– Ils se portent comme toi et moi, mieux que moi peut-être. Dès l’instant où je savais ce que je voulais, ils ne m’intéressaient plus. Sois tranquille, ils pourront encore voler leurs clients. Quant à toi... estime-toi heureuse que je ne t’envoie pas à fond de cale. Tu vas rester avec elle, Domingo ! Si elle réussissait à s’échapper, sois certain que je ferais voler ta grosse tête noire, même si le pape la considère comme précieuse. Moi, je vous ai assez vus tous les deux.

Il sortit en titubant un peu, à la grande mais fugitive satisfaction de sa prisonnière, vite reprise par l’anxiété. Que pouvait lui vouloir le « vicaire du Christ » ? Pas grand-chose de bon, elle le redoutait. Elle avait fait échouer ses plans sur Florence et envoyé dans une cage de fer l’homme que Sixte IV avait chargé de poignarder le roi de France. Ce n’était certainement pas pour la couvrir de fleurs qu’il avait pris la peine de monter cet enlèvement. Peut-être le temps que durerait ce voyage mesurait-il celui qui lui restait à vivre ? Quelle autre vengeance que la mort pouvait exercer un pape ?

Soudain, une violente nausée souleva l’estomac de Fiora. Le lourd bateau qui atteignait la haute mer tanguait et roulait sur la longue houle atlantique. La jeune femme, aux prises avec un mal de mer aussi subit qu’imprévu, trouva tout juste la force d’aller se jeter sur sa couchette.

Certain désormais qu’elle ne bougerait même pas un doigt, Domingo sortit pour aller chercher de l’eau.

Deuxième partie

LES PIÈGES DE ROME

CHAPITRE V

LES GENS DU VATICAN

Sa Sainteté Sixte IV n’était pas de bonne humeur. Le mauvais temps qui sévissait à Rome depuis plusieurs jours, froid et humide, rendait plus douloureux ses rhumatismes et réveillait même, par instants, la goutte latente qui le tourmentait si souvent et si cruellement. Pour éviter une nouvelle crise, le pape avait déjeuné très frugalement de légumes et de laitages, sans le plus petit verre de ce vin des Castelli Romani qu’il affectionnait. Aussi son estomac criait-il famine tandis que, deux familiers sur les talons, il profitait de ce que la pluie avait fait trêve pour traverser la cour du Vatican et s’en aller inspecter le chantier de sa chapelle en construction.

Il allait à grands pas, enveloppé d’une cape doublée de renard, le « camauro », ourlé de fourrure, enfoncée jusqu’aux sourcils pour se protéger de l’air froid. Assez grand mais aussi large que haut, les traits durs, le nez dans la ligne du front, le menton agressif, la bouche serrée et l’œil inquisiteur, le poil grisonnant, son visage haut en couleur était rasé de près. Sa silhouette sans élégance, qui lui donnait toujours l’air d’être empaqueté dans ses vêtements, lui conférait tout de même – et il le savait – une impression de force qui n’était pas dépourvue de majesté.

En dépit de ses genoux douloureux, Sixte escalada assez facilement les matériaux qui encombraient le chantier. Le travail n’avançait pas à son gré. Depuis plus de quatre ans que cette chapelle[viii] était commencée, il n’était même pas encore question du toit et le pontife ne s’était déplacé que dans l’intention de dire leur fait aux gens chargés de l’ouvrage. Quand il éprouvait une contrariété, il aurait fallu autre chose que ses vieilles douleurs pour l’arrêter. En outre – et ses familiers le savaient –, il n’aimait rien tant que se mettre en colère.

Pour cette fois, il n’avait pas tort. Cette chapelle, il l’avait entreprise pour donner au Vatican un lieu de culte digne du trône de Pierre, une vaste enceinte où la pompe papale pût s’étaler à l’aise, chose impossible dans la vieille basilique où reposait le tombeau du prince des Apôtres. Ce n’était qu’une vieille église décrépite, à peine plus imposante que l’église d’un curé de campagne avec son clocher de travers et son toit en pente sur trois étages de voûtes en plein cintre. On avait bien effectué quelques réparations, mais l’ensemble demeurait affligeant et surtout plein de courants d’air. La nouvelle chapelle serait noble, très haute pour que la musique et les chants pussent y prendre toute leur ampleur, et magnifiquement décorée afin que les siècles à venir conservassent le souvenir du bâtisseur. Et Sixte, qui avait décidé de l’appeler chapelle de la Conception, espérait, en son for intérieur, que son nom y demeurerait attaché.

En voyant arriver le pape, les ouvriers qui travaillaient à vrai dire assez mollement se mirent à manier la truelle avec ardeur tandis que les grosses pierres s’envolaient au bout des palans. Dans l’espoir évident d’éviter l’orage qui les guettait et ne les manqua pas. Sixte IV se mit à vociférer comme un simple mortel, déployant en furieuses invectives sa voix qu’il avait forte, belle, puissante et douée d’une grande éloquence. Architecte et travailleurs se retrouvèrent bientôt à genoux dans la poussière et courbant humblement la tête en attendant que la bourrasque cessât. Même un pape devait reprendre haleine de temps en temps.

Profitant d’une accalmie, l’architecte Dolci plaida le mauvais temps, source de nombreuses maladies qui s’abattaient sur ses ouvriers.

