– Vous êtes en piteux état, constata celle-ci en considérant sa nouvelle pensionnaire d’un œil apitoyé. Etes-vous malade ?

– Non, ma mère, je ne crois pas. Mais, durant deux longs mois, j’ai voyagé sur la mer où j’ai beaucoup souffert. La nourriture a fait le reste.

– Je vois. Pour ce soir, je vais vous conduire à votre chambre où l’on vous apportera un repas.

– Ne pourrais-je avoir de l’eau pour me laver ? Je n’ai pas fait une vraie toilette depuis des semaines.

– Je n’osais pas vous le proposer, fit la prieure avec un demi-sourire. Il m’est arrivé d’avoir des pensionnaires qui dédaignaient les soins du corps et j’avoue que je ne les appréciais guère. On vous portera de l’eau, du linge et des vêtements, mais je n’ai à vous offrir que des habits de novice.

– Je serai heureuse de les porter. Quant à ceux-ci...

– On les lavera et, si vous n’en voulez plus, on les donnera aux pauvres. Tant que vous serez chez nous, vous n’en aurez pas l’usage. Venez à présent ! Je crois, en vérité, que vous avez surtout besoin de repos.

La cellule qui l’accueillit ouvrait sur une galerie à colonnettes donnant directement sur le jardin mouillé. Avec son lit étroit à rideaux blancs et son mobilier simple, elle ressemblait beaucoup à celle que Fiora avait occupée à Santa Lucia de Florence au temps de la catastrophe qui avait détruit sa vie. La sœur converse qui vint l’y rejoindre alluma un petit brasero pour combattre la froide humidité et lui permettre de se laver sans trop grelotter, déposa une rose tardive dans un petit pot de majolique verte et se mit à bavarder joyeusement tout en déployant les draps propres qu’elle destinait au lit et en secouant les couvertures.

Fiora apprit ainsi qu’elle s’appelait sœur Cherubina, nom peu courant, mais que justifiaient son visage rose et joufflu et ses yeux d’un azur léger. Elle était fille d’un paysan des environs de Spolète dont le seigneur avait fait entrer Cherubina au couvent en même temps que sa fille cadette, Prisca, sœur de lait de la petite paysanne qui lui était fort attachée. Il y avait à présent cinq ans qu’elle était à San Sisto, et s’y serait trouvée pleinement heureuse – car elle n’imaginait pas qu’il y eût un endroit plus beau au monde – si sœur Prisca n’y eût dépéri depuis le dernier été sans que l’on pût trouver remède à son mal.

– On n’y peut rien, conclut-elle en écartant des mains désolées. C’est le marécage qui est à côté du couvent. L’été, il y a beaucoup de moustiques et ils portent la malaria.

En résumé, San Sisto était peut-être le plus bel endroit du monde, mais probablement l’un des plus insalubres. Grâce au ciel, l’été était fini depuis longtemps et lorsqu’il reviendrait, Fiora espérait bien avoir quitté le couvent. Mais ce soir-là, en s’étendant entre des draps frais qui sentaient la bergamote, après avoir soupe de pâtes au basilic et d’une succulente salade de fruits, la jeune femme pensa que, moustiques ou non, ce couvent était à sa manière un de ces lieux privilégiés où la douleur fait trêve et où l’on peut encore croire en la miséricorde divine. Sœur Cherubina était un peu déçue de n’avoir point reçu de confidences en échange de son histoire, mais Fiora s’était excusée en invoquant sa très réelle envie de dormir et en promettant d’être plus communicative par la suite.

L’impression délicieuse de se trouver à l’abri de la méchanceté des hommes et de reprendre pleine possession d’elle-même persista dans les jours qui suivirent. Sous la direction douce mais ferme de mère Girolama, le couvent semblait former une grande famille dont chaque membre paraissait satisfait de son sort. Sereines, les dominicaines trouvaient dans le travail, la musique, la méditation et la prière cette paix du cœur et cette sécurité de l’âme que peut apporter un ordre spirituel. Contre les murailles de San Sisto venaient se briser les bruits du dehors, le chuchotement des intrigues comme les cris d’agonie des victimes que, chaque nuit, l’incessante, l’éternelle querelle des deux puissantes familles qui se partageaient Rome, les Orsini et les Colonna, abandonnait dans les carrefours ou dans l’ombre d’une ruelle. On y vivait pour chanter les louanges de Dieu et pour œuvrer à sa plus grande gloire. Aussi les offices y étaient-ils d’une grande beauté. Fiora aima à en prendre sa part et à joindre sa voix à celles des nonnes qui l’avaient accueillie avec une simple gentillesse et sans lui poser trop de questions.

On savait bien sûr qu’elle était florentine, la seule du couvent, et l’on apprit bientôt qu’elle était veuve d’un des meilleurs capitaines du Téméraire. Mais le défunt duc de Bourgogne était parfaitement inconnu des nonnes, hormis d’une seule qui, après quelques hésitations, vint un matin rejoindre Fiora au jardin.

