Ce jour-là, il la trouva rayonnante, fourrageant dans sa garde-robe pour choisir celle qui conviendrait le mieux pour renouer avec le bonheur. Elle prenait une robe des mains de Fanchon, sa femme de chambre, l’appliquait contre elle devant la glace puis la rejetait :

- Je n’ai plus rien à me mettre ! déclara-t-elle, dramatique à souhait. Il va me trouver affreuse !

- Comment une femme aussi fine que vous peut-elle émettre de telles sottises ! Qu’avez-vous à vous soucier de vos robes ? Mettez seulement une rose dans vos cheveux… et rien d’autre ! Il se prosternera devant votre beauté comme je le ferais moi-même si j’avais le bonheur inouï de vous reconquérir !

Attendrie, elle vint prendre son visage entre ses mains et posa sur sa bouche un baiser léger :

- Vous m’êtes plus cher que jamais, Charles ! Même quand nous étions amants, je ne vous aimais pas autant. Ne pouvez-vous vous en contenter ?

- Il le faudra bien car je mourrais si je ne devais plus vous voir ! Quant à cet heureux homme, recommandez-lui de se garder de vous faire pleurer comme vous le fîtes trop souvent ! Qu’au moins son retour vous donne le bonheur que vous méritez…

Lorsque la chaise de poste boueuse qui ramenait Maurice franchit le portail et pénétra dans la cour, non seulement la maison n’était pas illuminée comme le voyageur s'y attendait mais elle était presque obscure… Seul un chandelier posé sur la table du vestibule éclairait l'escalier, relayé par un autre à l'étage. Les volets de la chambre étaient clos mais la porte du perron grande ouverte. A l'exception du portier aucun serviteur n’était en vue.

- Mademoiselle est-elle absente ? demanda l’arrivant.

- Je ne crois pas, Monsieur le comte. Mademoiselle est là !

Mais déjà, lancé dans l’escalier, il en franchissait les degrés quatre à quatre, se ruait sur la porte de la chambre qu’il connaissait si bien… et se crut en Paradis !

Ce fut le parfum d’Adrienne qu’il découvrit en premier. Il emplissait l’air tiède. Puis les bouquets de longues bougies roses placés aux bons endroits afin de ménager des zones d’ombre dorée. L’un éclairait la table fleurie où attendait un souper froid. Deux autres caressaient le vaste lit de satin blanc où Adrienne appuyée sur un coude était à demi étendue. Ses beaux cheveux dénoués sur lesquels une rose était piquée formaient son seul vêtement et la lumière allumait tendrement des reflets sur son corps, plus ravissant encore que dans la mémoire de celui qui revenait. De sa main libre, elle offrait une flûte de cristal pleine de fines bulles…

D’abord pétrifié par un spectacle aussi troublant, Maurice, planté au milieu de la pièce, jeta son chapeau, son manteau et, le regard fixé sur la tentatrice, arracha son habit, son linge plus qu’il ne les quitta puis se précipita à genoux sur le lit, prit le verre qu’il vida d’un trait et se laissa tomber sur la jeune femme :

- Toi !… toi, enfin !

Ah qu’ils furent merveilleux les premiers moments de cet amour qui se retrouvait ! Entre deux baisers, entre deux étreintes, les amants se racontaient, par bribes coupées de rires et de voluptueux silences, leur longue séparation. On ne quittait le lit que pour se baigner dans la petite salle voisine, dévorer à belles dents le contenu des plateaux que montait Fanchon, ranimer le feu sur lequel Adrienne versait des gouttes de parfum. Le jeu se continuait alors sur le tapis dans la chaleur des flammes qui excitait leur désir commun. Parfois Maurice habillait sa maîtresse comme il eût fait d’une poupée, pour le plaisir de la dévêtir ensuite. Les portes de l’hôtel demeuraient fermées à toute vie extérieure et les clameurs des Comédiens-Français réclamant leur vedette restaient sans réponse. Agacée, Adrienne proposa de partir pour Dammartin mais Maurice poussa des cris de protestation. Dammartin en novembre avec son ciel bas, ses bois trempés d’eau, le froid et l’humidité obligatoires dans une maison longtemps fermée ; une sorte de purgatoire en échange du paradis chaleureux de la rue des Marais-Saint-Germain ? Il fallait être fous, en vérité !

Cette félicité dura huit jours et autant de nuits jusqu’à ce qu’un matin Beauvais, parti seul rouvrir le logis de son maître - et qui s’y ennuyait ferme ! -, accourut avec une lettre urgente du duc de Richelieu : le roi ayant appris le retour du comte de Saxe avait exprimé le souhait de le voir à Versailles. C’était sans appel et Maurice rentra chez lui en jurant de revenir le soir même. Mais par la faille ouverte à l’ordre royal s’engouffra le directeur de la Comédie qui vint se jeter aux pieds de sa principale interprète en la suppliant de revenir au théâtre qui sans elle, à l’entendre, menaçait ruine. Ce qui n’était absolument pas l’avis de certaines comédiennes espérant contre toute vraisemblance que la Lecouvreur se ferait dévorer par son Saxon et ne reviendrait jamais.

