– Je vois que tu as sorti le Saint Augustin. Montre-moi vite ces passages qui t’ont paru si étonnants !

D’un petit geste désinvolte, il avait congédié le cardinal Borgia, mais il était écrit que, ce jour-là, le pape n’aurait pas droit à sa récréation. Au moment même où Borgia allait franchir la porte, un nouveau personnage s’y glissa : le cérémoniaire de la cour pontificale, Agostino Patrizi, dont le long visage pâle semblait souffrir de perpétuelles offenses. Confit dans les règles d’une étiquette sévère à laquelle il croyait plus qu’à la loi divine, Patrizi avait le génie de déranger le pape au moment le plus inopportun, mais il lui était si aveuglément dévoué que celui-ci lui passait bien des choses, quitte à le faire bénéficier d’une de ses célèbres colères quand il dépassait les bornes. Ce qui faillit advenir ce jour-là.

– Qu’est-ce que tu veux encore ! lui jeta le pape du plus loin qu’il l’aperçut.

L’autre se jeta à genoux :

– Très Saint-Père, bafouilla-t-il, voici plusieurs semaines déjà vous m’aviez dit de vous prévenir, en quelque lieu que vous soyez, lorsque Gian-Battista de Montesecco viendrait au palais.

Sixte tourna aussitôt le dos à Saint Augustin :

– Il est là ?

– Oui, Votre Sainteté !

– Seul ?

– Non. Votre esclave nubien Domingo est avec lui... et il y a aussi une femme.

– Quel genre de femme ? Ne fais pas cette tête-là ! Décris-la-moi !

L’air offensé de Patrizi était en effet plus évident que jamais. Il leva les yeux au ciel et soupira :

– Jeune, brune... et je crois qu’on peut dire qu’elle est très belle. Du moins elle le serait si elle n’avait pas l’air si fatigué.

– Tiens donc ? souffla Borgia entre ses dents. Tu joues les maquereaux à présent, monsignore ! Où l’as-tu dénichée, celle-là ?

Dédaignant de répondre, Patrizi fit le geste de chasser une mouche importune et marcha au-devant du pape qui clopinait vers lui.

– Fais-les attendre dans la salle du Perroquet dont tu feras fermer les portes soigneusement. Ah ! j’oubliais : fais prévenir le cardinal camerlingue[x] mais qu’il vienne seul ! Donne-moi ton bras, Rodrigo !

Borgia se fit d’autant moins prier que ce préambule l’avait alléché et qu’il grillait de curiosité. Dès qu’il était question d’une femme, et surtout d’une inconnue, l’appétit proverbial du beau cardinal espagnol se manifestait. Toujours « merveilleusement disposé à l’amour », il entretenait, outre une maîtresse en titre dont il avait deux enfants, de nombreuses courtisanes qui contribuaient à l’agrément du somptueux palais qu’il possédait à la Zecca. Flairant d’autre part une odeur de mystère car Montesecco, l’homme de main du pape, avait disparu du Vatican depuis plusieurs mois, il eût porté Sa Sainteté dans ses bras si Celle-ci en eût manifesté l’intention.

Hélas, à sa grande déception, une fois arrivé dans ses appartements, Sixte IV le remercia benoîtement de son aide, puis lui donna sa bénédiction et un rendez-vous pour le lendemain.

Dire que Fiora était fatiguée relevait de l’euphémisme. Jamais elle n’avait connu pareille lassitude, même après la naissance de cet enfant à qui elle n’osait plus penser pour ne pas sombrer dans le désespoir, même dans cette vie épuisante qu’elle avait connue l’an passé en suivant les pas du Téméraire.

Durant des semaines, la caraque avait tracé son chemin difficile au long des côtes de France, d’Espagne et du Portugal, emportée par les tempêtes d’équinoxe où la prisonnière avait pensé périr cent fois. En passant les anciennes colonnes d’Hercule, on n’avait dû qu’à un brouillard soudain d’échapper à un pirate maure et c’est seulement une fois entré en Méditerranée que le courageux navire avait connu un peu de calme. Mais l’automne était là, et il avait fallu lutter contre un grain furieux qui s’était levé au large de la Corse et l’avait jeté à la côte, heureusement assez près de Civita Vecchia pour qu’il pût entrer au port en évitant le naufrage.

Tout ce temps, Fiora l’avait passé enfermée dans sa cabine sans voir quiconque, sinon Domingo qui veillait sur elle avec une constance qui avait fini par la toucher. Il lui apportait à manger, lavait son linge et même lui racontait les menus faits qui se passaient sur le bateau. Bien sûr, il avait soigné le mal de mer qui l’avait laissée sans forces au fond de sa couchette, souhaitant éperdument que cet infernal vaisseau s’engloutît corps et biens pour que cesse son supplice. Mais, après deux bonnes semaines, les nausées s’étaient retirées et Fiora, qui n’avait guère pu avaler pendant tout ce temps que des tisanes de menthe froides et sucrées, put s’alimenter un peu mieux. Les bouillies de céréales et la viande séchée n’étaient pas vraiment susceptibles d’ouvrir l’appétit, mais il fallait vivre. Une courte escale que l’on fit à Cadix permit d’embarquer des vivres frais, des œufs et des oranges, et de poursuivre le voyage sans trop de dommages. Fiora d’ailleurs n’était pas seule victime du mal de mer. Montesecco en avait souffert sévèrement et, de ce fait, n’avait visité sa prisonnière que deux fois. Ce dont elle ne s’était pas plainte.

