– Il faut que je parle au roi ! dit-elle enfin. Le mieux serait peut-être que je me rende à Loches, moi aussi ?

Elle vit les yeux ronds du chambellan devenir presque ovales à force de stupeur. Il bredouilla :

– Aller... à Loches ?

Mais il n’eut pas le temps de continuer et se plia en deux pour un profond salut, cependant qu’une voix jeune et douce prenait sa suite :

– Ce serait folie si vous voulez bien me permettre cet avis, Madame. Le roi ne reçoit jamais personne quand il va là-bas car c’est le séjour des prisonniers politiques et quiconque ose enfreindre sa défense encourt sa colère. Souhaitez-vous connaître sa colère ?

La voix appartenait à une enfant, une toute jeune fille qui pouvait avoir treize ou quatorze ans, derrière laquelle une grande femme vêtue comme une dame de la cour se tenait debout, les mains sur son giron dans une attitude pleine de dignité. Quant à la fillette, Fiora, apitoyée, pensa qu’elle n’avait jamais vu adolescente plus disgraciée... ni plus imposante. Sous le velours bleu paon de la robe brodée de menues fleurs de lys d’argent, les épaules paraissaient inégales, le corps contrefait. Le visage, au nez trop grand, à la bouche triste et aux yeux légèrement globuleux, semblait s’être trompé de corps et appartenir à une femme beaucoup plus âgée. Mais que ce regard brun, presque douloureux, avait donc de douceur et de lumière ! Ne sachant que dire tant cette fillette l’impressionnait ; Fiora hésitait sur la conduite à tenir quand la dame qui accompagnait la renseigna, non sans une certaine sévérité.

– Inclinez-vous, Madame ! C’est Madame Jeanne de France, duchesse d’Orléans, qui vous fait l’honneur de vous adresser la parole !

Fiora, confuse, plongea aussitôt dans sa révérence. Ainsi cette enfant était la plus jeune fille du roi, celle que, l’an passé, il avait obligé le jeune duc d’Orléans son cousin à épouser en confiant cyniquement à l’un de ses proches qu’il tenait à ce mariage parce que les enfants des jeunes époux « ne leur coûteraient guère à nourrir ». Une façon comme une autre d’en finir avec la branche rivale du vieux tronc capétien. Péronnelle avait, un soir d’hiver, raconté l’histoire avec force détails et force soupirs, et ses auditrices n’avaient pu démêler qui elle plaignait le plus, du jeune duc d’Orléans que l’on disait beau et bien fait, contraint d’épouser un pareil laideron, ou bien de la pauvrette que son sang royal ne sauvait pas de la pire des humiliations : celle d’être imposée de force à un garçon dont on disait qu’elle l’aimait de tout son cœur. Elle avait vécu son enfance au château de Linières, en Berry, où personne, pas même sa mère, ne venait la voir et, depuis son mariage, elle y était retournée, confiée à la garde des Linières qui l’avaient élevée[vii]. Il était bien rare qu’on la vît dans les demeures royales qu’elle n’aimait pas, d’ailleurs, car elle savait que sa présence n’y était pas désirée.

– Madame, murmura Fiora, je supplie Votre Altesse de me pardonner mon ignorance. Quant à la colère du roi notre sire, croyez bien que je la redoute autant que quiconque, mais je souhaite lui faire entendre des faits d’une si grande urgence...

– Que vous êtes prête à braver tous les courroux du monde, même le sien ? Me direz-vous qui vous êtes ? Si je vous avais déjà rencontrée, je m’en souviendrais car vous êtes bien belle. Vous êtes étrangère, peut-être ?

– De Florence, Madame. Je m’appelais Fiora Beltrami et...

– Ah ! Je sais qui vous êtes ! On m’a parlé de vous ! s’écria Jeanne avec un sourire charmant qui lui rendit son âge et illumina son visage ingrat. Le roi mon père vous tient en grande estime et amitié. Mais... êtes-vous en deuil ?

– Oui. De mon époux, le comte Philippe de Selongey, mis à mort il y a deux mois à Dijon, pour rébellion. Il était... familier du défunt duc Charles.

– Oh ! Pardonnez-moi si je vous ai blessée, vous devez être très malheureuse. C’est vous qui habitez le manoir de La Rabaudière ?

– Oui. Et je souhaitais que notre sire me permette de le lui rendre. Je viens d’avoir un fils et...

– N’expliquez rien. Je crois que j’ai compris. J’ai peu de crédit, hélas, et ne puis vous être d’un grand secours. Tout ce que je peux vous offrir, c’est un conseil, si vous voulez bien l’accepter.

– Avec reconnaissance, Madame.

– N’affrontez pas mon père en ce moment ! Il est revenu encore tout bouillant de cette difficile reconquête des pays du Nord. Vous voyez, il n’a pu tenir en place plus de quelques heures. Laissez-lui le temps de retrouver sa sérénité... et surtout sa sagesse. Dans quelques jours tout ira mieux et vous pourrez parler avec lui. Mais je vous en conjure, faites très attention.

– Pourquoi ?

– Parce que vous allez sans doute l’offenser. Il lui est déjà arrivé de reprendre un présent si celui qui en avait été l’objet l’avait déçu, mais je crois que, jamais, quelqu’un ne lui en a rendu un spontanément. Il se peut qu’il n’apprécie pas. Ne brusquez rien et profitez de ce répit obligé pour réfléchir encore !

– J’ai déjà beaucoup réfléchi, Madame.

