Il arracha le masque qui avait dû servir à effrayer les gens du manoir et Fiora, sans véritable surprise car elle s’y attendait plus ou moins depuis quelques instants, reconnut l’étranger du parvis Saint-Martin, celui que Florent avait vu rôder autour de la maison. Elle l’avait trouvé laid et inquiétant lors de leur première rencontre, mais cette fois son visage enflammé par la lubricité lui parut l’image même du démon. Comprenant qu’il allait la violer sans plus attendre en dépit de ce qu’il avait dit, elle poussa un long hurlement qui dut résonner d’une rive à l’autre du fleuve. Furieux, il lui appliqua sur la bouche une main brutale qu’elle mordit. A son tour il cria puis, de toutes ses forces, il la gifla à plusieurs reprises, ajustant ses coups pour qu’ils fassent le plus mal possible.
La tête de Fiora allait et venait. Elle ne criait plus mais gémissait, et des larmes de douleur coulaient sur sa figure qui devenait brûlante. Et puis, quelque chose se passa. Quelqu’un entra dans la cabine et empoigna son tourmenteur. A demi assommée, elle ne vit rien d’abord qu’une ombre qui lui parut gigantesque à travers ses larmes. Puis de cette ombre vint une voix extraordinaire. Profonde comme la mer, elle avait l’épaisseur onctueuse d’un baume.
– Le maître a dit : vivante et en bonne santé ! Pas de blessures, pas de mauvais traitements, sinon il ne paie pas. Et regarde ! elle saigne !
– Elle m’a mordu, la garce ! Elle a crié, crié...
– Domingo a entendu. Laisse-le faire et pense à la récompense ! Cette femme vaut beaucoup d’or. Va !
La porte grinça de nouveau pour saluer la sortie de l’étranger. Fiora vit alors que ce qu’elle avait pris pour une ombre était une sorte de colosse noir dont le visage et les mains se distinguaient mal des vêtements sombres et du turban couleur lie-de-vin qu’il portait. Quand il approcha du lit, la flamme de la chandelle révéla le blanc laiteux des gros yeux bruns et celui, éclatant, des dents qui apparaissaient entre les lèvres semblables à deux bourrelets de cuir rougeâtre. Il considéra un instant la jeune femme liée à sa paillasse, comme la victime expiatoire de quelque monstrueux sacrifice, et haussa les épaules. Les yeux de Fiora n’étaient plus qu’une interrogation angoissée. Elle tremblait à la fois de froid et de peur, car ce sombre visage n’avait rien de rassurant, pourtant ses mains avaient beaucoup de douceur quand il ramena sur elle les deux morceaux de la chemise et, ramassant la couverture, l’en recouvrit. Puis, tirant de la grande ceinture qui lui drapait le ventre un long poignard à manche courbe, il coupa les liens des poignets. Fiora soupira de soulagement et frotta ses chairs meurtries avant de glisser ses bras au chaud de l’épais tissu laineux.
– Merci, murmura-t-elle, et merci aussi pour ce que vous avez fait il y a un instant. Me direz-vous qui vous êtes et quel...
– Ne parle pas ! Dors !
– Comment pourrais-je dormir dans la situation où je me trouve ? Ne comprenez-vous pas...
– Tu vas dormir. Avec ça.
Le Noir tira de sa tunique une petite boîte d’argent d’où il sortit une pilule brune qu’il mit dans la bouche de la jeune femme. Puis, prenant un pot d’eau posé dans un coin, il lui en fit boire une gorgée.
– Dors ! répéta-t-il, Domingo reste ici.
La drogue devait être puissante car à peine l’eût-elle avalée que Fiora sentit son corps se détendre sous l’influence d’une torpeur qui n’était pas désagréable. Avant de fermer les yeux, elle eut le temps de voir le Noir s’asseoir en tailleur près de l’étroite ouverture par où entrait l’air et faire glisser entre ses doigts les grains d’un court chapelet d’ambre.
Quand elle rouvrit les yeux après un temps impossible à évaluer, l’étroite cellule de bois était éclairée par un rayon de soleil rouge et horizontal qui annonçait le couchant. L’homme noir avait disparu et Fiora vit qu’elle était seule. En se redressant, elle découvrit des habits posés sur ses pieds et se hâta de les revêtir. Il y avait une chemise et des caleçons d’une toile de Flandre d’assez belle qualité, une robe de tiretaine grenat avec une ceinture de cuir tressé et des manches lacées, enfin des bas et des chaussures qu’elle reconnut pour être celles qu’elle avait ôtées la veille en se couchant. C’était loin d’être élégant, mais ainsi vêtue Fiora se sentit mieux, et surtout plus en sécurité. Un voile de tête et un grand manteau noir à capuche complétaient l’équipement. Elle les laissa de côté pour le moment et s’approcha de l’ouverture qui laissait entrer la lumière pour aspirer l’air tiède déjà chargé de senteurs marines.
