- Eh bien, que ferait-il ? Me provoquer en duel ? A ce jeu-là je suis plus fort que lui.

- Qu’en savez-vous ? Il est très adroit… et plus jeune, donc plus vif !

Le coup porta :

- Me prendriez-vous pour un vieillard ? grogna Maurice, vexé. Je n’ai jamais cessé de faire des armes et…

- J’en suis persuadée. J’essaie seulement de vous faire comprendre les raisons - mauvaises j’en conviens s’il n’y en avait une troisième - dont mon fils nourrit sa rancœur…

- Et quelle est cette troisième ?

- Il croit que vous êtes pour quelque chose dans la mort de son père.

- Moi ? s’écria le comte stupéfait. Mais d’où sort-il cela ? Et d’abord quand exactement votre époux a-t-il rejoint ses ancêtres ?

- Il y a… seize ans. C’était en 1727…

Cette fois Maurice éclata de rire :

- A cette époque, ma chère, je me battais au fin fond de l’Europe pour le duché de Courlande que l’on m’avait donné et que l’on me reprenait bien que j’eusse été élu à l’unanimité ! Tenez… l’idée m’en vient tout juste : comme mon père avait souf-fié la Pologne sous le nez du défunt prince de Conti, votre beau-père ! Cela devrait me valoir l’indulgence de votre fils, en plus du fait que j’étais au diable et y avais d’autres chats à fouetter que vous débarrasser d’un époux odieux !…

- Ne riez pas ! Louis-François est loin d’être stupide… et il prétend que vous seriez venu passer quelques jours à Paris ce printemps-là.

- Grotesque ! Que serais-je venu faire, mon Dieu ! J’avais assez à me dépêtrer du marais politique où je m’étais englué… Au fait, de quoi est mort son père ?

- Je n’en sais trop rien. Il était à son château de l’Isle-Adam où comme d’habitude il terrorisait les servantes quand on m’est venu apprendre son décès… La veille il avait beaucoup mangé, beaucoup bu aussi. Son valet l’a trouvé au matin, dans son lit souillé, sans vie ! On a parlé de poison. Grâce au Ciel j’étais loin moi aussi, sinon j’eusse sans doute été accusée.

- Quand un homme crève de mangeaille je ne vois pas pourquoi il faudrait en rendre responsable un autre que lui-même.

- Certes. Cependant restez sur vos gardes !

Ayant dit, elle s’enveloppa plus étroitement dans ses fourrures et, appuyant sa tête au velours de la tenture, ferma les yeux comme cédant à une soudaine envie de dormir. Maurice ne s’en aperçut pas tout de suite, occupé qu’il était à évoquer la figure du jeune Conti qu’il lui avait été donné d’apercevoir lorsque le conseil de guerre réunissait les plus hauts gradés de l’armée sous la tente du maréchal de Belle-Isle. Il se souvenait de sa surprise quand le marquis de Bligny lui avait désigné pour la première fois un grand garçon de vingt-cinq ans avec un beau visage arrogant, un ton facilement insolent même avec ses supérieurs et, surtout, droit comme un I. Ce qui avait de quoi surprendre quand on avait connu son père, son grand-père et son grand-oncle, affligés tous trois d’une bosse devenue proverbiale, d’un corps plus ou moins tordu et d’une évidente laideur :

- C'est le produit d’un miracle ! Il est vrai que la princesse sa mère possède assez de beauté pour vaincre les pires malédictions !

- Pas de miracle là-dedans, chuchota Bligny, un œil sur le jeune homme. Vous connaissez le marquis de La Fare ?

- Déjà entendu ce nom mais quant à m’en souvenir !

- Dommage, vous comprendriez ! C’est l’un des plus beaux hommes de la Cour et, joint au sang de la légendaire Montespan…

- Ce serait son père ?

- On pourrait presque le jurer et je ne suis pas certain que le garçon n’ait pas été plus ou moins éclairé sur le sujet. Il met à défendre la mémoire de son géniteur officiel une sorte d’acharnement. Ce qui peut se comprendre : Conti était assez monstrueux mais prince du sang ! Cela compte quand on a son caractère… De ce côté-là il fait de son mieux pour l’imiter. Sa pauvre épouse en a su quelque chose !

- Il est marié ?

- Il est même veuf ! Il avait épousé la fille du Régent, l’adorable Louise-Diane d’Orléans, qui n’avait pas quinze ans. Elle est morte cinq ans après en donnant le jour à un enfant mort-né, épuisée par une série de fausses couches… et peut-être aussi de mauvais traitements.

En regardant Louise-Elisabeth qui avait fini par s’endormir réellement, Saxe éprouva un sentiment de pitié pour cette femme toujours superbe qui avait réussi à sortir sans traces visibles d’un enfer conjugal et dont peut-être le parcours maternel n’était pas exempt d’ornières avec ce beau jeune homme aux yeux froids qui tenait tellement à imiter l’abominable gnome !

Lorsque l’on eut franchi la barrière de Paris, la voiture s’arrêta et le valet de pied assis auprès du cocher vint s'enquérir des ordres. Réveillée en sursaut, la princesse, après un coup d’œil à son compagnon, répondit que l’on touche à l’hôtel de Conti et l’attelage repartit.

- Ne me déposerez-vous pas chez moi ? demanda Maurice.

- Etes-vous si pressé de rentrer ? Nous pourrions souper comme autrefois… et sans plus de crainte d’être interrompus.

