Tandis que Fiora, émue, interrogeait Léonarde du regard, Etienne, qui, assis dans la cheminée, faisait sécher ses houseaux et ses brodequins en mâchonnant un morceau de saucisse sèche, toussota comme il le faisait toujours dans les rares occasions où il prenait la parole, et déclara :

– Le travail ne manque pas ici. J’ai fort à faire avec la ferme et je m’arrangerais bien d’un aide... surtout pour le jardin qui est vaste !

Ayant dit, il retourna à sa saucisse et à son silence, laissant les femmes démêler le problème comme elles l’entendraient. Pour Péronnelle, d’ailleurs, la cause était entendue. Puisque son seigneur et maître était pour que le garçon reste, elle l’adoptait sans plus de façons.

– On pourrait l’installer dans une soupente ? fit-elle. Ce ne serait pas mauvaise chose qu’un homme dans la maison, puisque Etienne s’est installé dans les communs avec les chiens pour mieux veiller aux rôdeurs.

Florent la regarda comme si elle était sa mère. Elle s’occupait d’ailleurs à le nourrir, étalant sur la longue table de la cuisine un chanteau de pain fraîchement cuit, un jambon entamé, une écuelle de soupe aux choux agrémentée de belles tranches de lard, un grand pot de rillettes, des fromages de chèvre, un pot de confiture de fraises, une petite motte de beurre et un pichet de vin frais. Après quoi elle se tourna vers Fiora, l’œil interrogateur :

– Alors, que faisons-nous, not’dame ? On l’adopte, ou on le rejette dans les ténèbres extérieures, là où tout n’est « que pleurs et grincements de dents » ?

– Ma foi, j’aurais mauvaise grâce à vous contrarier si vous le prenez sous votre aile, dit Fiora en riant. Soyez donc le bienvenu, Florent ! J’espère que vous serez heureux ici et que vous ne regretterez jamais d’avoir quitté maître Nardi.

– N’ayez crainte ! fit-il radieux. Grand merci, donna Fiora. Vous ne regretterez jamais de m’avoir pris à votre service.

– Mon service est un grand mot. Disons que vous figurez désormais parmi ceux qui font vivre cette maison afin qu’elle soit un foyer doux et chaleureux, un cocon douillet et bien protégé pour le petit enfant qui va venir.

– Vous attendez ? ...

La cuillère en arrêt au-dessus de l’écuelle, Florent permit à son regard de considérer la taille de la jeune femme. Il devint très rouge et resta la bouche ouverte, sans plus savoir que dire.

– Eh oui ! dit Fiora en souriant. Je serai mère en septembre. Cela change-t-il quelque chose à vos intentions ? Je ne sais quand je reverrai mon époux, le comte de Selongey... ni même si je le reverrai un jour, car j’ai peur qu’il ne soit en péril, mais je suis sa femme, rien que sa femme, et aucun homme, jamais, ne pourra prendre dans mon cœur la place qui est la sienne, ajouta-t-elle gravement. Chacun ici le sait et j’entends que vous le sachiez aussi. Avez-vous toujours envie de rester près de nous ?

Laissant tomber sa cuillère, Florent se leva et planta son regard bleu dans celui de la jeune femme :

– Si je me suis voué à vous, donna Fiora, je n’ai pourtant jamais osé espérer autre chose qu’un sourire ou un mot d’amitié. Je souhaitais veiller sur vous, mais soyez certaine que je veillerai sur l’enfant avec autant de soin et de dévouement que sur sa mère.

Trouvant sans doute que l’on s’attendrissait beaucoup, Léonarde pesa des deux mains sur les épaules du garçon pour l’obliger à se rasseoir.

– Voilà qui est dit et bien dit ! fit-elle. A présent mangez votre soupe, mon ami. Vous l’avez méritée et la soupe aux choux froide, cela ne vaut rien. Le lard fige !

– Si nous soupions avec lui ? proposa Fiora. Je me sens une petite faim et il doit avoir tant de choses à nous raconter !

Un instant plus tard, tous les habitants de la cuisine étaient installés autour de Florent, mangeant et buvant avec entrain, tandis que le nouveau venu donnait, entre deux bouchées, des nouvelles de Paris en général et des Nardi en particulier. Il avait aussi maintes questions à poser, car plus d’une année s’était écoulée depuis que, renvoyé de Nancy en compagnie de Douglas Mortimer il avait quitté Fiora et Léonarde gardées en otages par le duc de Bourgogne. Fiora laissa Léonarde lui répondre, sachant que celle-ci, avec sa prudence et sa discrétion habituelles, dirait juste ce que leur entourage pouvait entendre et rien de plus.

– Si je comprends bien, dit Florent quand elle eut fini, vous avez été en guerre pendant toute cette année ?

– Eh oui ! Si l’on m’avait dit jadis, quand je tenais à Florence la maison de ser Francesco, que j’aurais un jour des souvenirs militaires, j’aurais ri. Et pourtant, vous voyez, nous en sommes sorties vivantes !

