Voltaire, en effet, avait convaincu Faget de pratiquer une autopsie avec le résultat que l’on sait. Cela contre la volonté de Maurice qui ne pouvait supporter l’idée sacrilège qu’on allait taillader ce corps charmant auquel il devait tant de belles heures. Il s’enfuit afin au moins de ne pas être présent pendant cette horreur.

Une horreur qui allait bientôt se prolonger sous une autre forme. Bien qu'Adrienne eût été sa vie durant une fidèle chrétienne, le curé de Saint-Sulpice, Loguet de Cergy, déclara que sa dépouille n’entrerait pas dans son église parce que, avant de mourir, la comédienne n’avait pas renié un métier considéré comme infamant. Il fallait se résigner à un enterrement civil à moins que le gouvernement n’intervînt. Mais le chancelier Maurepas répondit qu’il s’en rapportait au curé de Saint-Sulpice.

Aussi lorsqu’au matin suivant les amis d’Adrienne se massèrent devant sa maison pour assister aux funérailles, ils apprirent avec une stupeur indignée que, dans la nuit, le cadavre, dont le cercueil n’avait pas encore été livré, avait été enveloppé d’un drap et emporté vers une destination inconnue, probablement dans quelque terrain vague, pour y être enfoui dans de la chaux vive. Une escouade du guet conduite par un certain Laubinière s'était chargée de la vilaine besogne…

Furieux, Voltaire écrivit alors à sa mémoire une ode, vite interdite mais cependant célèbre :


Sitôt qu’elle n’est plus elle est donc criminelle ?

Elle a charmé le monde et vous l'en punissez…

Il fut prié de faire moins de bruit. Le siècle des Lumières n’en était encore qu'aux bouts de chandelles ! Cependant l’abbé Mouret avait été repris et conduit à la Bastille. On le garda un an en prison. Encore ne le relâcha-t-on qu’après qu’on eut obtenu de lui qu’il avoue avoir inventé cette histoire de pilules afin de s’introduire auprès de la comédienne dont il était tombé amoureux. On croit rêver !

Objet de la vindicte publique, la duchesse de Bouillon se retira sur ses terres en compagnie de son vieil époux qui eut le bon goût de la laisser veuve peu après, mais de cette liberté elle ne profita guère : elle-même devait suivre Adrienne dans la tombe sept ans plus tard. Elle aurait à son heure confessé une collection de fautes mais nié avoir voulu empoisonner la grande artiste… Il se peut que la famille ait voulu en le proclamant détruire cette vilaine résurgence de l’affaire des Poisons et blanchir une mémoire douteuse…

Maurice de Saxe s’enferma chez lui avec une douleur d’autant plus cuisante qu’elle se teintait de remords. Celui qui fut le plus fidèle à la mémoire de la jeune femme, ce fut le comte d’Argental. Durant des années et des années, avec une obstination de limier, il chercha la sépulture de celle qu’il avait tant aimée. A force d’or, il finir par acquérir la certitude qu’Adrienne Lecouvreur était enfouie sous une demeure nouvellement construite : l’hôtel de Sommery, situé à l’angle de la rue de Bourgogne et de la rue de Grenelle. Il ne pouvait être question, évidemment, de faire démolir la maison mais il réussit à obtenir d’apposer sous le porche une plaque de marbre :


Ici l’on rend hommage à l’actrice admirable

Pur esprit par le cœur également aimable.

Un talent vrai, sublime en sa simplicité

L’appelait par nos vœux à l’immortalité

Mais le sensible effort d’une amitié sincère

Put à peine obtenir ce petit coin de terre

Et le juste tribut du plus pur sentiment

Honore enfin ce lieu méconnu si longtemps…

De ces recherches, Maurice ne sut rien. Aux prises avec une souffrance dont il était le premier surpris, il se jeta d’abord dans le travail et rédigea, après de longues méditations, un ouvrage extraordinaire intitulé Mes Rêveries où il rassemblait d’abord toutes ses connaissances d’homme de guerre avant d’y développer des principes quasi visionnaires qui devaient revêtir une importance considérable dans l’histoire de la stratégie et jetaient même les bases de ce que seraient les guerres modernes. Napoléon lui-même qui le lut avec attention devait s’en inspirer avant Austerlitz… Le chevalier de Folard, seul à partager la semi-réclusion de son jeune ami, ne cacha pas son admiration, touché surtout par le souci extrême que prenait Saxe de la vie quotidienne des soldats et d'une exigence à économiser leur sang. « Il vaut mieux différer de quelques jours une bataille plutôt que de perdre inutilement un grenadier qu'il faut vingt ans pour former… »

Quand, fatigué d’écrire, il rejetait sa plume, il ouvrait devant lui certain coffret de marqueterie dans lequel il conservait toutes les lettres qu’Adrienne lui avait envoyées en Courlande ou ailleurs, et en relisait quelques-unes. C’était toujours tard dans la nuit, quand tout dormait autour de lui et que rien ne viendrait troubler l’évocation du cher fantôme. Il ne tolérait pas l’idée que l’on pût le voir pleurer…