A fréquenter quotidiennement le grand Nubien, Fiora avait fini par apprendre de lui certaines choses. D’abord que, s’il jouissait de la confiance du pape, il n’en était pas moins un esclave attaché à sa maison particulière. Le Saint-Père appréciait sa force, sa sagesse et son goût du silence. S’il l’avait envoyé avec Montesecco, c’était pour être bien certain que la prisonnière aurait une chance d’arriver à destination sans avoir été trop molestée.

– C’est étrange, dit alors la jeune femme. Lorsque tu m’as sauvée de lui sur la barge, il venait de me menacer, si je ne lui obéissais pas en tout, de m’attacher à fond de cale et de me livrer à ses hommes qui étaient au nombre de dix dont un Tartare et un Noir. Y a-t-il un autre Noir que toi ?

– Non. Je suis le seul et c’était pure vantardise. Il voulait te terrifier dès le premier abord.

– Pourquoi, alors, te laisse-t-il t’occuper seul de moi ? Il ne craint pas que...

Pour la première fois, la jeune femme entendit rire Domingo. Un rire à sa taille qui fit vibrer les petits carreaux de la fenêtre.

– Je n’ai aucune honte à l’avouer, fit-il alors. Il y a dix ans que les Turcs m’ont privé de ma virilité. Une cruelle épreuve alors, mais à laquelle je dois bien des compensations : par exemple d’avoir été offert au pape par le seigneur Ramon Zacosta, grand maître des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem. C’est lui qui m’a baptisé Domingo après avoir fait pendre à Rhodes le reis qui me tenait captif sur sa galère avec d’autres esclaves. Mon nouveau maître n’était pas encore devenu le souverain pontife, mais il m’a bien traité parce que je suis un lettré. Je lui suis tout dévoué.

– Alors, sais-tu pourquoi il m’a fait enlever ? Ai-je donc tant d’importance pour qu’il envoie en France une bande de coupe-jarrets et surtout qu’il se prive d’un serviteur de ta valeur ?

– Je ne sais rien, sinon qu’il a promis de l’or si nous te ramenons à Rome. Mais ses ordres étaient formels : on ne devait te faire aucun mal et, je te le répète, Montesecco a voulu te faire peur. Tu es belle et il espérait, en faisant de toi sa maîtresse, réussir un coup double.

Bien souvent, au cours de l’interminable voyage, Fiora avait retourné ces pensées dans sa tête sans parvenir à leur trouver un sens, puis elle avait fini par y renoncer. La claustration forcée altérait sa santé bien que Domingo ouvrît sa fenêtre matin, soir, et aussi souvent que le temps le permettait pour que l’air de la mer pût assainir la cabine. La nourriture aléatoire et le manque d’exercice, joints aux regrets incessants de ceux qu’elle avait laissés derrière elle, faisaient le reste et quand, enfin, elle put quitter le navire, Domingo demanda que l’on restât deux ou trois jours au château papal de Civita Vecchia pour que la prisonnière se remît un peu de la traversée : elle avait une mine effroyable et le pape ne serait pas content.

Il obtint sans peine cette faveur, car Montesecco et sa bande n’étaient pas beaucoup plus frais. Et ce n’est que deux jours après avoir touché terre que le Nubien fit monter Fiora dans la litière aux armes papales qui devait la conduire enfin à Rome.

En dépit de sa situation dramatique, celle-ci avait senti comme un frémissement de joie en touchant à nouveau du pied la terre italienne. Tout au long des quelque vingt lieues qui séparaient de la mer l’antique cité des Césars, et malgré les rafales de pluie qui noyaient la campagne, elle respira avec une sorte d’avidité l’air qui soufflait des Apennins. Ces nuages qui volaient si bas avaient peut-être survolé Florence, sa Florence jamais oubliée, jamais reniée et dont seulement soixante-dix lieues la séparaient, mais le plat pays que l’on traversait n’évoquait en rien les douces collines toscanes. Ce n’étaient qu’étangs glauques qui sous le ciel gris semblaient faits de mercure, maigres boqueteaux, et par endroits l’imposante et noire silhouette d’un grand pin parasol. Ce pays était celui de la fièvre qui revenait chaque été et Fiora pensa que, même sous le soleil, il devait dégager une profonde mélancolie. Aussi fut-ce avec un vague soulagement qu’elle vit se profiler sur les lointains les formes amples des monts Albains. Rome, qu’annonçaient déjà nombre de ruines antiques, n’était plus loin.

A présent, assise sur un tabouret de velours, auprès de la fenêtre d’une petite antichambre peinte à fresques dont le sol de marbre était en partie couvert par un tapis du Khorassan, elle regardait, en bas dans la cour qu’elle venait de traverser, et sans vraiment s’y intéresser, le va-et-vient des soldats armés de longues pertuisanes et des équipages d’où sortaient des simarres pourpres ou violettes et même des robes plus modestes. Un profond sentiment d’absurdité occupait son esprit. Que faisait-elle là, dans ce palais dont la somptuosité se voulait offerte à Dieu, mais s’adressait surtout à un homme dont la puissance, il est vrai, s’étendait jusqu’aux limites de la Chrétienté. Son sort allait dépendre de cet homme dont elle était la captive. Elle ne savait même pas pourquoi on lui avait fait parcourir un bon tiers du tour de l’Europe.