– Elle a ouvert les yeux, disait cette voix. Apportez-moi vite un œuf battu dans du lait, Péronnelle ! Il faut lui rendre des forces.
Instinctivement, Fiora laissa ses mains glisser le long de son corps et constata qu’il était redevenu plat, presque comme par le passé. Elle se souvint alors de ce qu’elle avait enduré et demanda, d’une voix encore faible :
– L’enfant ? Est-ce qu’il est né ?
– Bien sûr qu’il est né ! Tiens ! Le voilà !
Entre les mains de Léonarde, il y avait un paquet blanc de linges fins que la vieille demoiselle, avec des gestes pieux, vint loger entre le bras de la jeune mère et sa poitrine. Fiora se souleva un peu et vit un petit visage rouge et fripé dans l’encadrement neigeux d’un béguin de batiste brodée, deux poings minuscules et cependant parfaits qui se serraient près du tout petit nez. Elle écarta un peu son bras pour mieux le tenir et, instinctivement, sourit à ce bébé qui était le sien.
– Dieu qu’il est laid ! souffla-t-elle en caressant d’un doigt précautionneux l’une des menottes.
– Vous voulez dire qu’il est superbe ! claironna Péronnelle qui arrivait avec le lait de poule. Ce sera un beau gaillard, vous pouvez m’en croire ! En revanche, il n’a pas l’air de vous ressembler beaucoup...
Un coup de coude de Léonarde lui coupa la parole, mais Fiora examinait à présent les traits menus tandis que la vague amère du chagrin, un moment repoussée par les affres de l’accouchement, s’emparait d’elle à nouveau :
– Il ressemble à son père... à son père qui ne le verra jamais !
Il fallut encore bien des soins et bien des paroles à Léonarde pour venir à bout de cette nouvelle crise de larmes. Fiora finit par se calmer, accepta de prendre un peu de nourriture, après quoi elle s’endormit de ce sommeil réparateur qu’elle avait appelé durant l’épreuve de la nuit. Léonarde ôta le bébé qu’elle avait gardé contre elle et alla le coucher dans le berceau qu’elle avait placé dans sa propre chambre, afin que la mère pût reposer en paix.
Gomme il s’était endormi lui aussi, elle alla chercher de l’eau pour faire une toilette que sa nuit de veille rendait indispensable, mit une robe propre, une cornette fraîchement repassée, et descendit à la cuisine pour prendre un déjeuner dont elle sentait l’urgence.
Péronnelle était occupée à vanter à son Etienne les innombrables qualités de celui qu’elle appelait déjà « notre enfant », mais elle se hâta tout de même de lui servir une grande écuelle de panade au lait et à la cannelle et des gaufres bien chaudes, tout en le gratifiant de son inlassable bavardage. Etienne pensa que c’était là une excellente occasion de filer, avala d’un trait un grand gobelet de cidre de ménage et gagna le large.
On en était à débattre des noms que le petit garçon allait recevoir au baptême quand Florent revint du verger, un grand panier de prunes au bras. Sa mine sombre frappa les deux femmes :
– Il ne faut pas faire cette tête, mon garçon ! dit Péronnelle. Notre jeune dame est heureusement délivrée et c’est tout ce qui compte. Pour l’instant, elle prend un repos bien gagné.
– Vous oubliez un peu vite ce qui est arrivé hier, coupa le jeune homme. Elle a souffert toute la nuit et à présent elle dort, mais elle ne dormira pas toujours. Que va-t-il se passer quand elle se retrouvera en face de la réalité ?
– Croyez-vous que je n’y pense pas ? fit Léonarde. Déjà, tout à l’heure, elle s’est remise à pleurer alors que je croyais qu’elle n’avait plus une seule larme dans le corps. Il faudra veiller sur elle de près et, surtout, espérer qu’elle reportera sur son fils tout cet amour qu’elle avait donné à messire Philippe. Mais il est certain que nous sommes tous dans la main de Dieu, nous qui l’aimons...
– Sans doute, mais il n’y a pas que ça ! Vous vous souvenez, dame Léonarde, de ce marchand qui voulait m’acheter une mule, hier, sur le parvis de Saint-Martin ?
– Cet étranger dont le visage ne me revenait guère ?
– Oui. Eh bien, je viens de le trouver dans l’allée des chênes. Il venait par ici.
– Pour quoi faire ?
– Je le lui ai demandé. Il m’a répondu qu’il cherchait le château de notre sire le roi...
– Quelle sottise ! N’est-il pas passé devant le Plessis et n’a-t-il pas vu les gardes de l’entrée ?
– C’est ce que je lui ai fait remarquer. Il m’a répondu que les gardes, justement, l’avaient reçu avec grossièreté et qu’il cherchait s’il n’y avait pas une autre entrée moins rébarbative. J’avoue n’avoir pas été beaucoup plus aimable que les sentinelles. « Le roi, lui ai-je dit, n’est pas encore rentré de guerre et les étrangers n’ont rien à faire chez lui. » Il a dit alors qu’il le savait bien, mais qu’on lui avait tant vanté les merveilles de ce château qu’il désirait l’admirer avant de rentrer dans son pays. Il pensait que, peut-être, il y avait une porte de communication entre le parc royal et celui-ci. Pour finir, il a même mis la main à l’escarcelle. Me donner de l’argent, à moi, pour que je le laisse entrer chez nous ! conclut Florent rouge encore d’indignation. Vous vous rendez compte ?
