Dans ces derniers mots tient toute la tendresse que le rude soldat voue d’instinct à cette petite princesse qui commence si mal sa vie conjugale et, tandis qu’il regagne son logis, il donnerait cher pour savoir ce qui se passe derrière les rideaux qui viennent de se refermer.

Ce qui s'y passe, il vaut mieux que le bouillant maréchal ne le voie pas, du moins au début. A peine la chambre s’est-elle vidée que le Dauphin a éclaté en sanglots comme un enfant perdu dans le noir. D'abord interdite par ce bruyant chagrin, Marie-Josèphe se laisse gagner peu à peu par l’ambiance. Bientôt les larmes lui viennent à elle aussi, se met à pleurer puis sanglote à l’unisson. Et voilà les deux jeunes époux, chacun le nez dans son oreiller, qui pleurent à qui mieux mieux…

La Dauphine pleurait-elle à contrepoint de son époux ou bien le prince prit-il conscience des légères secousses imprimées au lit par leur double chagrin, toujours est-il qu’entre deux reniflements il parvient à articuler :

- Par… Pardonnez-moi… Madame… de vous do… donner une telle image !

Seigneur ! Il a parlé ! Du coup les larmes de la jeune fille se tarissent comme par enchantement. Elle essuie ce qu’il en reste à l’aide d’un mouchoir puis, avec beaucoup de gentillesse, se tourne vers son larmoyant conjoint :

- Laissez couler vos larmes, Monsieur, et ne croyez pas que j’en sois offensée. Elles me prouvent au contraire ce qu’il m’est permis d’espérer si je sais, un jour, mériter votre estime. C’est le propre d’un noble cœur que la fidélité au souvenir et je sais trop ce qu’il a dû vous en coûter d’accepter ce mariage…

Cette voix douce, compatissante, agit comme un baume. A son tour Louis se calme. Pour la première fois il regarde vraiment sa jeune femme. Elle est bien mignonne avec ses beaux cheveux blonds, ses jolis yeux bleus pleins de compassion et son petit nez rougi par les pleurs. Alors il tente un sourire, le réussit presque et murmure :

- Merci, mon petit cœur…

Bientôt Marie-Josèphe sera le « petit cœur » de toute la famille royale conquise par sa bonté, sa patience et sa gentillesse. Pour l’heure présente, les époux finissent par s’endormir chacun dans son coin. Ils sont exténués car la journée a été rude. Et quand, au matin, les dames de la Dauphine viendront examiner les draps, elles n’y trouveront pas ce qu’elles sont venues chercher mais s’interrogeront sur l’étrange fait que les deux oreillers sont humides.

Le roi, lui, fronça le sourcil tandis que le maréchal jurait entre ses dents mais d’un accord tacite ils jugèrent préférable de ne faire aucun commentaire et de s’en remettre à la nature en constatant que non seulement les jeunes gens ne se tournaient plus le dos mais se souriaient de temps en temps. C’était la sagesse : cette nuit si abondamment trempée marqua le début d’une affection que nous dirons fraternelle mais qui, peu à peu, se fit plus tendre. Le Dauphin découvrit rapidement une vraie communauté dans leurs goûts. Tous deux aimaient la lecture, l’étude, la piété, la musique, les fleurs et une vie quotidienne tournée vers la simplicité. Leurs appartements devinrent une sorte d’îlot paisible au milieu d’une Cour frivole et brillante.

On ne sait trop à quel moment le Dauphin Louis cessa de considérer son épouse comme une jeune sœur. Cela prit un certain temps puisque c’est seulement au début de l’année 1750 que la Dauphine se déclara enceinte1, à la joie générale et à celle du maréchal en particulier, car jusqu'à la fin de ses jours il ne cessera de témoigner le plus tendre intérêt à celle qu’il appelait sa « petite Dauphine » ou sa « divine princesse ». Une affection qu’elle lui rendait largement.

Cependant, la fin de l'hiver ramenait le temps des combats et le maréchal à Bruxelles afin d’y parachever son ouvrage. Il avait conquis sur les impériaux le territoire de l’actuelle Belgique, ou peu s’en fallait, mais pour obtenir une paix durable il fallait soumettre la Hollande en s’emparant de Maastricht, ce qui renverrait définitivement chez eux les Anglais de Cumberland.

Au mois de mars Maurice était donc de retour dans l’atmosphère qu’il aimait. A Bruxelles, en effet, l’on menait joyeuse vie et le théâtre aux armées fonctionnait à plein rendement cependant que les aventures galantes s’y multipliaient. Celles que l’on pourrait appeler les maîtresses habituelles du maréchal, Mlles Beauménard et Navarre, y faisaient florès mais celle qui remportait tous les suffrages était toujours la Chantilly qui, d’ailleurs, ne s’appelait plus vraiment ainsi. En retrouvant en Maurice son platonique mais tenace amoureux, Justine tenta d’officialiser son mariage : elle était Mme Favart, un point c’est tout. Mais elle avait trop d’esprit et d’espièglerie pour ne pas goûter la guerre à fleurets mouchetés qu’ils se livraient sans se rendre compte qu’elle attisait le désir d’un homme à qui personne n’a jamais dit non. Ce n’étaient que feintes et échappatoires d’une jolie abeille dorée qui prenait plaisir à s'approcher d’un flambeau allumé parce que sa lumière la faisait étinceler, sans imaginer qu'elle risquait de s’y brûler les ailes.