Ce jardin, la jeune femme en avait fait son lieu de prédilection et, dès que le temps le permettait, elle s’y installait avec un travail de broderie ou en parcourait lentement les allées tracées avec soin. Il n’avait rien de comparable avec celui de la maison aux pervenches, ni même avec celui de la villa Beltrami à Fiesole, que Fiora avait tant aimé. Celui-là, en dépit de l’hiver tout proche qui le privait de la plus grande partie de ses fleurs, rassemblait autour d’un grand pin parasol des bosquets de citronniers, de grenadiers et de lauriers-roses. Contenu par les sentiers couverts de petites plaques de marbre qui rejoignaient des bassins où chantaient des fontaines, c’était un fouillis des plantes méditerranéennes les plus odoriférantes d’où jaillissaient parfois un buisson de rosiers ou les longues plumes du genêt d’Espagne. Bien sûr, il y avait un potager savamment ordonnancé et planté avec une grande rigueur, protégé des vents par des haies de cyprès, mais tout le reste semblait l’œuvre d’un jardinier à la fois génial et un peu fou.

Assise sur le banc qu’elle avait élu dès le premier jour, une nappe d’autel qu’elle s’était offerte à broder entre les mains, mais sur laquelle ses doigts ne s’activaient guère, Fiora vit approcher une jeune moniale. Elle l’avait remarquée à la chapelle pour sa voix angélique, et son visage lui semblait vaguement familier. Elle lui sourit pour l’encourager à la rejoindre, car la jeune fille était visiblement timide :

– Souhaitez-vous me parler, ma sœur ? demanda-t-elle.

– Je vous ai dérangée et vous en demande bien pardon, fit la petite nonne en rougissant très fort.

Elle ne devait pas être au couvent depuis très longtemps car elle portait, comme Fiora elle-même, la robe blanche des novices.

– Dites plutôt que vous me surprenez en flagrant délit de paresse puisque, vous le voyez, je ne faisais que rêver. Venez donc vous asseoir sur ce banc !

– Merci. Voilà plusieurs jours déjà que je souhaite vous parler, mais il a fallu que je rassemble mon courage. On nous a seulement dit que vous êtes une demoiselle de Florence mariée à un grand seigneur de Bourgogne. Et je voudrais savoir... Seriez-vous la comtesse de Selongey ?

– Mais oui, fit Fiora étonnée, comment cette idée vous est-elle venue ?

– Je vous en prie, ne croyez pas que je cède à une curiosité vulgaire. Vous comprendrez mieux lorsque je vous aurai dit qui je suis.

– Vous êtes sœur Serafina. J’aime tant vous entendre chanter que je me suis renseignée.

– Oui. Ici je suis Serafina, mais dans le monde j’étais Antonia Colonna.

Une brusque lumière entra dans l’esprit de Fiora en même temps qu’une bouffée de joie :

– Battista ! s’écria-t-elle. Mais c’est à lui, bien sûr, que vous me faites penser. Vous êtes de sa famille ?

– Nos mères sont sœurs et nous avons le même âge. Si nous avions été jumeaux, nous n’aurions pu être plus proches. Depuis qu’il est parti, il m’a souvent écrit... et il a parfois parlé de vous. Vous étiez amis, je crois ?

– Plus qu’amis ! Vous dites qu’il est pour vous comme un frère. C’est un peu ce qu’il a été pour moi : un jeune frère plein d’attentions et de gentillesse. J’étais alors l’otage du duc de Bourgogne et c’est grâce à Battista si je n’ai pas sombré dans le désespoir en certaines circonstances. Mais après les funérailles du duc Charles, il a disparu et je n’ai plus rien su de lui. Vous allez pouvoir me donner de ses nouvelles à présent ? ajouta-t-elle avec animation. Je suppose qu’il est rentré à Rome ?

– Non. Il est resté là-bas !

Sœur Serafina détourna les yeux pour que sa compagne ne vît pas ses larmes, et chez Fiora la joie fit place à l’inquiétude.

– Il est resté à Nancy ? Mais pourquoi ? Il n’a pas été blessé à la dernière bataille qui a coûté la vie au duc, et j’ai entendu dire qu’en raison de son âge, il ne serait pas retenu prisonnier ?

– En effet, et il aurait pu rentrer. S’il est resté dans ce pays, c’est de sa propre volonté. Il a demandé à être admis au nombre des moines chargés de veiller sur le tombeau où est enseveli celui qu’il appelait le Grand Duc d’Occident. Il ne reviendra jamais !

Cette fois, Serafina pleurait sans plus chercher à se cacher et Fiora, navrée, ne sut comment apaiser ou au moins adoucir cette douleur. En même temps, elle se faisait de vifs reproches : toute à son amour retrouvé, elle ne s’était plus souciée du page et avait quitté Nancy sans chercher seulement à le revoir. Mais la conduite de Battista n’en demeurait pas moins incompréhensible. Aimait-il donc le duc au point de se vouloir son serviteur pour l’éternité ? Au point d’ensevelir avec lui tous les espoirs qu’il était en droit de mettre dans la vie ? Vouloir rester près du tombeau ? Quelle chose absurde ! Que s’était-il donc passé auprès de l’étang Saint-Jean où Battista avait guidé ceux qui recherchaient le corps du vaincu ? Quel bouleversement la vue du cadavre à demi dévoré par les loups avait-elle opéré sur l’âme de ce garçon qui rêvait de gloire, qui aimait la vie et qui, jeune, beau, riche et prince, n’avait rien d’autre à en désirer ? Sinon peut-être l’amour... un amour qui n’attendait que lui et n’avait jamais osé dire son nom. Serafina cependant reprenait :