je l’aimerai tant que je vivrai. A présent laissons mes misères de côté ! C’est de lui que je voudrais vous entendre parler, car vous avez longtemps vécu auprès de lui...
– Plus d’un an : du premier siège de Nancy au second.
– Un an ! J’aurais donné ma vie pour ces quelques mois et, je peux bien vous l’avouer : je vous ai jalousée, détestée. Il disait que vous étiez si belle... et il avait raison.
– Mais vous, vous aviez tort. Quiconque nous a connus l’an passé pourrait vous le dire : nous étions frères d’armes en quelque sorte, car Battista était otage, lui aussi. Il répondait de moi sur sa tête si j’avais essayé de m’enfuir. Le duc Charles savait employer tous les moyens pour obtenir ce qu’il voulait. Je m’en veux de n’avoir pas cherché à revoir Battista avant de partir de Nancy et je vous promets, si je parviens à retourner chez moi, ce que j’espère, que j’irai là-bas et il faudra bien que Battista me dise ce qui lui est passé par la tête pour agir ainsi.
– De toute façon, même s’il revenait maintenant, je ne suis plus que sœur Serafina...
– Vous n’êtes que novice, comme il doit l’être aussi. Essayez de ne pas prononcer vos vœux trop vite et priez pour que je réussisse à m’enfuir !
Avec une spontanéité enfantine, Antonia se jeta à son cou et posa sur ses joues deux gros baisers sonores. Les nuages qui l’instant précédent embrumaient les grands yeux noirs venaient de faire place à un ciel nocturne plein d’étoiles.
– Je ferai tout pour vous aider ! promit-elle.
Elle n’eut pas le temps d’en dire davantage. Sœur Cherubina accourait, retenant à deux mains ses cotillons pour aller plus vite et se retournant de temps en temps pour voir si quelqu’un la suivait.
– Sauvez-vous, sœur Serafina ! fit-elle. Notre mère prieure vient par ici avec Mgr le cardinal vice-chancelier qui a émis le désir de vous voir, donna Fiora !
– Le vice-chancelier ? Qui est-ce ? demanda la jeune femme. Je m’y perds un peu dans tous ces cardinaux.
Mais sœur Serafina avait filé sans demander son reste et disparu dans le bosquet de citronniers. Ce fut Cherubina qui se chargea de la réponse :
– Sa Grandeur le cardinal Borgia, un Espagnol et un bien bel homme. Il a des yeux... comme de la braise !
Un moment plus tard, tandis qu’elle s’agenouillait pour baiser l’anneau du prélat, Fiora pensa que sœur Cherubina, qui s’était d’ailleurs enfuie aussi vite qu’elle était venue, avais émis dans sa candeur naïve un jugement d’une grande justesse : sous leurs sourcils noirs, les prunelles de Rodrigo Borgia brasillaient littéralement, mais que son sourire à belles dents blanches était donc aimable quand il remercia mère Girolama d’avoir pris la peine de le mener elle-même vers sa pensionnaire ! Dans le cadre austère du camail de toile blanche, le visage de celle-ci en prit la couleur de ces belles cerises dont Péronnelle faisait de si bonnes confitures. Et quand elle s’éloigna, Fiora constata que sa démarche était d’une légèreté toute nouvelle.
Immobile dans la splendeur de ses hermines neigeuses et de ses velours pourpres, le cardinal attendit qu’elle eut disparu pour se tourner vers Fiora qui s’était relevée, puis son regard fouilla la luxuriante végétation autour du banc. Sans doute peu satisfait de son examen, il dit soudain :
– Faisons quelques pas, voulez-vous ? Nous pourrions aller jusqu’à ce bassin que j’aperçois là-bas. J’ai toujours aimé les fontaines. Elles sont, avec les cloches, les voix les plus harmonieuses que la terre puisse offrir au Seigneur. Et il y a là un banc où nous serons à merveille pour causer...
D’où Fiora conclut que le beau cardinal n’aimait pas la musique et qu’il souhaitait surtout que personne n’entendît ce qu’il avait à dire. Ce qui l’étonna : elle ne l’avait encore jamais vu et, s’il était envoyé par le pape comme tout le laissait supposer, elle ne voyait pas bien ce que l’on pouvait avoir à lui transmettre de si confidentiel.
Tout en cheminant modestement un peu en retrait de son imposant visiteur, elle ne pouvait s’empêcher de remarquer que, sur les gants rouges, l’anneau pastoral n’était pas le seul ornement, qu’il voisinait avec de lourdes bagues enrichies de pierreries, que la « capa magna » portait des broderies d’or, que sur la mosette d’hermine la croix d’or longue comme une main d’homme était constellée de gros rubis et que le chapeau rouge à larges bords, signe distinctif de la dignité, qui ombrageait le profil impérieux de Borgia avait des glands d’or et une riche agrafe. Même le cardinal d’Estouteville qui avait si fort impressionné Fiora n’était pas si fastueux. Quant au pape, il devait disparaître complètement derrière la splendeur de son « frère en Jésus-Christ ».
Parvenu au banc indiqué, le cardinal s’assit, étalant autour de lui un tel flot de moires et de velours qu’il ne restait plus la moindre place pour Fiora, qui d’ailleurs ne fut pas invitée à prendre place. Elle resta donc debout devant lui, n’osant rompre la première un silence que le visiteur semblait prendre plaisir à prolonger. Son regard brillant examinait la jeune femme avec une insistance qui mit un peu de rouge à ses pommettes et un plaisir évident qui s’épanouit en un sourire affable. Enfin, il se décida à parler.
– En dépit de ce que l’on dit, le séjour à San Sisto semble avoir une heureuse influence sur votre santé, donna Fiora. Vous étiez en triste état lors de votre arrivée, mais il n’y paraît plus et vous avez retrouvé tout votre éclat.
Encore qu’elle lui fût reconnaissante de lui éviter les « ma fille » ou « mon enfant » habituels aux gens d’Église lorsqu’ils s’adressent aux simples mortels, Fiora fut surprise d’une si curieuse entrée en matière. Elle était d’un galant homme, sans doute, mais les prêtres cultivaient en général peu le compliment.
– Je remercie Votre Grandeur d’une sollicitude qui me touche, dit-elle prudemment, mais je ne comprends pas comment elle peut faire la différence. Je ne me souviens pas de l’avoir vue lorsque je suis arrivée au Vatican ?
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