– Qu’en avez-vous fait ? dit Léonarde en tartinant une cuillerée de miel sur sa gaufre.
– Je lui ai dit que je ne mangeais pas de ce pain-là et qu’il ait à passer son chemin. Ce qu’il a fait d’ailleurs, en haussant les épaules, mais avec un sourire que je n’ai pas aimé. Il s’est retourné plusieurs fois en s’en allant pour regarder encore notre maison. J’ai peut-être tort, mais il m’a laissé une vilaine impression.
Péronnelle, en qui sommeillait l’âme d’un chien de garde, déclara alors qu’elle non plus n’aimait pas cette histoire et que, pas plus tard que tout à l’heure, elle enverrait Etienne au Plessis, voir messire Etienne Le Loup, valet de chambre du roi, qui veillait sur sa demeure en son absence afin de l’avertir de l’incident. Non qu’elle craignît qu’un étranger solitaire pût causer quelque dommage au domaine royal toujours puissamment gardé, mais pour que Le Loup consentît à étendre sa surveillance sur la maison aux pervenches.
Léonarde admit que c’était une bonne idée, et demanda que la surveillance fût assez discrète pour ne pas inquiéter Fiora, celle-ci ayant reçu en deux jours plus que son content de douleur et d’angoisse.
– Nous faisons peut-être une montagne d’une taupinière, conclut-elle. Il se peut que cet étranger ne soit qu’un curieux.
– Derrière un curieux peut se cacher un espion, affirma Florent qui ne désarmait pas. Ou pis encore : un amoureux !
– Pourquoi donc un amoureux serait-il pire qu’un espion ? demanda Léonarde qui ne put s’empêcher de rire.
– Je me comprends. Je sais bien qu’ils sont nombreux les hommes qui admirent donna Fiora, et qu’il en viendra toujours d’autres, mais je n’aimerais pas qu’elle ait à faire face à l’amour d’un personnage comme celui-là. Vous n’avez pas vu ses yeux ? Ils sont froids et cruels. D’ailleurs, je ne crois pas qu’il soit un marchand. Il pue l’homme de guerre à quinze pas.
Cette fois, Léonarde ne dit rien. Le souvenir qu’elle gardait de l’étranger lui soufflait que Florent, inspiré peut-être par son amour sans cesse en éveil, pourrait bien avoir raison. D’autant que l’inconnu venait d’Italie et que Léonarde savait d’expérience que les gens de sac et de corde y florissaient plus aisément qu’au royaume de France, où la rude poigne du roi Louis et la police de son grand prévôt Tristan L’Hermite faisaient régner chez les truands une crainte salutaire. De toute façon, cela ne ferait de mal à personne que la maison fût un peu mieux gardée. Au moins jusqu’au retour du roi qui ne saurait tarder.
Pourtant les jours s’écoulèrent sans que l’on revît l’inquiétant personnage.
CHAPITRE IV
L’ATTENTAT
Contrairement à ce que craignait son entourage, Fiora se remit très vite de son accouchement. Cinq jours après, elle était debout et la santé parut lui être revenue, mais elle n’avait pas de lait à offrir au petit Philippe. Il fallut recourir sans attendre à la nourrice dont, heureusement, Léonarde et Péronnelle s’étaient à l’avance assuré les services en prévision de ce genre d’incident toujours possible. C’était une forte fille du village voisin de Savonnières qui, laissant son dernier-né aux soins de sa mère et du troupeau de chèvres familial, vint s’installer au manoir avec une évidente satisfaction. Au demeurant, c’était une acquisition plutôt agréable car elle était toujours de bonne humeur, placide et silencieuse, adorant visiblement les enfants, et elle s’attacha instantanément à celui qu’on lui confiait. Le gîte douillet et les menus copieux de Péronnelle achevèrent sa conquête et Marcelline – c’était son nom – prit place parmi les habitants de la maison aux pervenches avec l’intention bien arrêtée d’y rester le plus longtemps possible. Elle s’entendit tout de suite avec la maisonnée et, si Fiora l’impressionna, cela lui parut la chose du monde la plus normale puisqu’elle était la châtelaine. Elle n’imagina pas un instant qu’un drame se jouait sous ses yeux.
Fiora, en effet, n’était plus la même, et ceux qui vivaient à ses côtés avaient peine à la reconnaître quand elle apparaissait, mince et longue silhouette noire que les voiles du deuil faisaient fantomale. Elle ne riait plus, parlait à peine et passait de longues heures assise dans l’encoignure d’une fenêtre à regarder couler la Loire au bout de son petit domaine sans plus toucher aux travaux d’aiguille qui l’avaient distraite pendant sa grossesse, ses longues mains oisives abandonnées sur le tissu noir de sa robe. Elle n’avait apparemment plus de larmes et pas une seule fois elle ne prononça le nom de son époux. Bien plus, quand Léonarde essaya d’approcher la blessure qu’elle devinait avec des mots apaisants, elle coupa court.
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