La barge avançait toujours, poussée par les longues rames dont elle pouvait entendre le clapot régulier et aidée par le courant du fleuve. Une rive couverte de hautes herbes et bordée de roseaux défilait lentement à la hauteur de ses yeux. Elle était toute proche et Fiora fut saisie de l’envie irrésistible de la toucher, de la rejoindre. Il fallait qu’elle trouve un moyen de quitter ce bateau et d’échapper à ces ennemis inconnus qui l’emmenaient Dieu sait où. Peut-être en Afrique ? L’homme, hier, avait parlé d’une caraque attendant à Nantes et le Noir Domingo avait dit qu’elle valait beaucoup d’or. Se pouvait-il que ces gens l’eussent enlevée pour la vendre comme esclave à quelque Sarrasin ?
Pour évaluer ses chances, elle alla près de la porte. Elle était fermée à clef, bien sûr, mais ne semblait pas très solide. Elle avait cet aspect fragile, un peu branlant des battants qui ne tiennent que par un loquet. Peut-être serait-il possible de le soulever en introduisant un objet long et mince dans la rainure ? Et Fiora commença une inspection minutieuse de sa prison, dans l’espoir de trouver ce qu’il fallait pour s’en servir quand la nuit serait venue.
Évidemment, elle ne savait pas sur quoi donnait cette porte ni ce qu’elle trouverait derrière. Le faux marchand avait bien parlé de dix hommes, mais Fiora avait besoin de cette activité qui lui permettait de rêver sa prochaine libération pour ne pas sombrer à nouveau dans le désespoir.
Le cadre du lit tenait par des pentures de fer plates dont l’une avait du jeu. Agenouillée, Fiora essayait de la détacher quand la basse profonde de Domingo la fit tressaillir. En dépit de sa taille et de son poids, le Noir était entré sans faire plus de bruit qu’un chat :
– Tu vas abîmer tes mains pour rien, jeune femme ! Tu n’as aucune chance de nous échapper. Mange plutôt ce que Domingo t’apporte !
Il tenait une écuelle d’où s’échappait une odeur de viande et d’épices chaudes qui rappela à la captive qu’elle avait faim. Docilement, elle s’assit sur son lit pour recevoir ce qu’on lui apportait et dévora sans se faire prier le ragoût de viandes et de raves contenu dans le récipient. Puis elle vida d’un trait un gobelet de vin qui acheva de lui rendre ses forces et ce goût du combat qu’elle croyait ne plus jamais retrouver, accablée qu’elle était par la douleur et les regrets. Elle leva alors les yeux sur le géant noir qui la regardait :
– Puis-je enfin poser des questions ? fit-elle.
– Que veux-tu savoir ?
– D’abord, qui êtes vous ?
– Rien. On m’appelle Domingo, c’est tout.
– Ce n’est pas beaucoup, en effet. L’homme de cette nuit, celui qui portait un masque d’oiseau blanc et que vous avez empêché de... Quel est son nom ?
– Il te le dira lui-même, s’il le juge bon. Domingo peut seulement dire qu’il est le chef.
Se rappelant la façon dont Domingo l’avait chassé de la cabine, Fiora pensa que c’était là un drôle de chef mais, sentant qu’elle n’en saurait pas plus, elle changea de sujet.
– Pourquoi m’avez-vous enlevée ? Où m’emmenez-vous ?
Le Noir hocha sa tête enturbannée et haussa les épaules dans un geste d’impuissance, mais ne répondit rien. Reprenant les ustensiles qui avaient servi au repas, il se dirigea vers la porte. Ce fut seulement sur le point de sortir qu’il murmura :
– S’il veut te le dire, il te le dira. Repose-toi en attendant ! ...
– Je me suis assez reposée ! s’écria Fiora qui commençait à perdre patience. Va lui dire que je veux le voir !
– Tu n’as aucun intérêt à dire : je veux !
Des heures passèrent, interminables pour celle qui n’avait aucun moyen de les mesurer. Le soir tomba, puis la nuit. Rivée à l’étroite fenêtre, Fiora vit que la berge s’éloignait, sans doute parce que le fleuve s’élargissait. Une odeur de vase dominait à présent celle de l’eau. De temps en temps, des voix se faisaient entendre, mais elles s’exprimaient dans un langage inconnu. De guerre lasse, Fiora finit par rejoindre sa paillasse où elle se roula en boule après s’être enveloppée de son manteau. Elle ignorait où se trouvait cette ville de Nantes où le navire de haute mer les attendait. Elle savait seulement – et pour cause ! – que c’était un port, et aussi qu’elle n’y serait plus sur les terres du roi de France, mais sur celles du duc de Bretagne. C’est dire que le secours devenait de plus en plus difficile, sinon impossible.
Un peu avant l’aube, Domingo vint la réveiller. La barge n’avançait plus, elle roulait un peu. A la lumière de la chandelle, Fiora vit que l’ouverture de sa cellule avait été bouchée avec un tampon de bois taillé tout exprès pour s’y encastrer.
– Sommes-nous à Nantes ? demanda-t-elle.
– Ne pose pas de questions. Je dois te bander les yeux, ensuite je te porterai.
Il n’y avait aucun moyen de refuser, le rapport des forces n’étant vraiment pas en sa faveur. Fiora se laissa bander les yeux, puis se sentit soulevée de terre et emportée comme un simple paquet. A travers le tissu du bandeau, elle perçut vaguement la lumière et la chaleur d’une torche. Elle entendit quelques voix, s’exprimant toujours dans cette langue inconnue, dont celle du faux marchand. A l’intonation, elle comprit qu’il donnait des ordres.
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