– Ça suffit ! coupa Sa Sainteté. Tu as toujours de bonnes excuses toutes prêtes, signor Dolci. Mais moi je veux ma chapelle et je la veux vite. Je suis las d’attendre !

– Que Sa Sainteté prenne encore un peu patience. Les fenêtres se terminent ainsi qu’Elle peut s’en rendre compte, et j’espérais qu’Elle en serait satisfaite. Si hautes et si larges, ne sont-elles pas nobles et d’une grande beauté ?

Le pape, soudain, se mit à rire :

– C’est bien dans ta manière, ça ! Je te fais des reproches mérités, et tu t’arranges pour me tirer des compliments. Tes fenêtres sont belles, j’en conviens, mais un toit par-dessus me ferait bien plus plaisir. Je suis fatigué de voir la pluie tomber dans ma chapelle.

Les deux personnages qui accompagnaient le pape étaient restés un peu en arrière, à l’abri d’une porte. L’un était le trésorier du Vatican, un financier retors du nom de Meliaduce. L’autre était le cardinal vice-chancelier, un personnage assez remarquable pour que l’on s’y arrête un instant. C’était un prélat de belle mine et de complexion vigoureuse, très brun de peau sous une couronne de cheveux d’un noir de jais, avec de grands yeux très sombres à fleur de tête. Le long nez courbe aux narines sensibles, la bouche bien ourlée mais épaisse et sensuelle dénonçaient le jouisseur, tandis que la splendeur un peu trop voyante des habits de pourpre et d’hermine, les fortes mains brunes et le teint olivâtre signalaient un étranger. En fait, le cardinal Rodrigo Borgia avait vu le jour en Espagne, à Jativa, et y serait peut-être demeuré si son oncle, archevêque de Valence, n’avait été élevé, quelques années plus tôt, au pontificat suprême sous le vocable de Calixte III et n’avait importé avec lui toute sa famille. Ce Rodrigo, habile et énigmatique, avait su mener sa barque mieux que les autres et se retrouvait, à quarante-sept ans, le troisième dignitaire de l’Eglise. Sans compter qu’il était, tout de suite après le cardinal français d’Estouteville, le plus riche du Sacré Collège et pourvu de nombreux biens.

La scène entre le pape et son architecte semblait l’amuser. Il se pencha vers son voisin et murmura :

– Savez-vous, messer Meliaduce, comment ceci va se terminer ? Dolci va pleurer qu’il est à court d’argent, que le travertin et le carrare ne cessent d’enchérir, que le cuivre est hors de prix et qu’en résumé il ne peut faire plus avec ce qu’il a reçu. Le Saint-Père va tonner un peu, puis il vous appellera et on vous demandera d’ouvrir votre caisse.

– Mais elle est presque vide, ma caisse ! Où Votre Grandeur veut-elle que je prenne l’argent ? Hier encore le neveu de Sa Sainteté, le comte Girolamo, s’est fait donner trois mille ducats.

– Vous ne pensez pas m’attendrir avec une pareille misère ? Vous en trouverez, de l’argent, mon ami. D’ailleurs, tenez ! On vous appelle ! Vous voyez que j’avais raison.

Tandis que le trésorier s’en allait, le dos rond et traînant les pieds, rejoindre son maître, le cardinal alla examiner les travaux en cours d’un œil connaisseur. Il avait le goût du faste et, partageant celui du pape pour les bâtiments, il approuvait les nombreux travaux que celui-ci entreprenait un peu partout dans Rome, dont il voulait ressusciter l’antique splendeur.

Laissant son trésorier aux prises avec son architecte, le pape revint vers Borgia :

– Rentrons à présent ! Mes jambes me font de plus en plus mal.

– Votre Sainteté devrait prendre un peu de repos.

– Je suis trop vieux pour prendre du repos. A mon âge on n’a plus de temps à perdre. Conduis-moi à la bibliothèque ! Rien de tel qu’une heure de lecture pour calmer les humeurs.

Solidement étayé par son vice-chancelier, Sixte gagna lentement les grandes salles où il avait installé la Bibliothèque vaticane, son œuvre la plus précieuse jusqu’à ce jour et, à mesure qu’il s’en approchait, son humeur s’améliorait. L’ancien moine franciscain, pauvre et sans naissance, qu’avait été Francesco della Rovere n’aimait rien tant que les lettres et les sciences, si ce n’est l’or et la puissance. Jadis, il avait professé successivement dans les universités de Pavie, de Florence, de Bologne et de Sienne ; il en avait conservé une vaste érudition et un grand appétit de savoir tourné surtout vers l’étude des astres. Les meilleurs moments de sa journée, il les passait au milieu des trésors qu’il avait accumulés, en compagnie du savant humaniste Platina dont il avait fait leur gardien.

Quand les gardes ouvrirent devant le pape et le cardinal les portes de la longue galerie entièrement tapissée d’armoires peintes et dorées et meublée de larges tables où s’entassaient manuscrits et instruments d’optique, Platina s’avança à sa rencontre, étayant sur une canne sa mauvaise jambe[ix]. Il voulut s’agenouiller pour baiser l’anneau du Pêcheur mais Sixte l’en empêcha, sachant que toute génuflexion lui était une souffrance, et le prit familièrement par le bras pour l’entraîner vers un pupitre. Là était posé un grand livre relié de velours cramoisi, avec des ferrements d’argent, que l’on avait délivré de la chaîne qui l’attachait à l’une des armoires :