Mais elle était de celles dont les réveils sont rapides et, tout de suite, la mémoire de ce qui venait de se passer lui revint. Elle éclata en sanglots et cacha son visage contre l’épaule de sa vieille amie.
– Emmenez-moi d’ici ! supplia-t-elle. Vite ! Vite ! Je veux rentrer !
Heureusement, Florent revenait avec une bonne nouvelle : l’abbesse d’un couvent voisin possédait une litière et la mettait volontiers au service d’une noble dame en difficulté. Le véhicule arrivait.
Léonarde remercia les aubergistes de leurs soins qu’elle voulut payer, ce qu’on lui refusa :
– Pauvre jeune dame ! fit l’hôtesse apitoyée. Il faut qu’il lui soit arrivé une bien grande douleur pour la mettre dans cet état ! Elle était si joyeuse tout à l’heure et elle mangeait son pâté de si bel appétit ! Vous n’aurez qu’à me rapporter la couverture un jour prochain ! Prenez bien soin d’elle !
C’était une recommandation superflue et, tandis que la litière abbatiale les ramenait toutes deux vers le manoir, Léonarde se demandait avec angoisse comment elle allait pouvoir panser cette nouvelle et terrible blessure que le sort infligeait à son enfant chérie. Une fois déjà, après la bataille de Grandson où l’on avait vu tomber Philippe de Selongey, Fiora l’avait cru mort, mais peut-être alors restait-il, au fond d’elle-même, une faible lueur d’espoir : au combat, il arrive qu’un blessé, laissé pour mort, revienne à la vie. C’est ce qui s’était passé pour Philippe : la chance lui avait envoyé Démétrios Lascaris, l’un des meilleurs médecins de la chrétienté, et Fiora avait vu son époux revenir vers elle bien vivant. Mais quel espoir, même insensé, garder après une exécution capitale ? Léonarde, navrée, s’efforçait de calmer ces sanglots déchirants qui semblaient devoir ne jamais cesser. Fiora, enfouie dans le puits de sa douleur, avait l’air de s’y enfoncer un peu plus d’instant en instant et n’entendait aucune des paroles apaisantes que sa vieille gouvernante lui prodiguait. Peut-être pensait-elle qu’après les pleurs viendrait le sang, et après le sang la vie ?
Elle pleura ainsi tant que dura le chemin et, si les larmes coulaient moins, des spasmes la secouaient encore quand Etienne et Florent, précédés d’une Péronnelle éperdue et incapable de comprendre ce qui se passait, l’emportèrent dans sa chambre et la déposèrent sur son lit.
C’est seulement une fois couchée qu’elle se calma progressivement pour arriver à une sorte de prostration, plus effrayante peut-être que le violent désespoir qui précédait. Elle resta là durant des heures, immobile, insensible en apparence, n’entendant rien mais les yeux grands ouverts, le regard fixé sur un même point des rideaux qui entouraient son lit. Elle respirait à petits coups avec, de temps en temps, un halètement douloureux que Léonarde écoutait, le cœur déchiré, terrifiée à l’idée que sa petite Fiora était peut-être en train de perdre la raison.
Il avait bien fallu mettre Péronnelle plus ou moins au courant et celle-ci, tout de suite, proposa d’aller chercher le prieur de Saint-Côme qui, en bon disciple du saint patron de sa maison, jouissait d’une grande réputation médicale dans les cas de folie, et d’exorciste en cas de possession diabolique. Ce dernier mot déplut à Léonarde :
– Nous n’en sommes pas là ! fit-elle d’un ton sec. Notre jeune dame est sous le coup d’une grande douleur qui l’a envahie au point de lui retirer le sens. Je vais la veiller cette nuit et si, demain, elle est encore dans le même état, nous verrons ce qu’il conviendra de faire. Pour ce soir, nous nous contenterons de lui faire boire un peu de tilleul avec du miel.
Tandis que la brave femme, docile, allait chercher ce qu’on lui demandait, Léonarde s’établit au chevet de
Fiora, comme elle l’avait fait si souvent, jadis, lorsque l’enfant était souffrante ou simplement fiévreuse, et, prenant sa main abandonnée sur le drap, la porta à ses lèvres sans plus chercher à retenir les larmes que, depuis le drame, elle s’efforçait de contenir :
– Mon Dieu, priait-elle en silence, ne me la prenez pas, je vous en conjure ! Ne permettez pas que son esprit s’en aille à la suite de celui qu’elle a trop aimé et se perde dans les brumes de la folie. Il y a cet enfant qui va naître et qui déjà n’a plus de père. Ne lui enlevez pas sa mère ! Je sais bien qu’elle va encore souffrir, je sais bien qu’elle est au pied d’un nouveau calvaire et que l’inconscience peut être une miséricorde, mais...
Elle s’interrompit. Fiora venait de pousser un gémissement et Léonarde, en relevant la tête, vit qu’elle la regardait avec de grands yeux pleins d’angoisse.
– J’ai mal ! chuchota-t-elle. C’est comme un coup de couteau, là, dans mon ventre !
Une douleur aiguë, brutale, était venue la chercher dans l’abîme au fond de quoi elle se sentait descendre pour la ramener à la surface de la vie. Afin de lui échapper, elle se tourna sur le côté, ramenant ses jambes contre elle, mais la souffrance ne s’apaisait pas. C’était comme une onde brûlante qui parcourait ses entrailles et, dans son esprit épuisé par le chagrin, elle ne comprenait pas d’où cela pouvait lui venir.
