Il fallut à Fiora beaucoup d’empire sur elle-même pour saluer ce pape qui ne ressemblait que de très loin à l’idée qu’elle s’était faite d’un vicaire du Christ, mais elle s’agenouilla presque aux pieds du cardinal d’Estouteville.
– Soyez remercié de votre charité, Monseigneur, et daignez prier pour moi et pour l’enfant auquel on m’a arrachée. Je jure que je suis digne de votre protection !
La main si blanche où brillait un lourd saphir traça sur sa tête inclinée le signe de la bénédiction, puis le regard bleu la suivit tandis qu’elle se tournait vers donna Catarina :
– Merci à vous, Madonna ! Je n’oublierai pas. Enfin, elle se plaça d’elle-même entre les soldats et retraversa la salle sous leur escorte. Elle atteignait le seuil quand elle s’aperçut qu’une troupe d’hommes, jeunes pour la plupart et richement vêtus, encombraient l’antichambre. Un personnage d’une trentaine d’années, mais déjà gras, pérorait au milieu d’eux, s’en prenant aux gardes qui lui refusaient l’entrée et au cérémoniaire.
– Vous avez laissé passer ma femme ! Je veux la rejoindre. D’ailleurs, le Saint-Père m’attend !
– Un instant, messer Girolamo, un tout petit instant ! plaidait Patrizi. Le Saint-Père a formellement indiqué qu’il ne voulait être dérangé par quiconque.
– Et la comtesse Riario n’est pas quiconque, on dirait ?
– Rien ne saurait l’arrêter, Monseigneur. Son charme lui donne droit à toutes les indulgences.
Fiora se désintéressa du débat et passa son chemin. Elle avait entrevu Riario, sa tête vulgaire aux traits lourds, aux cheveux raides, l’insoutenable vulgarité de son comportement que sa robe tissée d’or ne faisait qu’aggraver. Que la charmante Catarina fût mariée à ce lourdaud était l’une des absurdités qui semblaient le lot de ce palais plus que royal.
Le destin venait de la faire basculer dans un monde dont elle n’avait jamais eu la moindre idée, même quand elle habitait Florence. Ce pape sans grandeur, uniquement occupé de politique tortueuse et de biens terrestres, dont on pouvait se demander quel genre de prières il adressait à Dieu – si d’aventure il lui arrivait de prier ! –, cette cour peuplée d’hommes de main et d’esclaves, jusqu’à cette jolie Catarina qui s’installait sur les marches du trône papal en habituée, tout cela ne faisait que confirmer ce que ses rapports avec Ignacio Ortega et son séjour au couvent de Santa Lucia à Florence lui avaient laissé entrevoir : Rome sur les chemins de laquelle peinaient encore tant de pèlerins, tant de pauvres gens soutenus par l’unique et patient désir de prier au tombeau de l’Apôtre et de recevoir la bénédiction du souverain pontife, Rome n’était-elle pas en train de devenir un repère de voleurs ?
Pour sa part, Fiora allait bientôt pouvoir constater à quoi ressemblait un couvent romain ; elle éprouvait malgré tout une sorte de soulagement en pensant qu’elle y trouverait au moins le calme de la clôture, le silence et la paix, tout ce dont son corps épuisé et son esprit douloureux avaient besoin. Même à Santa Lucia elle avait réussi à dormir, et c’était de repos qu’elle avait le plus besoin après ce qu’elle venait de subir. Plus tard, elle recommencerait à penser et à chercher le moyen de bénéficier le moins longtemps possible de l’hospitalité papale.
Le grand Domingo avait disparu, et elle en éprouva un regret. Il avait représenté pour elle un appui qui allait lui manquer. Dans la cour du Vatican, on la fit monter sur une mule qu’une troupe de soldats enveloppa aussitôt. Leur chef ressemblait assez à Montesecco avec qui, d’ailleurs, elle le vit parler un instant. Elle devait apprendre plus tard que les deux hommes étaient frères, tout en étant dissemblables.
La nuit était venue. Une nuit humide et froide qui changeait l’aspect des choses et effilochait la flamme des torches aux mains des serviteurs. Passé le grand portail, on plongea dans les ténèbres extérieures, mais les yeux de Fiora s’accoutumèrent vite et elle s’aperçut que la nuit était moins sombre qu’elle ne l’avait cru. Les seules lumières encore visibles éclairaient les tabards aux armes du pape à la tête de son escorte. Elle s’efforça de repérer de son mieux le chemin qu’on lui faisait suivre, précaution indispensable pour une possible fuite.
Après la place Saint-Pierre, guère plus grande qu’un parvis de village, on défila devant quelques bâtiments aux portes desquels des pots à feu brûlaient dans des cages de fer, puis devant une forteresse constituée pour l’essentiel par une énorme tour cylindrique au sommet de laquelle se devinait la silhouette géante d’un ange aux ailes déployées. En face, un pont garni de boutiques aux volets clos enjambait le Tibre, dont l’eau noire était à peu près invisible. Puis l’on s’enfonça dans un dédale obscur qui semblait être un énorme chantier de construction coupé de terrains vagues.
