– Pensez-vous donc élever cet enfant dans l’amour exclusif de la Bourgogne et la haine de la France ?
– Non. Bien sûr que non, mais...
– Quand il aura vingt ans, il y aura longtemps sans doute que la Bourgogne sera devenue province française. Le roi Louis ne sera peut-être plus de ce monde, mais son fils régnera et le vôtre sera l’un de ses sujets. Voulez-vous dès à présent le ranger dans un camp rebelle qui, en outre, n’existe presque plus, puisqu’il s’agit, pour les anciens sujets du duc Charles, de choisir entre France et Allemagne ? Il faut songer à son avenir. Où le voyez-vous, cet avenir, si vous offensez le roi en lui rendant le présent qu’il vous a fait ?
– Le roi est un homme sage. Il me comprendra certainement. Il est plus normal que j’emmène mon fils à Selongey.
– Etes-vous seulement certaine qu’il existe encore un château de Selongey ?
Fiora s’était arrêtée et fixait à présent Léonarde d’un œil stupéfait :
– Pourquoi n’existerait-il plus ?
– Parce que dans tous les pays du monde, lorsqu’un homme a été condamné pour rébellion, ses biens sont récupérés par la Couronne, ses défenses abattues. Il se peut que le château ait été rasé. Si notre petit Philippe n’avait plus rien d’autre que ce manoir que vous voulez rendre ?
– Oubliez-vous qu’Agnolo Nardi fait fructifier la part de fortune qui m’a été laissée ? Il aura au moins cela !
– Peu de chose pour le grand seigneur qu’il a le droit d’être. Pourquoi, au lieu d’aller jeter, demain, vos titres de propriété à la tête du roi Louis, n’allez-vous pas plutôt lui porter votre plainte ? Il vous a montré que vous pouviez avoir confiance en lui et qu’il avait pour vous une véritable amitié. En outre, comme vous le disiez tout à l’heure, c’est un homme sage... mais n’oubliez pas non plus ce que nous a dit messire de Commynes lors de sa dernière visite : il a changé et il semble prendre plaisir à présent à cette guerre qu’il détestait. Il a même exilé son plus sage conseiller...
– A Poitiers ? Ce n’est pas un grand exil.
– Sans doute, mais le sire d’Argenton pensait en revenir vivement, et nous ne l’avons toujours pas revu. Craignez d’offenser le roi, Fiora ! La profondeur de son esprit cache peut-être des abîmes insondables. Où pensiez-vous aller en partant d’ici alors que l’hiver sera bientôt là ? Tout droit à Selongey ?
– Non, pas tout de suite. A Paris d’abord, chez nos amis Nardi qui seraient, j’en suis sûre, très heureux de nous accueillir et qui...
– ... et qui le seraient peut-être moins si nous arrivions chez eux en indésirables, peut-être en proscrites ? Où irions-nous alors avec un bébé de quelques semaines dans les bras ? Cette maison est à vous, Fiora, et vous n’en avez plus d’autre ! Pensez-y quand, demain, vous aborderez le roi !
– Vous avez une terrible logique, Léonarde, et il se peut que vous ayez raison, mais il me semble que, là où il est, Philippe me chasse d’ici, me crie que ma place et celle de son fils ne sont pas auprès d’un roi qu’il haïssait.
– Là où il est ? Que pouvez-vous savoir des volontés de ceux qui ont quitté cette terre ? Il me semble que l’on doit songer d’abord à obtenir grâce et pardon pour toutes les fautes que l’on a commises. Faites à votre guise, mon agneau, c’est de votre vie et de celle de l’enfant qu’il est question, et pour ma part je suis toujours prête à vous suivre là où vous le jugerez bon, l’important étant d’être à vos côtés. Mais il y a aussi cette bonne Péronnelle et son époux. Ils sont déjà attachés au petit Philippe. Vous allez leur briser le cœur.
Fiora ne dormit guère cette nuit-là. Elle tournait et retournait dans sa tête ce que lui avait dit Léonarde, sans parvenir à une solution valable. Bien sûr, Léonarde avait raison sur bien des points, mais la même idée fixe revenait : rester ici serait trahir le souvenir de Philippe, et Fiora se reprochait déjà trop de choses pour en ajouter de nouvelles. Néanmoins, elle se promit d’user de diplomatie pour éviter de changer un Louis XI amical en un ennemi courroucé.
Elle avait décidé de se rendre au Plessis dès le matin, aux environs de l’heure où le roi sortait de la messe. Mais, au moment où elle allait se mettre en route, elle entendit les abois de chiens et les trompes qui annonçaient un départ pour la chasse. Ainsi, à peine rentré chez lui, le souverain se hâtait-il vers son délassement favori, qui était chez lui une véritable passion. Mieux valait ne pas risquer de le retarder, car c’est alors qu’il serait de mauvaise humeur.