Son sourire, l’éclat volé de son regard étaient autant d’invites et Maurice n’y résista pas : il l’attira dans ses bras pour reprendre leur tendre marivaudage là où ils l’avaient laissé. Contre ses lèvres elle murmura soudain :

- Mais… n’étiez-vous pas attendu ?

- Non, mentit-il. En fait c’est moi qui attendais… qui espérais cet instant et ceux qui vont suivre…

Malheureusement rien ne suivit. Quand on fut en vue de l’hôtel de Conti, le cocher stoppa ses chevaux et vint à son tour à la portière. C’était un ancien et fidèle serviteur qui avait suivi Louise-Elisabeth depuis sa prime jeunesse à Chantilly.

- Eh bien, Poitevin, qu'y a-t-il ?

- La voiture de Monseigneur le prince ! répondit-il en désignant de son fouet une berline aux lanternes allumées devant laquelle venait de s’ouvrir le portail.

Au regard un peu angoissé de Louise-Elisabeth, Maurice comprit que le voyage au pays des souvenirs était terminé.

- Je suis à deux pas de chez moi, dit-il en baisant la main qu'il n'avait pas lâchée et en recoiffant son tricorne. Dites-moi seulement quand je vous reverrai.

- Pas de sitôt je le crains. La Tournelle va recevoir un prochain jour le titre de duchesse de Châteauroux et je ne veux pas en être. Elle me déteste et je le lui rends au centuple. Dès le printemps je serai sur mes terres de Veretz en pays de Loire…

- C'est une invitation ?

- C'est une… promesse de bien vous accueillir si vous venez jusque-là. Je n'ai jamais réussi à vous oublier, mon ami…

Maurice sauta à terre et, tandis que le carrosse repartait vers l'entrée éclairée de l'hôtel de Conti, il rebroussa chemin le long du quai pour regagner l'hôtel de Châteauneuf qui était toujours sa résidence…

Rentré chez lui, il hésita sur ce qu'il allait faire. Lorsqu’il avait dit qu'il était attendu ce n'était qu’à moitié vrai. Avant l’arrivée de Richelieu il était convenu avec sa nouvelle maîtresse, Marie-Anne Dangeville, de la Comédie-Française, d'aller l’applaudir dans Mérope, la dernière pièce de Voltaire - avec lequel il était resté lié après la mort d’Adrienne -, et l’on devait souper puis, bien entendu, finir la nuit ensemble. Obligé de suivre le duc, il avait fait porter un billet à la jeune femme lui disant qu’il serait peut-être retardé et qu’au pire des cas il la rejoindrait chez elle après le spectacle… Mais, outre qu’il était encore plus tard que prévu, il découvrait qu’il n’avait plus envie, pour ce soir tout au moins, de rejoindre Marie-Anne. Pas avec aux lèvres le parfum de Louise-Elisabeth, d’autant plus doux qu’il lui avait restitué tout le charme d’antan. Sans l’arrivée imprévue du fils, il aurait achevé la nuit dans ses bras.

Un instant il se demanda ce qui se serait passé s'ils étaient revenus de Versailles deux heures plus tôt. A entendre sa mère, le jeune Conti le haïssait encore plus que son détestable père mais lui, elle l’aimait, ce qui était parfaitement naturel. Alors de deux choses l’une : ou bien on aurait tiré l’épée et il se voyait mal plantant deux pouces de fer dans la poitrine de ce garçon, ou bien il renouvelait son exploit de la nuit de Noël mais avec vingt ans de plus, ce qui faisait une sacrée différence !

Après avoir attendu le jour en mettant ordre à ses affaires et en écrivant quelques lettres, il décida de repartir aux armées et, tandis que ses gens s’activaient, se rendit chez son joaillier près du Palais-Royal, y choisit un bracelet de saphirs et diamants qu’il fit porter ensuite, avec un billet d’adieu, chez Mlle Dangeville, rue Richelieu. Puis revint quai des Théatins où Beauvais avait fait merveille. Ses équipages étaient prêts. Il n’eut plus qu’à monter en voiture au moment où l'horloge des Quatre Nations sonnait onze heures. Traversant d'ouest en est la plus grande partie de la ville, Maurice sortit par la porte Saint-Antoine pour prendre la route qui le mènerait en Alsace avec au cœur une excitation joyeuse : il allait faire ce qu’il aimait le mieux au monde à l’exception de la victoire et de l’amour : créer ce beau régiment de cavalerie dont il rêvait depuis tant d’années et qu’il mènerait au feu dès la prochaine campagne.

Au contact de ses soldats - il avait déjà quelques-uns de ces Tartares dont il avait vanté la rapidité - il retrouva son enthousiasme et son activité. Sachant où recruter, il eut tôt fait de réunir le millier d’hommes dont il entendait faire les meilleurs soldats du monde puis les cantonna à Haguenau et à Mirecourt…

Il s'aperçut vite qu'il avait bien fait de quitter Paris plus tôt que prévu.

En ce début d’année 1743, la situation internationale s’était considérablement modifiée. L’Angleterre, sous le prétexte de protéger son Hanovre ancestral, débarquait des troupes considérables sous le commandement du duc de Cumberland4. En même temps George II nouait des alliances avec l’Autriche, la Hollande, la Saxe et la Sardaigne. En France le maréchal de Noailles avait été nommé généralissime, ce qui lui donnait le pas sur les autres chefs. Il se porta au devant de Cumberland dans l’espoir de remporter le succès qui devait dissoudre d’elle-même cette coalition. Malheureusement, le 27 juin, il se faisait battre à Dettingen entre Aschaffenbourg et Francfort et dut retraiter précipitamment, laissant planer une menace sur la frontière française.