L’un après l’autre, les bruits familiers de la maison s’éteignirent. Fiora entendit Florent tirer de l’eau au puits de la cour pour que Péronnelle en eût quand, au matin, elle réveillerait le feu de la cuisine. Puis ce fut le pas d’Etienne qui faisait une dernière ronde et sifflait ses chiens avant de regagner son lit dans les communs, aux abords du chemin creux ; celui des portes que Léonarde fermait l’une après l’autre en tirant les verrous ; le craquement léger de l’escalier de bois du second étage sous le poids de Péronnelle qui rejoignait sa chambre, suivi de celui – plus léger – de Florent. Enfin, le faible grincement de sa propre porte quand Léonarde l’entrouvrit pour s’assurer que Fiora dormait. Dans la chambre voisine, le bébé pleura un peu et Marcelline fredonna quelques mesures d’une vieille berceuse pour l’endormir, puis Fiora entendit craquer le lit sous le poids de la nourrice. C’était fini : la maison avait cessé de vivre pour laisser entrer les bruits nocturnes de la campagne environnante. Tout était en ordre, chacun des habitants du manoir ayant emporté avec lui, pour la déposer jusqu’au retour du jour, sa charge de soucis et de peines. Seule Fiora n’avait rien déposé, bien qu’elle essayât de toutes ses forces. C’eût été si bon d’oublier les peines, les devoirs, les obligations que lui créaient son veuvage et l’honneur du nom qu’elle portait, pour n’être plus que ce qu’elle était : une très jeune femme qui n’avait pas vingt ans, un corps fait pour l’amour et qui ne connaîtrait plus jamais les caresses ni le soleil rouge du plaisir, une âme trop tôt meurtrie qui voulait vivre bien qu’elle n’en eût plus vraiment le courage. Qu’attendre d’une vie où il n’y aurait plus le rire de Philippe, les mains de Philippe, la bouche de Philippe, le corps de Philippe dont elle croyait sentir encore, en fermant les yeux, le poids impérieux et doux quand il l’obligeait à s’ouvrir pour lui...
La pensée de la mort lui revint, comme elle lui venait trop souvent depuis qu’elle avait rencontré Matthieu, et, ce soir, elle s’imposait avec plus de force que jamais. Si Fiora disparaissait, ceux qu’elle aimait, les rares êtres que la vie lui eût laissés, pourraient continuer à vivre dans cette maison où ils se sentaient si bien. On l’enterrerait dans l’île, près du prieuré Saint-Côme, afin qu’elle pût reposer en terre bénite, et Léonarde, chaque matin, viendrait fleurir sa tombe avec des bouquets de lilas, de pivoines, de roses et de chèvrefeuille, d’œillets, de pervenches ou de perce-neige, selon les saisons. Entre ses mains, le petit
Philippe serait bien gardé, bien élevé et, certainement, le roi ne lui ménagerait pas sa protection. Oui, ce serait la meilleure des solutions, à condition que la mort vînt naturellement. Un suicide ne ferait que jeter l’opprobre sur ceux qu’elle aimait, à moins que sa mort ne ressemblât à un accident ? Les pêcheurs du pays disaient que la Loire avait d’étranges tourbillons, des courants violents et des creux profonds. Plus d’un imprudent s’y était perdu en se baignant.
Bien sûr, la saison n’était plus guère à la baignade. Les matins étaient frais et déjà brumeux si les couchers de soleil gardaient un peu de chaleur dans leurs pourpres et leurs ors. Ce serait tellement simple, tellement facile ! Presque agréable ? Juste un peu de courage pour faire les premiers pas, et puis s’étendre dans l’eau fraîche et se laisser emporter, rouler par elle jusqu’aux portes de l’infini.
Fiora ferma les yeux pour mieux savourer l’idée qu’elle se faisait de cette façon de quitter le monde et ne s’aperçut pas que, à force de s’imaginer dans l’anéantissement fatal, elle finissait par s’endormir...
Une angoisse subite la réveilla et la dressa assise sur son lit, le cœur battant et la sueur au front. La chambre était obscure, mais le vent s’était levé et le battant de la fenêtre tapait contre le mur. Fiora rejeta le drap qu’elle avait gardé serré contre elle et voulut se lever pour aller refermer. Elle n’eut pas le temps de mettre les pieds à terre : le choc étouffant d’une couverture s’abattit sur elle et, aussitôt, elle sentit que des bras l’encerclaient et s’efforçaient de la maintenir tandis qu’une corde se resserrait sur ses bras. Elle se débattit avec une énergie sauvage, hurla :
– Au secours ! ... A l’aide ! ... Haaaaa !
Cherchant sa gorge à tâtons, des doigts étouffèrent ses cris, mais d’autres leur faisaient écho. Elle entendit hurler Marcelline et aussi Léonarde qui suppliait le ou les agresseurs de libérer Fiora. Il y eut aussi un bruit de lutte suivi d’un gémissement de douleur, puis une voix hargneuse :
– Tenez-vous tranquille ou je saigne le gamin comme un poulet !
– Non ! hurla Léonarde ! Pas l’enfant, pas l’enfant... pour l’amour de Dieu !
– Laissez Dieu tranquille et dites à l’homme qu’il aille enfermer ses chiens s’il ne veut pas qu’on les égorge. On va l’accompagner pour qu’il ne s’égare pas...