Maurice lui est vraiment épris… Il a retrouvé intacts les sentiments que lui inspiraient celle qu’il appelle sa « sorcière » mais plus le temps passe et plus sa patience s’use. Il sait - et cela l’enrage - qu’il a en face de lui une femme honnête qui aime son mari, à qui l’on ne prête aucune aventure et c’est ce qui le retient au bord d’une attaque brutale. Il voudrait tant qu'elle vienne d’elle-même ou, tout au moins, qu’elle se laisse amener doucement dans ses bras. Il ne supporte pas l’idée qu’elle puisse lui rire au nez quand il lui avouera qu’il ne cherche pas une aventure de plus mais une passion partagée.

Pourtant il n’a guère le loisir de s’appesantir sur cet amour. La coalition d’ennemis que Versailles lui tient en réserve est plus active que jamais depuis le mariage de sa nièce. On l’accuse de perdre du temps, de se complaire dans une inaction qui lui permet de jouer au potentat et même de s’emplir les poches. Tant et si bien que le roi, qui cependant lui garde son estime, se décide à en juger par lui-même en dépit des larmes de Mme de Pompadour qui n’aime pas le voir s’éloigner d’elle…

La présence de Louis XV, qui souhaite une grande et prompte victoire pour faire taire les cabales, oblige le maréchal à mettre en veilleuse sa petite guerre en falbalas. C’est alors que lui vient l’idée de se déclarer nettement tout en annonçant qu’il abandonne le terrain. Il pense que Justine prend trop de plaisir à leurs passes d’armes pour ne pas chercher à les retrouver. Et il écrit :

« Mademoiselle de Chantilly, je prends congé de vous ; vous êtes une enchanteresse plus dangereuse que feue Mme Armide. Tantôt en Pierrot, tantôt travestie en Amour et puis en simple bergère, vous faites si bien que vous nous enchantez tous. Je me suis vu au moment de succomber moi aussi dont l’art funeste effraie l’univers. Quel triomphe pour vous si vous aviez pu me soumettre à vos lois ! Je vous rends grâces de n’avoir pas usé de tous vos avantages ; vous ne l’entendez pas mal pour une jeune sorcière avec votre houlette qui n’est autre que la baguette dont fut frappé ce pauvre prince des Français que l’on nommait Renaud, je pense. Déjà je me suis vu entouré de fleurs et de fleurettes, équipage funeste pour tous les favoris de Mars. J’en frémis. Et qu’aurait dit le roi de France et de Navarre si, au lieu du flambeau de la vengeance, il m’avait trouvé une guirlande à la main ? Malgré le danger où vous m’avez exposé je ne puis vous savoir mauvais gré de votre erreur, elle est charmante ! Mais ce n’est qu’en fuyant que l’on peut éviter un péril si grand.


Adieu divinité du parterre adorée

Faites le bien d'un seul et les désirs de tout

Et puissent vos amours égaler ta durée

De la tendre amitié que mon cœur a pour vous.

« Pardonnez, Mademoiselle, à un reste d’ivresse cette prose riméatique que vos talents m’inspirent ; la liqueur dont je suis abreuvé dure souvent, dit-on, plus longtemps qu'on ne pense… »

Quand Germain, le secrétaire qui écrivait sous sa dictée lorsqu’il voulait éviter ses énormes fautes d’orthographe, eut achevé, Maurice relut cette lettre en espérant que Justine saurait entendre la voix de l’amour sincère sous le ton plaisant des propos. Puis il la signa et la fit porter à destination. Il avait attendu pour l’écrire que la bataille souhaitée par le roi afin d’ouvrir la route de Maastricht fut proche. Il n’aurait donc la réponse qu’au retour… S'il revenait. Et s’il ne revenait pas tout serait dit ! Il emporterait avec lui le rire léger de la jeune femme, le parfum de rose et d'iris dont elle usait et cette façon qu’elle avait de pencher la tête en arrière mais un peu de côté quand elle le regardait en souriant et en jouant de l’éventail. A ces moments-là il croyait bien lire dans les jolis yeux rieurs quelque chose qui ressemblait à de la tendresse…

Le lendemain, 2 juillet, près du village de Lawfeld où était retranché Cumberland, le maréchal de Saxe livrait en présence du roi la bataille qu’on lui demandait sous un temps abominable. On avait beau être en été, le ciel déversait des trombes d’eau qui transformaient chaque chemin en bourbier et chaque champ en éponge. Et, du coup, on n’avançait guère.

- Que penses-tu de ceci ? demanda le maréchal à Valfons. Nous débutons mal ; les ennemis tiennent bon !

- Souvenez-vous, Monsieur le maréchal, répondit celui-ci avec bonne humeur. Vous étiez mourant à Fontenoy et vous les avez battus. Vous étiez convalescent à Raucoux et vous les avez vaincus. Vous vous portez trop bien aujourd'hui pour ne pas les écraser !

- J’accepte l’augure !