Il y avait affluence dans le salon d’apparat où la mère de Frédéric-Auguste avait coutume de recevoir en compagnie, la plupart du temps, de sa belle-fille Christine-Eberhardine de Brandebourg qu’une incurable timidité rendait incapable d’assumer ce genre de réunion.
Quand, porté par la voix puissante du chambellan, le nom de la comtesse Aurore de Koenigsmark retentit à l’entrée des appartements, il se fit un silence total tandis que l’assemblée s’écartait pour dégager le passage vers les fauteuils à haut dossier où siégeaient les princesses. Le sourire aux lèvres, un éventail à la main, Aurore s’avança entre les deux groupes vite animés de chuchotements dont l’arrivante n’avait aucune peine à démêler le sens : la favorite que l’on avait crue écartée revenait, plus belle peut-être que par le passé parce que parée d’une beauté adoucie et donc moins provocante. En outre, il y avait ce ruban d'azur qui exigeait le respect…
Parvenue à trois pas des princesses, Aurore laissa retomber l’éventail au bout de sa bélière et plongea dans une profonde révérence où elle s'efforça d’exprimer la déférence et l’affection que lui inspirait la vieille dame à cheveux blancs qui la regardait venir un sourire au fond de ses yeux bleus :
- Quelle joie de vous revoir ici, Madame la chanoinesse de Koenigsmark ! s’écria-t-elle en lui tendant une main qu’elle baisa. Une joie dont la Princesse Electorale et nous-même souhaitons savourer les premiers instants en privé, ajouta-t-elle en élevant la voix d’un ton.
En même temps elle se levait pour gagner un salon plus intime où sa belle-fille et Aurore la suivirent… A peine les portes se furent-elles refermées que la Princesse Electorale, Christine-Eberhardine, lui tombait dans les bras en pleurant :
- Que je suis aise de votre retour, ma chère ! hoqueta-t-elle à travers ses larmes. Grâce à Dieu vous êtes toujours aussi belle et vous me rendez l’espoir !
- Votre Altesse me touche profondément, émit la jeune femme à cent lieues de s’attendre à un tel accueil. Je ne pensais pas qu’elle eût pour moi tant d’amitié ?
- Oh si j’en ai ! fit l’épouse de Frédéric-Auguste après un reniflement tragique. Vous ne pouvez vous en rendre compte mais je n’ai cessé de vous regretter. De votre temps j’étais tellement plus heureuse !
- De mon temps ?…
Les mots avaient sonné désagréablement à l’oreille d’Aurore mais déjà Anna-Sophia faisait asseoir la désolée et lui mettait dans les mains un mouchoir où elle enfouit son joli visage douloureux :
- Allons, ma chère fille, calmez-vous ! Il ne sert à rien de vous tourmenter de la sorte. Cette femme passera comme…
Elle s'interrompit avec un coup d’œil à la visiteuse en lui désignant un siège mais celle-ci avait compris qu’elle avait failli dire « comme les autres ». Ce qui ne pouvait se traduire que d’une seule manière : Frédéric-Auguste avait une autre maîtresse !
Elle était trop intuitive pour ne pas l’avoir deviné plus ou moins à travers les étranges décisions qu’il avait prises pour elle et dont la plus significative était son entrée chez les hautaines dames de Quedlinburg. Cependant, elle ne prolongea pas davantage ses réflexions : après avoir fait appeler une dame d’honneur pour lui confier sa bru en proie à une nouvelle crise de larmes, Anna-Sophia revint s’asseoir près d’elle et prit sa main tandis que l’épouse bafouée quittait le salon :
- Parlez-moi du cher petit mystérieux, ma chère ! Vous n’imaginez pas à quel point il m’occupe !
- Cela tient en peu de mots, Madame : il est très beau, très fort, très joyeux… et très volontaire ! Je viens de le voir et ne l’ai quitté qu’avec des regrets d’autant plus vifs que je ne pourrai jamais le faire venir à Quedlinburg.
- Je ne vous demanderai pas où il est. Ces palais sont pleins de courants d’air et chacun aboutit inexorablement à une oreille plus ou moins bien intentionnée. J’espère seulement qu’il est en sûreté. Encore que le danger que nous redoutions toutes deux semble s’éloigner…
- Si Votre Altesse voulait m’expliquer ?
- Oh, c’est fort simple, son demi-frère, l’héritier du trône, est lui aussi plein de santé, au contraire de ce que nous avons craint d’une mère aussi larmoyante que ma pauvre bru. Et à supposer qu’elle ne lui donne pas de frères il devrait pouvoir succéder à mon fils sans difficultés ! Néanmoins je n’ai pas cessé de faire surveiller Flemming…
- Il doit tout de même avoir d’autres chats à fouetter ? Puis-je demander où en est l’affaire de la succession de Pologne ?
- En bonne voie, je crois ! Les premiers candidats comme le grand-duc de Bade se sont retirés faute de moyens pour acheter les voix des électeurs de la Diète polonaise2. Evidemment, il reste le plus dangereux : le roi de France, qui soutient la candidature de son neveu le prince de Conti, fort bien vu des Polonais depuis sa brillante conduite dans la guerre contre les Turcs. Mais mon fils est soutenu par la Russie et l'empereur d’Autriche. Les jours prochains vont certainement se révéler décisifs.
- L’avantage du prince de Conti est qu’il est catholique. Un roi de Pologne ne saurait être luthérien.