A travers l’épaisseur de la couverture, Fiora entendit encore la voix aiguë de Péronnelle qui hurlait des paroles sans suite et, comme la pression qui la maîtrisait semblait s’être relâchée, elle essaya de se débarrasser de l’épaisse étoffe.
Elle voulut crier de nouveau mais, au premier son, les doigts qui avaient lâché sa gorge se resserrèrent, étranglant le cri. Elle suffoqua, cependant qu’un voile rouge tombait devant ses yeux. Avec un brutal désespoir, elle pensa qu’elle allait mourir là, étranglée par un quelconque bandit, bien que la voix qu’elle avait entendue menacer avec un léger accent étranger ne lui fût pas tout à fait inconnue. C’était trop bête de finir ainsi ! Elle trouva tout juste la force d’un dernier gémissement avant de sombrer dans une totale inconscience.
Le froid de l’eau qu’on lui jetait au visage ranima Fiora. Elle toussa et voulut porter les mains à son cou qui la brûlait, mais les liens qui lui maintenaient les bras écartés l’en empêchèrent. Ouvrant péniblement les yeux, elle vit qu’elle se trouvait dans une petite pièce obscure et entièrement faite de planches qui lui donnaient assez l’air d’une boîte. Une chandelle posée sur un tonneau coulait et fumait en dégageant une odeur âcre et, découpée dans l’un des côtés, une petite ouverture carrée laissait passer un peu de brume. Elle était couchée sur une paillasse, toujours vêtue de la chemise dans laquelle elle dormait, et une couverture – peut-être celle dans laquelle on l’avait ficelée – recouvrait le tout.
L’eau coulait le long de ses joues et de son cou, mouillant désagréablement ses cheveux. Elle tourna la tête pour voir d’où elle lui était venue et poussa un cri de frayeur en essayant de se reculer le plus loin possible dans le lit qui la supportait : ce qu’elle découvrit n’avait pas de visage, mais un long bec blanc et de gros yeux globuleux entourés d’une large bande rouge...
– Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?
– Causer, ma belle, simplement causer. Nous avons une longue route à faire ensemble. Elle sera ce que tu décideras : relativement agréable... ou très pénible. De toute façon, tu seras gardée étroitement et je ne te laisserai pas la moindre chance d’évasion.
– Encore une fois, qui êtes-vous et où m’avez-vous amenée ? On dirait que nous sommes dans un bateau ?
En effet, le cadre de bois qui retenait sa paillasse bougeait légèrement et l’on entendait au-dehors un friselis léger qui pouvait être celui de l’eau glissant contre une coque.
– Bien deviné ! Nous sommes, en effet, sur une barge qui descend la Loire, une honnête barge de marchand sur laquelle personne n’aura l’idée de nous chercher, en admettant que l’on coure après nous !
Le ton sarcastique de l’homme-oiseau passa comme une râpe sur les nerfs tendus de Fiora :
– Ceux de ma maison ? Qu’en avez-vous fait ? Mon enfant n’est pas...
– Mort ? Pour qui me prenez-vous ? Quant à ceux de votre maison, comme vous dites, à l’exception d’un jeune énergumène aux cheveux filasse qu’un de mes hommes a blessé, ils se portent aussi bien que l’on peut se porter quand on est ficelé comme saucissons. J’espère pour eux qu’au jour quelqu’un viendra les délivrer.
– Florent est blessé ? Est-ce grave ?
– Ne m’en demandez pas trop ! Je n’en sais rien. Et si j’ai un conseil à vous donner, c’est d’oublier tous ces gens. Il passera beaucoup de temps avant que vous ne les revoyiez... si même vous les revoyez un jour !
Fiora se tordit pour essayer de libérer une de ses mains, mais réussit seulement à se faire mal. L’homme au masque – car c’était tout juste l’un de ces masques dont s’affublent les médecins en temps de peste – se pencha sur elle :
– Si vous êtes prête à vous tenir tranquille, je libérerai vos mains. D’ailleurs, je vous l’ai dit, vous serez surveillée sans arrêt.
– Alors, pourquoi m’avoir attachée ?
– Pour que vous compreniez mieux ce que vous risquez !
Enlevant d’une main la couverture qui couvrait la jeune femme, il tira une dague de l’autre main et fendit la chemise depuis le haut jusqu’en bas. Le tissu soyeux glissa de chaque côté, révélant le corps de Fiora dans son entière nudité. Instinctivement, elle ferma les paupières en les serrant très fort pour ne plus rien voir : ce qui était une réaction infantile. Elle ne voyait rien, en effet, mais elle sentit... Elle sentit les doigts durs de l’homme autour de ses seins puis le long de son ventre et plus bas encore, se livrant à une indiscrète exploration. Elle se tordit pour échapper à ces mains qui prenaient possession d’elle et hurla :
– Laissez-moi ! Je vous défends de me toucher.
– Tais-toi, sinon ce sera le bâillon ! Tu es belle, la fille, mais ça je le savais déjà. Alors j’ai décidé ceci, car je dois te livrer vivante et en aussi bon état que possible : ou bien tu te montres soumise, tranquille, et tu ne seras qu’enfermée chez moi. Ou bien tu me causes des ennuis et tu vivras enchaînée sur la caraque qui nous attend à Nantes et chaque soir je te livrerai à mes hommes. Ils sont dix dont un Tartare et un nègre du Soudan. Mais, bien sûr, je passerai le premier... et par tous les diables de l’enfer, je me demande bien pourquoi je m’en priverais ! A moi l’étrenne !
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