Longtemps abandonnée par les papes au profit d’Avignon, la Rome des Césars et ses monuments gigantesques se fût sans doute effritée tranquillement jusqu’à disparition totale si certains papes comme Nicolas V et surtout Sixte IV n’avaient pris son sort dans leurs mains vigoureuses, obligeant les architectes qui reconstruisaient les églises à se procurer des pierres hors de la ville au lieu d’aller les chercher sur les vieux bâtiments voisins devenus ainsi de confortables carrières.
Bien sûr, avec le retour des papes, la richesse avait afflué de nouveau sur Rome. Les pontifes construisaient sur la colline vaticane pour remplacer leur antique palais du Latran détruit par un incendie et, autour d’eux, cardinaux et hauts fonctionnaires se hâtaient de se bâtir des palais plus grands et surtout plus riches que ceux des anciennes familles demeurées sur place. Mais toutes ces constructions se faisaient sans ordre, Rome ne comportait guère alors que quelques places et, en dehors de ruelles capricieuses, une ou deux artères un peu larges et aérées comme le Corso, ainsi nommé parce qu’il servait jadis à des courses de chevaux, d’ânes... et de Juifs. Sixte IV, qui avait décidé de faire de cet immense coupe-gorge délabré où dominaient les champs de ruines une cité civilisée, ordonnée, aux rues pavées autrement qu’avec les cruels petits cailloux ronds du fleuve, avait fort à faire pour édifier une capitale à la mesure de ses ambitions. Après avoir bâti un pont sur le Tibre, construit l’hôpital San Spirito, des églises et des couvents, il couvrait Rome de chantiers qui abattaient les masures et dégageaient les monuments antiques livrés au lierre et aux herbes folles.
A cette heure vespérale, constructions neuves et vieilles bâtisses étaient fraternellement confondues dans la même grisaille sous une brume qui brouillait tout et Fiora finit par renoncer à démêler un chemin quelconque dans le dédale où l’on s’enfonçait. Elle ne sut pas que l’on chevauchait vers le Circus Maximus, que l’on passait devant les ruines encore debout du palais à sept étages de Septime
Sévère pour rejoindre les thermes de Caracalla qui dressaient vers le ciel noir un imposant fragment mutilé de la grande architecture impériale. La majesté de ce fantôme des temps anciens, rouge et noir, força tout de même son intérêt et elle demanda au capitaine ce que cela représentait. Il lui répondit, ajoutant :
– Vous aurez tout le temps de les admirer. Voici le couvent San Sisto où je vous mène : il est juste en face.
En effet, un peu en contrebas du chemin où les grandes dalles romaines affleuraient encore, se dressaient des murs ocre qui enserraient un fouillis de végétation, des bâtiments bas mais harmonieux et le campanile carré d’une église. Quand la troupe fit halte, on put entendre l’écho d’un chant religieux étouffé par l’épaisseur des murs, et aussi le croassement des grenouilles du marais voisin.
De son poing ganté de cuir, l’un des soldats alla frapper à la porte où se découpait un étroit guichet. Il frappa plusieurs fois, jusqu’à ce qu’un visage mince encadré dans une guimpe blanche se montrât derrière les barreaux.
– Par ordre de Sa Sainteté le Pape, ouvrez ! ordonna le capitaine qui se tenait auprès de Fiora. J’amène celle que l’on vous avait annoncée.
Le guichet se referma et la porte s’ouvrit lentement, mais sans bruit, découvrant la forme blanche de la sœur tourière :
– Que le Seigneur veuille tenir en Sa garde notre Très Saint-Père ! murmura-t-elle en se signant. Entrez, ma sœur ! Il est vrai que nous vous attendions.
Fiora descendit de sa mule et s’avança tandis que l’escorte reculait, les hommes non prêtres n’ayant pas le droit de franchir la clôture. La voix de la religieuse était douce et les chants que l’on entendait d’une grande beauté. Une main pâle se tendit vers Fiora qui, tout naturellement, y plaça la sienne avec la sensation qu’en elle s’apaisaient les angoisses, les méfiances et les craintes. Se pouvait-il que ce couvent-là fût réellement un asile de paix ?
CHAPITRE VI
LE JARDIN DE SAN SISTO
Le couvent des dominicaines de San Sisto, qui bénéficiait de la protection toute particulière du pape, était l’asile préféré des jeunes filles nobles ayant choisi de renoncer au monde, mais il arrivait qu’une jeune veuve pût y trouver refuge ou encore une femme suffisamment bien en cour pour qu’on l’y admît. Venant tout droit du Vatican, Fiora fut reçue avec courtoisie par mère Giro-lama, femme d’un certain âge qui avait dû être d’une grande beauté et qui, de toute évidence, avait l’habitude du commandement. Elle avait des yeux clairs qui regardaient droit, une voix sonore et musicale, et un sourire peu fréquent mais chaleureux qui lui gagnèrent aussitôt la confiance de Fiora. Après avoir craint successivement d’être livrée au bourreau puis d’aller endurer un calvaire au fond d’une prison, c’était bon de s’en remettre aux mains de mère Girolama.
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