On se sépara sur cette conclusion optimiste. Florent tombait de sommeil après sa longue course et gagna avec gratitude la chambrette que Péronnelle lui avait préparée auprès de son propre logis. La pluie ayant momentanément cessé, Etienne alla faire une ronde avec ses chiens avant de rejoindre son lit, tandis que sa femme couvrait de cendre les braises des cheminées qui, ainsi, reprendraient facilement vie au matin. La maison, comme un poing solide et amical, se refermait sur ce nouvel hôte à la satisfaction générale.

– J’ai un peu honte, dit Fiora tandis que Léonarde l’aidait à se déshabiller pour la nuit, d’accepter que ce petit Florent se voue ainsi à mon service. Il aurait été plus heureux et plus riche s’il ne m’avait jamais rencontrée.

– Heureux, derrière un comptoir ? Souvenez-vous, mon agneau, il passait tout son temps dans le jardin de dame Agnelle. Il ne fait jamais que changer de jardin. Et je vous avoue que sa présence sous ce toit me paraît tout à fait réconfortante. Rien ne vaut un dévouement sincère pour vivre en paix.

Ce soir-là, Fiora s’endormit avec plus de confiance et de joie qu’elle n’en avait éprouvé depuis longtemps, bercée par le crépitement léger de la pluie que le vent d’ouest projetait sur les fenêtres de sa chambre. L’arrivée de Florent lui semblait de bon augure car la simplicité de cœur du jeune homme était de celles qui font naître autour d’eux, sinon le bonheur, du moins cette sorte de contentement intime qui y ressemble un peu. Les deux mains de la jeune femme étaient posées sur son ventre, comme elle avait coutume de le faire pour se sentir plus proche encore de cette petite vie qui palpitait en elle et pour la mieux protéger contre ce qui pouvait tenter de 1 atteindre. Tout était bien en cette nuit de printemps qui venait d’amener un ami...

Dès le lendemain, Florent, tôt levé, prit sa place parmi les us et coutumes du manoir comme s’il y avait vu le jour. En attendant qu’Etienne l’emmène faire le tour du propriétaire, il alla chercher de l’eau pour Péronnelle et renouvela, pour toute la maison, la provision de bois à brûler. Une entente s’était aussitôt établie entre lui et la brave femme qui, au fil des jours, se plut à imaginer qu’un fils, un peu grand peut-être, lui avait été envoyé comme un cadeau du ciel. Quant à Etienne le silencieux, l’ardeur au travail du jeune Parisien, son amour pour la terre, ses plantes et ses animaux eurent tôt fait de conquérir son estime. Il eut plaisir à en faire son compagnon de tous les instants.

Fiora ne le voyait pas beaucoup. Dès le premier jour, Florent mit beaucoup de discrétion dans ses rapports avec la jeune châtelaine, se contentant de l’apercevoir allant et venant dans la propriété et d’échanger quelques mots avec elle lorsqu’elle descendait au jardin. Et Léonarde, qui avait craint un instant de rencontrer sans cesse et à tous les coins de la maison son visage extasié d’amour, lui sut gré d’une conduite aussi sage. Puis il fallut bien admettre que l’ancien apprenti banquier était, en matière de jardinage, une sorte de petit génie : à mesure qu’il leur prodiguait ses soins, les plates-bandes se chargeaient de couleurs et de parfums jusqu’à en déborder. Jamais on n’avait vu si grosses giroflées ni si odorantes, iris et pivoines si florifères. Florent, en courant les environs pour essayer de se procurer de nouvelles plantes, s’était lié d’amitié avec le jardinier du château du Plessis qui lui prodiguait conseils et boutures avec une générosité toute royale. Quand vinrent les longues soirées du début de l’été, Florent, en voyant Fiora et Léonarde s’attarder sur un vieux banc de pierre pour y respirer l’odeur de « ses » roses, de « son » chèvrefeuille et de « son » jasmin, se sentit payé de ses peines et remercia d’un cœur sincère le Seigneur Dieu de lui permettre d’entourer celle qui était à jamais son étoile de toute la magnificence de sa Création...

Ainsi allait la vie dans la maison aux pervenches, infiniment douce et calme, bien loin du vacarme et des fureurs de la guerre, et sans que personne imaginât qu’au même moment se jouait un de ces drames comme se plaît à en susciter la folie des hommes. Fiora préparait tendrement l’enfant de Philippe, sans imaginer un seul instant qu’à Dijon ce même Philippe allait bientôt monter sur ce vieil échafaud du Morimont qui avait vu mourir Jean et Marie de Brévailles. Les flots irisés de la Loire et l’épaisseur fraîche des forêts l’enfermaient à la manière d’un anneau magique sur lequel venaient se briser les bruits lointains du siècle.

CHAPITRE III

LE PRISONNIER

A mesure qu’approchait le temps de sa délivrance, Fiora, loin de s’abandonner aux joies du repos et aux douceurs des coussins moelleux, faisait preuve d’un surcroît d’activité. Elle ne tenait pas en place, pour la plus grande frayeur de Léonarde et de Péronnelle qui craignaient à chaque instant un accident dès qu’elles la voyaient trotter dans le jardin et dans le bois, grimper sur sa mule pour aller faire oraison au prieuré de Saint-Côme ou ramasser les œufs à la ferme. Mais il y avait en elle une allégresse qui la poussait en avant. Il lui semblait que plus elle se montrerait forte et plus son enfant serait vigoureux et bien portant.