- Assurément. Mais que ne ferait-on pas pour une couronne ? marmotta la douairière.
- Et… Votre Altesse Royale approuve ?
- Quelle question ! Naturellement non ! s’indigna-t-elle en haussant les épaules. Et je redoute que les gens de Saxe ne se sentent lésés, repoussés au second plan… sans compter les haines qui peuvent en découler, mais Flemming balaye tout cela d’un revers de main : être roi, voilà ce qui compte !
- Pour une fois je ne lui donne pas tort ! L’important n’est-il pas de se sentir vraiment chrétien, que l’on prie Dieu en saxon ou en latin ? Et une couronne, c’est splendide ! Votre Altesse qui est fille de roi devrait le savoir mieux que moi…
La vieille dame se mit à rire :
- Quel langage pour une chanoinesse de notre Sainte Eglise ! Il est vrai que votre chapitre occupe un ancien couvent bénédictin ! Les miasmes doivent être encore sensibles…
- Cela vient sans doute de ce que nous gardons, dans la crypte de l’église, le tombeau de l’empereur Henri Ier dont on vénère le souvenir à Quedlinburg. Celui-ci aurait peut-être fait pendre Luther sur les remparts de Wittenberg !… Ne me tenez pas rigueur de ma franchise, Madame ! Je pense d’abord à la gloire du prince. C’est à elle que je veux travailler désormais parce que ce faisant je travaillerai à celle de mon fils.
Elle s’était un peu exaltée en parlant. Anna-Sophia leva délicatement un sourcil :
- Belles paroles ! apprécia-t-elle. Cela veut-il dire que vous ne l’aimez plus ?
Il y eut un silence durant lequel le regard de la douairière chercha celui, vite détourné, de la jeune femme :
- Répondez-moi, Aurore ! Vous ne l'aimez plus ?
- Si, hélas ! Pour ma punition je l’aime plus que jamais. Et il a fait de moi une chanoinesse ! ajouta-t-elle en réprimant un sanglot.
- Eussiez-vous préféré qu’il vous marie ?
- Non ! Jamais je n’aurais accepté ! Par grâce, Madame, apprenez-moi l’étendue du malheur que je devine sous des phrases inachevées, des paroles retenues : il en aime une autre ?
- Je ne sais pas s’il l’aime parce que je me demande depuis longtemps déjà si ce mot a pour lui une signification quelconque, mais si vous entendez par là qu’une autre a pris votre place, la réponse est oui !
Aurore reçut le coup sans broncher : elle le redoutait depuis son départ de Goslar :
- Merci, Madame. La vérité est préférable à l’illusion. Puis-je savoir qui elle est ?
- Votre contraire : une jolie poupée de dix-neuf ans, blonde, rose, dodue, des fossettes partout, des yeux bleus pleins d’innocence mais des lèvres pulpeuses qui plaident coupable. Il l’a rencontrée à Vienne et elle ressemble à l’une de leurs pâtisseries poudrées de sucre glace. Elle me fait penser toujours à une friandise et n'a guère plus de cervelle mais elle rit de tout, de tous et ne respecte rien. Surtout pas ma belle-fille qui l'exècre. Et c'est pourquoi Christine est si heureuse de votre retour ! Vous avez su être parfaite avec elle.
- Ai-je une chance ?
- En vérité, je n'en sais rien ! Vous êtes toujours aussi belle, ma chère.
Elle n'ajouta pas qu'il y manquait le rayonnement irrésistible de l'amour comblé mais cela Aurore en avait conscience. Afin de n'être pas importune elle demanda la permission de se retirer :
- J'espère que vous nous restez quelques temps ? s'enquit la princesse mère en lui tendant la main. Avez-vous rouvert votre maison ?
- Non. Je suis chez ma sœur qui va arriver ces jours-ci et je m'y trouve bien. Quant à la maison il y manque la majorité des serviteurs et il se peut que je la vende…
- N'était-ce pas un présent d'amour ?
- Si l'amour n'existe plus elle ne signifie plus rien… Oh, puis-je me permettre de demander à Votre Altesse Royale des nouvelles de Mme de Mencken ? Nous étions très proches et, depuis mon départ pour Goslar, je n'ai plus rien su d'elle… J'avoue en avoir ressenti de la peine.
Sous la dentelle noire couvrant à demi les cheveux blancs, attachée par deux étoiles en diamant, l'aimable visage se chargea de tristesse :
- Hélas, ma pauvre enfant, il me faut vous en faire davantage : Elisabeth n'est plus. Cet hiver, sa voiture a glissé sur une plaque de verglas et ricoché contre un rocher qui l'a envoyée dans l'Elbe. Elle était morte quand on l’en a sortie.
- Oh, mon Dieu !…
Aurore esquissa une révérence puis, joignant les mains devant son visage pour ne pas éclater en sanglots devant des gardes… et des courtisans agréablement surpris d’une telle issue, elle se précipita dans l’escalier, pressée de retrouver sa voiture, sa chambre afin d’y subir seule et dans le silence ce nouveau coup du sort, cette douleur inhérente à la perte d’une amie chère, Elisabeth si gaie, si pleine de vie ! Le témoin amusé mais aussi la conseillère judicieuse de ses folles amours ! Celle à qui l’on pouvait tout dire et qui comprenait tout ! Fallait-il que celle-là aussi lui soit enlevée ?…
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