Le vide affectif laissé par cet amour le ramena par deux fois à Dresde. La première pour savoir quels espoirs lui étaient encore permis de récupérer la couronne de Courlande à présent qu’Anna Ivanovna était devenue tsarine. Il avait aimé ce peuple et pensait qu’il y retrouverait un peu de bonheur. Il fut déçu mais du moins eut la possibilité, avec l’aide de Friesen, de se réconcilier avec son père. La seconde, appelé justement par le père en question qui avait lu ses Rêveries et souhaitait lui confier la réorganisation de ses armées. Mais ils ne devaient jamais se revoir. Comme Maurice arrivait à Dresde, le roi venait de partir pour Varsovie afin d’assister à l’ouverture de la Diète polonaise et cela en dépit d’un état de santé précaire. Il eut un malaise au cours du voyage mais, au lieu de s’arrêter comme le demandait son médecin, il ordonna au contraire de presser l’allure. Malheureusement, quand on fut à Varsovie et qu’Auguste voulut descendre de voiture, il se prit les pieds dans son ample pelisse fourrée et tomba lourdement en s’ouvrant le pied droit sur l'une des marches de fer de la berline. La blessure était d’autant plus grave qu'elle lui fit perdre beaucoup de sang. La gangrène s’y installa et, en peu de jours, le roi fut à toute extrémité. Le 2 février 1733 à cinq heures du matin, il s’éteignait à l’âge de soixante-trois ans. Maurice put seulement assister aux funérailles…

Son demi-frère Frédéric-Auguste II devenait automatiquement Prince Electeur de Saxe mais, en ce qui concernait la Pologne, c’était une autre histoire, le souverain devant être élu par la Diète. Or la vacance de ce trône électif ouvrit une crise européenne qui ne se fût peut-être pas produite si Stanislas Leczinski, ex-élu au trône de Pologne, n’avait été le père de la reine de France. Ses ambitions se réveillèrent et il partit pour Cracovie déguisé en marchand. La Diète l’acclama et il fut proclamé roi tandis que la Russie, bien décidée à garder l’espèce de tutorat qu'elle exerçait sur Auguste II, prétendait continuer avec son fils. Alliée à l’Autriche elle envoya des troupes afin d’expédier une fois de plus le pauvre Stanislas dans ses foyers. La guerre de succession de Pologne allait commencer.

Pris entre deux feux - un demi-frère qu’il n’aimait guère et la France à laquelle il s’était attaché - Maurice de Saxe opta, et cette fois de façon définitive, pour Versailles.

En y revenant pour y prendre ses ordres, il apprit une autre mort qui lui fut sensible. La charmante Aïssé, la belle Circassienne jadis enlevée au harem du sultan ottoman par le comte de Ferriol, que Paris avait applaudie, adulée, qui avait repoussé l’amour du Régent - sans qu'il lui en gardât rancune - par amour pour le chevalier d’Aydie, qui avait été l’amie d’Adrienne et auprès de qui enfin Maurice avait trouvé quelques doux instants de consolation, venait de mourir tournée vers Dieu. Ils avaient le même âge et Maurice l’aimait bien…

Au fond cette guerre tombait à point nommé pour lui remettre les idées en place. En appliquant à ses soldats les préceptes de ses Rêveries, en veillant à ce qu’ils vivent mieux et à ce qu’on lui en tue le moins possible, il oublierait peut-être qu’il avait pleuré d’amour…

TROISIÈME PARTIE

MARÉCHAL DE FRANCE !

1743

CHAPITRE X

UN ENNEMI…

- Vous êtes incroyable, mon ami, s’esclaffa le duc de Richelieu. Le roi vous fait l'honneur - rare, croyez-moi ! - de vous appeler auprès de lui. Mieux encore, se souvenant de notre vieille amitié, il m’envoie vous chercher. Et vous n’avez pas autrement l’air satisfait ?

- De vous voir, si ! Ainsi que de passer ce moment avec vous et je vous ai une reconnaissance infinie de vous être dérangé mais, à tout vous avouer, je me suis toujours senti un peu perdu à Versailles ! L’immensité du palais, l’étiquette, l’atmosphère un peu trop solennelle… tout cela me convient mal.

- Dites-vous que cela ne convient pas davantage à Sa Majesté ! Mais, rassurez-vous, il y a du changement…

Dans le carrosse de Richelieu, les deux hommes traversaient le bois de Boulogne en direction de la ville royale et Maurice avait été fort surpris quand vers midi il avait vu atterrir chez lui ce compagnon des folles nuits de la Régence. Leur amitié s’était nouée à ce moment-là. Peut-être parce qu’ils avaient le même âge, le même goût des femmes, des armes et de tous les plaisirs de la vie. La même propension à la rébellion et la même témérité aussi.

Il y avait longtemps qu’ils ne s'étaient vus : Richelieu était gouverneur du Languedoc et lui-même à présent lieutenant général1 revenait de l’Est, ayant établi les quartiers d’hiver de ses troupes à Deckendorf.