– Paraît que c’est un rebelle bourguignon ! Il s’est battu contre notre roi ! L’un des hommes de ce maudit Téméraire !
Des bruits venus de n’importe où, des cris poussés par des gens qui au fond ne savaient rien, des injures stupides, gratuites et trop faciles en face d’un homme réduit à l’impuissance. Enfin, sous l’arche en fer de lance, la cage apparut, dominant la houle des têtes. Cahotant sur les cailloux du fleuve qui pavaient la rue, une sorte de plateforme grossière s’avançait avec difficulté au milieu d’un groupe de cavaliers, la lance au poing, et, sur cette espèce de plateau, il y avait une cage assez haute pour qu’un homme pût s’y tenir debout, une cage faite de grosses lattes de bois armées de coins en fer dans laquelle un homme, accablé peut-être par la chaleur du soleil dont rien ne le protégeait, était assis.
On ne pouvait voir son visage, car sa tête était cachée dans ses bras posés sur ses genoux, peut-être pour donner moins de prise aux projectiles de toute sorte que lui lançait la populace avec des cris de mort. Cet homme était un de ces Bourguignons contre lesquels il avait fallu combattre durant près d’un siècle et, même au pays de la douceur de vivre, on avait la rancune tenace. A mesure que le char avançait, la foule hurlait plus fort et les gardes durent faire usage de leurs lances pour la tenir à distance. Sans cela, elle eût peut-être, sans rien savoir de ce captif, pris la cage d’assaut.
Un soupir de soulagement dégonfla la poitrine de Fiora. Philippe était brun et les cheveux de celui-là, bien que fort sales, étaient d’un blond de blé. Le dégoût lui serra la gorge. De tout son cœur, elle détesta ces gens, si aimables et si paisibles en temps normal, et que la seule vue d’un inconnu dont on leur disait qu’il était un ennemi suffisait à changer en une horde de loups. Elle regardait cette scène cruelle sans parvenir à en détacher son regard, et une immense pitié se levait en elle pour ce malheureux qui devait souffrir mille morts par ce jour d’été et sans une goutte d’eau à boire. Son regard vrilla Florent :
– Va me chercher une pinte de vin frais à l’auberge ! Le ton était de ceux auxquels on ne résiste pas.
Comprenant que, s’il n’obéissait pas, il risquait d’être chassé sur l’heure, Florent ne discuta pas, s’esquiva rapidement et revint peu de minutes après avec un pichet qu’il remit en tremblant à la jeune femme.
– Que prétendez-vous faire ? murmura Léonarde qui cependant avait déjà compris.
Fiora néanmoins consentit à s’expliquer :
– Nous avons peut-être rencontré cet homme l’an passé au camp du duc Charles. Je veux lui porter secours...
Et, sans attendre davantage, elle poussa sa mule dans la foule en direction de la cage.
– Dame ! Où allez-vous ? cria le soldat qui lui avait offert le refuge du pont-levis.
– Là où je dois aller ! Cet homme est un prisonnier. Pas un condamné !
Devant le poitrail de l’animal, la foule s’ouvrit presque sans protester. Cette femme si belle et si visiblement près de son terme lui en imposait. Mais l’un des lanciers voulut s’opposer :
– Que faites-vous ? Hors d’ici !
– Je suis une amie du roi Louis dont c’est aujourd’hui la fête et je veux offrir un peu de vin à ce malheureux. Avez-vous des ordres pour vous y opposer ?
– N...on, mais...
– Avez-vous des ordres qui vous empêchent de recevoir ceci ? Vous aussi devez avoir soif, ainsi que vos camarades. Votre tâche achevée, vous boirez à ma santé. Je ne vous demande qu’un instant !
De l’or brillait au bout de ses doigts fins. Le soldat la dévisagea, émerveillé.
– Qui êtes-vous ? balbutia-t-il. Vous êtes belle comme la Vierge Marie, notre douce dame !
– Peu importe qui je suis. Ma tâche est de secourir ceux qui en ont besoin. Puis-je approcher ?
La foule qui avait grondé tout d’abord se calmait, séduite par l’image extraordinaire de cette jeune femme vêtue d’azur dont l’autorité était celle d’une princesse et dont le calme regard gris se posait sur elle. Cette scène, après tout, était plus intéressante que celle qui consistait à pousser des hurlements en jetant des trognons de choux à un homme enchaîné qui semblait insensible. Le sergent s’écarta :
– Faites à votre gré, noble dame... mais rien qu’un instant !
Fiora était déjà près de la cage. Sa mule la mettait à la même hauteur que le prisonnier et, pour immobiliser sa monture, elle saisit l’un des barreaux :
– Prenez ce vin, mon ami, et buvez ! Vous en avez grand besoin !
Le son de sa voix chaude réussit à percer l’épaisse couche de volonté farouche dont l’homme s’enveloppait pour ne rien entendre et ne rien voir. Sa tête courbée décolla du cercle de ses bras et se releva, montrant un visage émacié mais, pour Fiora, trop reconnaissable.
– Matthieu ! balbutia-t-elle tandis que les mains avides saisissaient le pichet embué et que le prisonnier y buvait goulûment. Matthieu de Prame ! Mais comment êtes-vous ici ? Où est Philippe ?
En entendant son nom, il tressaillit et, à présent, il la regardait par-dessus le bord du pichet avec des yeux pleins de douleur.