Déjà Léonarde avait rejeté draps et couvertures et examinait le corps recroquevillé, passant sur le ventre tendu des mains prudentes. Cherchant un réconfort, le regard de Fiora ressemblait à celui d’une bête prisonnière. Soudain, comme par miracle, la douleur s’apaisa sous les mains de Léonarde et Fiora sentit que ses draps étaient humides...
– Qu’est-ce que... qu’est-ce que j’ai ? murmura-t-elle. Au travers des larmes qui l’inondaient, le visage ridé de
Léonarde lui apparut, rayonnant :
– Rien, mon agneau, rien que de très naturel ! L’enfant va arriver. Il va vous falloir un peu de courage.
– Du courage ? Je n’en ai plus et je crois que je n’en aurai plus jamais ! Philippe ! mon Philippe !
La douleur qui renaissait balaya momentanément le chagrin pour ramener Fiora au simple état de chair souffrante. Péronnelle qui revenait avec le tilleul comprit au premier coup d’œil ce qui se passait :
– L’enfant arrive ? s’écria-t-elle joyeusement. Je vais préparer tout ce qu’il faut !
Elle se mit, incontinent, à faire dans la cheminée de la chambre un feu d’enfer sur lequel elle installa une marmite d’eau. Il y en avait déjà à la cuisine, mais elle pensait qu’il n’y en aurait jamais trop. Après quoi elle fit chauffer des draps pour remplacer ceux de Fiora et empila une infinité de linges et de serviettes. Léonarde, elle, ne quittait pas le chevet ni la main de la future mère qui se cramponnait à elle.
Combien de temps dura la tempête de douleur qui ensevelit Fiora ? Celle-ci eût été incapable de le dire, mais il lui parut une éternité. Le temps s’effaça et, avec lui, la conscience de tout ce qui n’était pas la torture de son corps. Même son chagrin s’en trouvait aboli. Bientôt la douleur ne lui laissa plus trêve ni repos. C’était comme si l’enfant, tel un géant secouant les murs de sa prison, faisait tout éclater en elle pour venir plus vite à la lumière. La seule chose réelle, en dehors des affres du supplice, était le visage anxieux de Léonarde éclairé par les flammes de la cheminée, la main de Léonarde qui tenait la sienne bien fort et la voix de Léonarde qui murmurait des paroles d’encouragement.
A présent, Fiora ne criait plus, mais un gémissement continu s’échappait de ses lèvres sèches que Péronnelle humectait de temps en temps. Elle haletait, prise au piège de cette souffrance sans rémission qu’aucune force humaine, aucune magie ne pourrait faire cesser et qu’il fallait endurer jusqu’à son terme normal. Par instants, Léonarde passait sur son front en sueur un linge imbibé d’eau de la reine de Hongrie et l’odeur fraîche ranimait un instant la parturiente, puis l’enfant revenait à la charge et replongeait sa mère dans le martyre.
Epuisée déjà par les larmes abondantes qu’elle avait versées, Fiora souhaitait désespérément un instant, un seul, de rémission qui lui eût permis de se laisser aller à son immense fatigue. Elle avait tellement envie de dormir ! ... Dormir ! Cesser de souffrir ! oublier... est-ce que cette terrible douleur cesserait un jour ? Est-ce qu’elle pourrait à nouveau dormir ?
Péronnelle, qui savait décidément tout faire et n’ignorait rien de la manière de conduire un accouchement, examinait de temps en temps Fiora, qui la suppliait de la laisser tranquille. Ensuite, elle chuchotait à Léonarde les progrès qu’elle constatait.
Vers la fin de la nuit, la conscience claire de la jeune femme commençait à s’embrumer quand Péronnelle, qui avait même écarté Léonarde, lui ordonna d’aider le travail et de pousser.
– Je ne peux pas... Je ne peux plus... sanglotait Fiora. Laissez-moi mourir !
– Vous n’allez pas mourir et l’enfant va être là dans quelques minutes. Encore un peu de courage, ma mignonne !
Du courage ? Fiora ne savait même plus ce que c’était. Elle obéit néanmoins, presque machinalement, et, soudain, il y eut une douleur plus forte que toutes les autres, une douleur au sommet de toutes les douleurs qui lui arracha un véritable hurlement. Dans le jardin où il attendait, Florent se jeta à genoux, les mains sur les oreilles. Mais ce fut le dernier. L’instant suivant, Fiora, délivrée, plongeait enfin dans cette bienheureuse inconscience qu’elle avait tellement désirée. Elle n’entendit ni le chant enroué du coq, ni le piaillement rageur du bébé dont Péronnelle claquait les fesses d’une main experte, ni le cri de joie de Léonarde :
– C’est un garçon !
Elle avait choisi de s’évanouir.
Quand elle revint à elle, il lui sembla flotter à travers une brume légère. Son corps n’existait plus. Il avait miraculeusement rompu les amarres qui le retenaient à une terre cruelle et sans pitié, au point que Fiora crut, un instant, qu’elle avait atteint le séjour des bienheureux. Pourtant, la voix familière de Léonarde lui démontra qu’elle figurait toujours au nombre des vivants :
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