C’est donc vers la fin de l’après-midi que, dans une robe de velours noir, une haute coiffure en toile argentée soutenant ses mousselines funèbres, elle monta sur sa mule. Suivie de Florent dans ses meilleurs habits, elle se dirigea vers le château et gagna le « Pavé », le chemin couvert de grosses pierres qui joignait la ville de Tours à la demeure de son souverain. Si la chasse avait été bonne, la jeune femme avait toutes chances d’être reçue avec affabilité. Quoi qu’il en soit, il était normal qu’elle vînt saluer le roi pour le féliciter de son bon retour chez lui. Et Fiora partit sans tourner la tête pour ne pas voir Léonarde et Péronnelle, celle-ci tenant le bébé dans ses bras, qui la regardaient s’en aller. Les yeux rougis de Péronnelle, mise sans doute au courant par Léonarde, lui causaient une impression pénible et la gênaient au point que, en arrivant devant la première enceinte du Plessis-lès-Tours, elle faillit tourner bride et rentrer chez elle en se demandant de quel droit elle allait causer tant de peine à de si braves gens. Mais cela faisait partie de sa nature d’aller au bout de ses décisions et, après un court temps d’arrêt, elle s’avança vers le portail flanqué de deux tours crénelées que gardaient des archers de la Garde écossaise.
L’amitié déjà ancienne qui liait Fiora au sergent Douglas Mortimer était connue de tous et, loin de l’empêcher d’entrer, les soldats saluèrent la jeune femme en y ajoutant ce grand sourire que tout homme normalement constitué réserve à une jolie créature. Dans la basse-cour régnait l’activité des réemménagements. D’un côté, il y avait les logis de la Garde où les varlets mettaient de l’ordre tandis que des filles de service emportaient le linge vers le lavoir. Vers l’ouest, près de la toute petite chapelle consacrée à Notre-Dame de Cléry, que le roi appelait sa « bonne dame » ou sa « petite amie » car elle avait sa préférence, les soldats chargés de garder la grande tour carrée qui se dressait à l’écart des murailles et que l’on appelait la « Justice du Roi » se chauffaient au soleil de cette fin de journée ou jouaient aux dés. De l’autre côté, une autre église, dédiée à saint Mathias, servait de paroisse à la population du château et de chapelle au petit couvent enfermé dans ses murs. On se serait cru sur la place d’un village, mais ce village s’achevait par des douves larges et profondes, enjambées par un grand pont-levis qui donnait accès à la cour d’honneur, centre du véritable château.
Celui-ci, que l’on découvrait à gauche en entrant, se composait d’un grand logis orné d’une galerie aux arcades joliment sculptées supportant une terrasse plantée de statues sur laquelle ouvraient de hautes fenêtres à double meneau. D’élégantes lucarnes aux gables fleuronnés animaient le grand toit d’ardoises et couronnaient superbement ce logis royal qui n’avait en vérité aucun rapport avec les descriptions sinistres qu’en donnaient les ennemis du roi. Une tour octogone coiffée d’une haute poivrière enfermait l’escalier et, face aux fenêtres du logis, s’ouvraient largement les jardins et les vergers toujours admirablement entretenus, car l’eau leur était fournie, comme à tout le château, par des tuyaux de plomb ou de poterie reliés à la fontaine de la Carre. Néanmoins, dans cette cour comme dans la précédente, il y avait un puits et un abreuvoir[vi].
L’endroit, contrairement à celui qui précédait, était tranquille, silencieux et presque désert. Le roi, quand il était au Plessis, tenait avant tout à s’assurer le calme nécessaire à la réflexion. Seuls deux archers étaient en poste au bas de l’escalier et Fiora, qui cherchait Mortimer, s’apprêtait à leur demander s’ils savaient où il était quand elle vit apparaître Etienne Le Loup qui se disposait à traverser la cour. Reconnaissant la jeune femme, il vint vers elle et la salua courtoisement :
– Notre sire est parti pour la chasse tôt ce matin, donna Fiora. Vous ne risquez pas de le rencontrer ici.
– Je sais. Je l’ai entendu partir, mais je pense que l’heure n’est pas éloignée de son retour, et c’est ce retour que je suis venue attendre pour le saluer et prendre nouvelles de sa santé.
– Si l’on tient compte de la vie épuisante qu’il a menée ces derniers mois, elle est excellente. D’ailleurs, vous voyez qu’à peine arrivé il s’est lancé à la chasse. Il en a été fort privé tous ces temps. Mais je ne saurais trop vous conseiller de rentrer chez vous, car le roi ne rentrera pas ce soir.
– Est-il donc parti si loin ?
– Encore assez. Il chasse en forêt de Loches. Il passera donc cette nuit au château de cette ville. Peut-être même y restera-t-il plusieurs jours si les piqueux ont fait bon ouvrage.
Loches ! Le nom sonna sinistrement dans la mémoire de Fiora. C’était vers cette forteresse que l’on emmenait l’autre jour Matthieu de Prame prisonnier de sa cage, et peut-être le roi, sous couleur de chasse, n’y allait-il que pour l’interroger ? D’autres captifs, elle le savait, y étaient enfermés, à commencer par Fray Ignacio Ortega, le moine castillan qui l’avait poursuivie de sa haine et qu’elle avait empêché, de justesse, à Senlis, de tuer Louis XI. On l’avait envoyé à Loches, lui aussi, pour expier son forfait dans une autre cage. Il y avait encore un cardinal dont Fiora avait oublié le nom, mais il semblait que le roi eût fait de Loches le lieu de prédilection de ses redoutables justices. Les hommes y étaient traités comme des fauves, moins bien sans doute, et si Fiora ne s’attendrissait guère sur le sort du moine espagnol, son cœur se serrait au souvenir du jeune écuyer, enchaîné et misérable sous les rires et les injures d’une foule rendue plus cruelle encore par les libations d’un jour de fête.
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