– Mort ! ... fit-il enfin. Il a été pris... comme rebelle à Dijon... et exécuté. Moi, j’ai voulu soulever la foule pour l’arracher à l’échafaud. C’est pour ça que l’on m’a arrêté.
Un instant, ils furent au creux profond d’un énorme silence. Le cœur arrêté, Fiora regardait l’homme enchaîné. Sa voix, curieusement détimbrée, lui parut venir de très loin.
– Mort ? Vous voulez dire... qu’on l’a tué ?
– Les hommes du roi, oui ! Le gouverneur de Dijon, le sire de Craon ! Je ne l’ai pas vu mourir car on m’a emmené avant... mais il était déjà au pied de l’échafaud... Pardonnez-moi ! Vous m’avez été secourable et moi je vous meurtris.
Fiora n’entendait plus rien. Tout basculait autour d’elle : le ciel indigo, les reflets du fleuve à l’intérieur de la vieille porte, les girouettes du château, les barreaux de la cage et le jeune visage pathétique du prisonnier qui, les yeux agrandis, la regardait blêmir sans pouvoir rien faire pour l’aider. Mais Léonarde n’était pas loin. Instantanément, sa mule fut contre celle de Fiora qu’elle reçut dans ses bras.
– Aidez-moi ! cria-t-elle. Vous voyez bien qu’elle s’évanouit ? ou bien n’avez-vous que des cœurs de pierre insensibles à toute détresse ?
Le sergent vint à son secours et, déjà, dans la foule, des femmes jouaient des coudes pour la rejoindre.
– Je n’aurais pas dû laisser faire ! regretta le soldat.
– Vous n’avez jamais rien fait de mieux, mon ami ! Mais il faut admettre que, dans son état, le spectacle de ce malheureux n’est pas ce qu’il convient. Ne pouvez-vous offrir un peu plus d’humanité à vos prisonniers ?
Visiblement ennuyé, l’homme jeta autour de lui un regard inquiet puis, se penchant vers la vieille demoiselle, il murmura très vite :
– Elle connaît cet homme ? C’est un ami ?
– Oui, mais qu’est-ce que ça peut vous faire ?
– Vous occupez pas ! Dites-lui que j’essayerai de l’aider un peu. Pour qu’elle se souvienne du sergent Martin Venant. Allez la rejoindre, à présent. Il faut que nous repartions !
Portée par des dizaines de bras secourables, Fiora avait été enlevée de sa selle et acheminée vers l’auberge du Carroi où elle avait pris son repas. Florent, éperdu d’angoisse, tenait l’une de ses mains froides. Tandis que le sergent donnait ses ordres, Léonarde se retourna vers lui :
– Où emmenez-vous cet homme ? Vous le savez ?
– Au château de Loches ! Dieu vous garde ! Léonarde ne répondit pas au souhait qu’on lui adressait. Elle était déjà partie vers l’auberge où l’on avait étendu Fiora sur un banc, un oreiller sous la tête. L’hôtesse lui tapait dans les mains et Florent lui bassinait les tempes avec du vinaigre, mais rien n’y faisait : le nez pincé, les joues blanches et les yeux clos, la jeune femme ne réagissait pas. Elle respirait avec peine, mais elle respirait, et à cela seulement on voyait que le coup ne l’avait pas tuée.
En dépit de la peur qui lui mordait le ventre, Léonarde s’efforça de garder son calme. Elle tâta les mains et les pieds de Fiora aussi glacés les uns que les autres, puis ordonna :
– Donnez-moi de l’eau-de-vie et faites chauffer une brique pour lui mettre aux pieds ! Une couverture aussi ! Nous paierons ce qu’il faut !
– Vous ne voulez pas qu’on lui prépare une chambre ?
– Non, merci. Il vaut mieux essayer de la ramener chez elle. Nous habitons le manoir de La Rabaudière aux Montils.
– La maison aux pervenches, fit la femme avec un demi-sourire. Je la connais. Une bien jolie demeure !
– Oui, mais pour l’instant elle m’a l’air d’être au bout du monde ! Allons, Florent, remuez-vous au lieu de regarder votre maîtresse avec de grands yeux noyés ! Tâchez de trouver une litière, un brancard, je ne sais pas, moi !
Tout en parlant, elle introduisait avec précaution et non sans difficulté une cuillerée d’eau-de-vie de prune entre les dents serrées de la malade. Une servante apporta la brique chaude et la couverture dont on enveloppa le corps qui, brusquement, se mit à trembler comme si une bise glaciale était entrée dans la salle. Le vigoureux cordial commençait aussi à faire son effet : Fiora s’étrangla, toussa plusieurs fois. Léonarde la redressa et lui tapa dans le dos. La toux se calma et un peu de couleur revint aux joues trop pâles.
Ouvrant enfin les yeux, Fiora vit des visages inconnus penchés sur elle, mais s’aperçut tout de suite qu’elle était dans les bras de Léonarde. Elle essaya de s’asseoir, sans y parvenir.
– Qu’est-ce que je fais ici ? demanda-t-elle d’une voix encore étranglée par la quinte de toux.
"Fiora et le Pape" отзывы
Отзывы читателей о книге "Fiora et le Pape". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Fiora et le Pape" друзьям в соцсетях.