– Alors, c’est de Dieu qu’il faut prendre conseil. Moi, je prierai pour vous.

Sans laisser à Fiora le temps de la remercier, la petite princesse allait s’éloigner d’un pas inégal qui serra le cœur de son interlocutrice, quand, soudain, elle se ravisa :

– Je comptais rentrer à Linières demain, pourtant je vais rester ici encore quelques jours si vous me promettez de ne rien précipiter.

– Votre Altesse consentirait-elle à m’aider ?

– Je vous l’ai dit : j’ai peu de pouvoirs, mais je voudrais mettre ce peu à votre service. Rentrez chez vous et surtout n’en bougez pas avant que je vous envoie chercher. C’est promis ?

– C’est promis... mais je ne sais comment vous dire...

– Non ! Ne me remerciez pas. C’est moi qui, au contraire, devrais le faire.

Comme Fiora visiblement ne comprenait pas, Jeanne ajouta avec ce beau sourire qui faisait oublier sa laideur :

– Vous venez de me prouver que l’on pouvait être à la fois belle comme le jour et profondément malheureuse. Quand j’aurai envie de me plaindre, je penserai à vous !

Elle posa un instant sa main menue, fragile comme une patte d’oiseau, sur celle de Fiora que sa révérence agenouilla presque puis, prenant le bras de Mme de Linières, elle se dirigea vers la basse-cour, saluée comme il convenait par les gardes des portes. Fiora la vit se rendre à la chapelle vouée à Notre-Dame de Cléry où elle entra.

– Quand on pense à une princesse, dit Florent qui la suivait des yeux, on imagine toujours une grande et belle dame, superbement habillée et parée de toutes les grâces.

Je n’imaginais pas que le roi pût avoir une fille aussi affreuse.

– Taisez-vous donc ! Vous ne savez pas ce que vous dites ! Affreuse ? avec ce regard lumineux, avec ce sourire qui semble contenir toute la douceur du monde ? Je suis bien sûre que Dieu, lui, n’est pas de votre avis ! Rentrons !

Comme elles avaient assisté à son départ, Léonarde et Péronnelle guettaient son retour. Quand elles apprirent que Fiora n’avait pu rencontrer le roi, elles eurent toutes les peines du monde à cacher leur soulagement. Quelques jours, ce n’était pas grand-chose, mais c’était toujours un répit. Et que cette rencontre avec la jeune duchesse d’Orléans était donc réconfortante ! Fiora avait promis de remettre sa démarche jusqu’à ce qu’elle l’y autorisât, en quelque sorte. Léonarde reprit courage.

– Quelque chose me dit que nous n’allons pas quitter cette chère maison avant longtemps, confia-t-elle à Péronnelle. J’espère beaucoup que notre sire saura convaincre donna Fiora de ne pas s’éloigner et que nous allons passer ensemble le plus délicieux des hivers.

– Vous croyez ?

– Oui, je le crois. Ce que je craignais par-dessus tout, c’était que notre jeune châtelaine ne tombe sur le roi comme la foudre et ne s’attire son ressentiment. Je pense à présent que les choses devraient se passer au mieux, et que nous resterons tous ensemble.

Ces quelques phrases pleines d’espérance, la pauvre Léonarde devait y penser souvent, au cœur des interminables nuits sans sommeil qui allaient être son lot durant ce même hiver qu’elle avait espéré si doux.

Sous les rideaux de brocatelle fleurie qui enveloppaient son lit, Fiora sommeillait. Une grande fatigue s’était emparée d’elle à son retour du Plessis. Après avoir accepté de Péronnelle une écuelle de bouillon de légumes, elle avait regardé Marcelline donner le sein au petit Philippe, puis elle s’était retirée chez elle, sans accepter qu’on l’aidât à se dévêtir. Une fois de plus, elle était aux prises avec ce grand désir de solitude qui désolait tant Léonarde, la seule idée de parler, d’écouter, de répondre lui étant presque insupportable. Il lui semblait être un fétu de paille, un bouchon emporté sur les eaux tumultueuses du destin sans qu’il soit accordé à sa volonté propre la moindre chance de s’exprimer. Il n’y avait rien d’autre à faire qu’essayer de trouver un peu de repos et, jetant ses vêtements autour d’elle sans se soucier de l’endroit où ils tombaient, elle alla se glisser dans ses draps frais qui fleuraient bon l’iris et laissa son corps s’y détendre jusqu’à ce que la nuit, s’insinuant entre les branches de la croix que formait le meneau de sa fenêtre, eût fondu dans la grisaille les vives couleurs du tapis de Smyrne étendu sur le dallage et envahi la pièce en y laissant pénétrer une fraîcheur annonciatrice de l’automne.

Fiora n’avait pas permis qu’on allumât le feu, toujours préparé dans toutes les cheminées de la maison, pas plus que la veilleuse disposée à son chevet. Elle n’avait pas envie de lire, bien que le volume disposé auprès d’elle fût l’un des discours de Platon qu’elle avait le plus aimés dans son enfance studieuse. A quoi pouvait lui servir la sagesse grecque, au fond d’un manoir perdu entre fleuve et forêt, quand son cœur et son esprit flottaient à la dérive sans plus savoir de quel côté il convenait de se tourner ? La seule chose vivante, dans cette chambre, était la brise du soir qui passait par l’un des vitraux ouverts de sa fenêtre et lui apportait l’odeur de feuilles mouillées qu’une pluie récente avait étendue sur le jardin.