C’est ainsi que, le vingt-cinquième jour du mois d’août qui était la Saint-Louis, fête patronale du roi de France, elle décida Léonarde à l’accompagner à Tours, pour voir la ville sous ses plus beaux atours et prier, une dernière fois, au tombeau du grand saint Martin. Elle y était déjà venue plusieurs fois et en avait retiré un si grand bien, une telle paix de l’âme qu’elle voulait y puiser une énergie supplémentaire pour l’épreuve qui allait venir.
Léonarde se fit un peu tirer l’oreille. Dans une semaine peut-être l’enfant s’annoncerait, et il n’était guère prudent de s’aventurer dans les remous d’une ville en fête, mais Fiora était si fermement attachée à son idée qu’il fut impossible de l’y faire renoncer. En outre, Florent trancha
la question en disant que l’on mettrait une selle de femme[iv] bien rembourrée sur la plus douce de leurs mules et que, de toute façon, il escorterait ces dames pour les protéger s’il y avait trop grande foule sur les parvis et dans les rues.
Il faisait ce jour-là un temps délicieux, d’une grande douceur, et bien agréable après les fortes chaleurs qui, durant une quinzaine, avaient pesé sur la région, obligeant Florent à une intense activité pour garder à son jardin vie et fraîcheur. Le ciel était d’un bleu profond, semé de petits nuages blancs qui ressemblaient à des agneaux, et toute la nature, lavée à grande eau par la grosse pluie qui avait suivi un vigoureux orage, resplendissait de verdure et de fleurs comme si elle était dans sa plus verte nouveauté.
Tandis qu’il l’aidait à prendre place dans le petit siège fixé au bât de la mule, Florent pensa que Fiora, en dépit de sa taille déformée, était plus belle que jamais. Sa robe de toile fine et son voile fixé à une haute coiffure en forme de croissant étaient du bleu tendre des fleurs de lin qui se reflétait dans ses yeux et faisait chanter son teint délicat. Aucune marque disgracieuse ne déparait son visage et le cerne de ses paupières n’était qu’un charme de plus. Et le brave garçon, dans la simplicité de son cœur, se demandait comment un homme ayant eu l’incroyable chance de la tenir dans ses bras, de baiser ces douces lèvres et de noyer ses mains dans cette chevelure soyeuse pouvait ensuite accepter de vivre, ne fût-ce qu’un seul jour, loin de tant de grâce. Il fallait que ce comte de Selongey fût un rude imbécile, et, pour sa part, Florent espérait bien qu’on ne le reverrait jamais.
On pénétra dans Tours par la porte de La Riche, la plus voisine du manoir, et tout de suite on fut sous le charme. En dépit de l’absence du roi que l’on ne reverrait peut-être pas avant l’automne, la ville s’était parée comme une mariée. On avait mis aux fenêtres les plus beaux draps, les plus belles tentures, et on les avait piqués de toutes les fleurs des jardins. Bien que l’on fût vendredi, chacun arborait ses habits du dimanche. Néanmoins, et parce que c’était le jour du marché, les boutiques étaient ouvertes. Entre deux offices, chacun, ce matin-là, vaquait à ses occupations.
Autour de l’antique basilique Saint-Martin, de son cloître et de ses tours romanes, l’animation était grande car c’était l’un des plus importants lieux de pèlerinage en Europe. Il y avait plus de mille ans que, sur les bords de la Loire et en ce lieu même, le corps de Martin, soldat romain devenu évêque et confesseur par amour pour ses frères humains, de Martin, l’homme du manteau partagé un jour de neige, attirait les foules venues de tous les horizons. On disait que le saint avait ressuscité trois morts et rendu la santé à des milliers de malades incurables. Des lépreux, des infirmes, des déments que l’on appelait des lunatiques, et même des possédés avaient été délivrés de leurs maux et purifiés au simple contact de son tombeau. Aussi les pèlerins venaient-ils toujours nombreux vers cette espérance qui était, en outre, une étape majeure sur le « chemin des Etoiles », la longue route qui, des pays nordiques, menait jusqu’à Compostelle de Galice.
L’église actuelle était la quatrième bâtie au-dessus du sépulcre depuis la mort de Martin survenue vers l’an 400. Il y avait eu d’abord un modeste oratoire de bois, puis une chapelle qui avait péri dans un incendie, sans d’ailleurs que la sainte sépulture fût atteinte. L’évêque Henri de Buzançais, après les terreurs de l’an mil, avait élevé une basilique mais elle avait eu quelques malheurs et il avait fallu rebâtir entre le XIe et le XIIIème siècle, au point d’avoir presque construit une nouvelle église sur laquelle le roi Louis[v] et ses largesses veillaient puissamment. Il en assurait l’entretien, et il ne se passait guère d’année qu’il ne fît un don, bien que le plus fort de sa dévotion allât à Notre-Dame de Cléry ;
Comme d’habitude, l’église était pleine quand Fiora et Léonarde, laissant Florent garder leurs montures, s’efforcèrent d’y pénétrer. Des hommes, des femmes, des vieillards, des enfants, pèlerins de passage ou malades pour la plupart, s’y pressaient sans brutalité, attendant même assez sagement leur tour d’approcher le tombeau par le déambulatoire qui entourait le chœur. Tous chantaient les louanges de Dieu et la gloire du grand saint Martin tandis que des moines faisaient de leur mieux pour les canaliser et, surtout, convaincre ceux qui étaient arrivés au but de laisser leur place aux autres. Certains, en effet, se cramponnaient aux grilles dorées, prétendant demeurer là jusqu’à ce que leur vœu soit exaucé et suppliant qu’on voulût bien les y laisser. Pourtant, l’ère des grands pèlerinages était passée. Le siècle était d’une foi moins exaltée et l’on ne partait plus aussi souvent pour Rome, plus rarement encore pour Jérusalem. Seule, Compostelle de Galice continuait à entraîner des foules sur les nombreux sentiers qui étoilaient l’Europe, mais les grands départs de Pâques étaient déjà loin en ce mois d’août. Saint-Martin de Tours, comme Le Puy, Conques, le mont Saint-Michel-au-péril-de-la-mer et plusieurs grands centres de piété, gardait pourtant de très nombreux fidèles, ceux qu’une ou même deux centaines de lieues n’effrayaient pas.
Voyant tant de monde, Léonarde voulut ramener Fiora pour lui éviter une trop longue attente debout, mais la jeune femme résista. Elle avait décidé qu’aujourd’hui elle irait demander la protection du saint et aucune force humaine ne l’empêcherait de prendre sa place dans la file d’attente. D’ailleurs, s’apercevant de son état, une dame pèlerine et un vieux moine qui dirigeaient un groupe de fidèles venus de Normandie s’employèrent à lui faire place et elle put approcher la châsse qui, pareille à un soleil, irradiait le chœur du vénérable sanctuaire. Les centaines de cierges qui l’entouraient allumaient des éclairs sur le revêtement d’or et d’argent et dans les profondeurs des pierres précieuses de diverses couleurs qui y étaient enchâssées.
Fiora s’agenouilla près du tombeau, tendit la main à travers la grille pour atteindre l’une des plaques d’or ciselé. Ses doigts rencontrèrent une grosse topaze lisse qu’ils caressèrent. En même temps, elle adressait à l’habitant du précieux sarcophage une fervente prière, la plus ardente peut-être qu’elle eût formulée depuis longtemps. Certes, la foi perdue pendant des mois lui était revenue avec la certitude d’être seule dans le cœur de Philippe, mais elle n’avait jamais pu atteindre le degré de dévotion, confiante et pleine de certitudes, qui était celui de Léonarde. Pour la vieille fille, il n’y avait qu’une seule solution aux problèmes qu’elle ne pouvait vaincre par elle-même : le recours à Dieu, à la Vierge ou au saint le plus apte, de par sa spécialité, à l’exaucer. Ce jour-là, et parce qu’elle priait pour son enfant, Fiora pria de toute son âme.
En quittant l’église, elle se sentit plus sereine. Le bébé pouvait venir au monde. Elle l’avait confié à saint Martin et elle était à présent certaine qu’il serait beau, fort et pur de tout mal. Aussi fit-elle largement aumône aux mendiants qui sollicitaient sa charité, heureuse d’entendre les bénédictions dont ils la couvraient et les vœux qu’ils formaient pour sa maternité.
Au bras de Léonarde, elle s’attarda un instant à suivre les évolutions d’un baladin qui voltigeait sur une corde tendue entre deux piquets. Le garçon était jeune, souple, souriant et, dans son costume bariolé, il ressemblait à une flamme voletant dans l’air par la volonté d’un invisible magicien.
– Si vous voulez faire des achats, il faut nous hâter un peu, conseilla Léonarde. Allons rejoindre Florent.
En s’approchant de l’endroit où l’on avait laissé les mules, les deux femmes virent que le jeune homme était en train de causer avec un étranger. Ceux-ci n’étaient pas rares à Tours, comme dans les autres lieux saints, mais l’interlocuteur de Florent présentait un aspect assez particulier pour attirer l’attention. Long, maigre et même osseux, son visage en lame de couteau montrait un teint bronzé et des yeux noirs de Méditerranéen. Son costume était celui d’un marchand aisé, mais il avait certaine façon de porter machinalement la main à sa ceinture, comme s’il y cherchait le pommeau d’une épée, qui frappa Fiora.
En les voyant approcher, il salua profondément les deux femmes, adressa un au revoir désinvolte, du bout des doigts, à Florent, puis se perdit dans la foule.
– Qui est cet homme ? demanda la jeune femme.
– Un marchand. Il est venu acheter ici des soieries, mais ce qui est amusant, c’est qu’il est de vos compatriotes, donna Fiora.
– C’est un Florentin ? Il me semble que si je l’avais déjà vu je m’en souviendrais !
– Non. Il n’est pas de Florence mais d’une autre ville dont j’ai oublié le nom. Ne me demandez pas non plus le sien, je l’ai mal compris et serais incapable de vous le répéter...
– C’est intéressant, fit Léonarde goguenarde. Pouvez-vous au moins nous dire ce qu’il voulait ?
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