Chacun d’eux alla où le devoir l’appelait… et ce ne fut plus jamais pareil. Sans qu’il s’en rendît compte l’intermède courlandais avait changé Maurice de Saxe comme il avait aussi changé Adrienne à son insu. Lui était tombé de ses rêves de couronne souveraine et, dans cette France en paix autant que la Saxe, se cherchait un avenir. Quant à la comédienne, la longue conversation épistolaire entretenue entre eux pendant tout ce temps l’avait habituée à un rôle différent de celui de maîtresse. A force de veiller sur lui, de l’aider, de le conseiller même, elle s’était glissée peu à peu dans la peau d’une épouse. Sans bien sûr imaginer qu’elle pût l’être réellement un jour à venir. Une fois descendus de leurs nuages, leur comportement respectif s’en ressentit…

Désœuvré Maurice se tourna vers des recherches mécaniques style Léonard de Vinci : il s’agissait de construire une sorte de galère sans voiles ni rames dont la réalisation coûterait les yeux de la tête mais, comme il n'était pas homme à blanchir vingt-quatre heures sur vingt-quatre sur des plans, il retrouva ses amis de naguère et se laissa entraîner sans trop de résistance vers les plaisirs qu’offrait Paris : le jeu, les soupers fins, les femmes. Certes, il aimait toujours Adrienne - en fait il ne cessera jamais de l’aimer - mais la passion dévorante des premiers temps s’était usée imperceptiblement, même si leur revoir flamboyant n’en avait rien laissé deviner. Quant à Adrienne, si elle souffrit des « passades » qu’il s’offrait, elle ne le montra pas, ou si peu. En revanche elle redoubla de soins, veillant à sa santé, s’inquiétant à la moindre toux, lui recommandant de se couvrir chaudement quand il faisait froid, se transformant en infirmière pour la plus petite égratignure. En fait accumulant tout ce qu’il ne fallait pas faire avec un tel homme. Sa propre santé n’était d’ailleurs pas des meilleures mais elle s’efforçait de le cacher, sachant qu’une femme malade est plus insupportable encore qu’une femme qui pleure à un homme de sa trempe. Et elle avait tellement peur de le voir s’éloigner !

La première alerte vint d’une certaine Marie Carton, une fraîche ballerine de dix-huit ans qui dansait à l’Opéra où l’on vit beaucoup le comte Maurice qui, du coup, se montra moins assidu rue des Marais-Saint-Germain. Adrienne, évidemment, apprit vite son infortune. Elle en souffrit mais se tut : une Adrienne Lecouvreur ne se montre pas jalouse d’une Marie Carton. Elle eut raison car l’affaire ne dura pas et bientôt Maurice revint à sa charmante maîtresse. Les choses rentrèrent dans l’ordre et Adrienne se hâta d’oublier. Cependant un nouveau danger, autrement redoutable, se dessinait à l’horizon.

Louise-Françoise-Henriette d’Harcourt-Lorraine, duchesse de Bouillon, était à la fois une très haute dame et une fort jolie femme. Elancée, brune, l’œil noir et la bouche en fruit rouge, une « mouche » insolente au coin des lèvres, elle attirait les regards masculins - les autres aussi pour d’autres raisons ! - et, comme elle possédait en outre ce que l’on appelle un « tempérament », elle ornait la tête de son époux d’une forêt de cornes. Avec cela capricieuse, violente, emportée, jalouse jusqu’à la cruauté et d’un orgueil démesuré, telle était la femme que le Destin allait donner pour rivale à l’exquise Adrienne, et, de ce combat qui serait sans merci, l’incomparable comédienne allait mourir.

Pourtant, dans les débuts les choses se passèrent sans trop de fracas. Follement amoureuse du comte de Saxe, la duchesse pour mieux l’attirer chez elle commença par faire bon visage à l’actrice que tout Paris adorait. Elle invita même dans son particulier cette familière de la marquise de Lambert. Mais c’était pure cruauté : Maurice était son amant depuis peu et elle voulait l'amener à des comparaisons. Il n’y avait pas manqué et Adrienne, bientôt, ne douta plus de son malheur… Il s’éloignait d’elle et quand il leur arrivait de se rencontrer il se montrait à peine aimable. Elle s’en plaignit doucement :

- Au nom de Dieu ne poussez pas loin cette fantaisie ! Les autres peuvent me donner de l’humeur mais, cette fois, vous me réduisez au désespoir…

Quel homme aime les reproches ? Elle ne reçut pas de réponse. Maurice ne venait plus et dans le cœur de la jeune femme la colère remplaça peu à peu la douleur. Un soir, où elle joue Phèdre, elle le voit entrer au théâtre. En retard, bien sûr, et sans se soucier de déranger il bavarde tranquillement avec son ami Charolais. C’est le moment où Phèdre dit à Hippolyte :

« A défaut de ton bras, prête-moi ton épée ! »

Le jeune comédien qui joue le prince tend naturellement le glaive qu’on lui demande. Alors, déesse outragée jusque dans son temple, Adrienne s’en empare et de toute sa force le lance sur celui qui vient de l’offenser si gravement par son attitude. Puis elle sort de scène sans se soucier du tumulte que son geste vient de soulever.

Charles d’Argental, qui ne manque aucune de ses représentations, a compris qu’elle avait grand besoin d’une épaule pour pleurer et s’est lancé à sa suite. Il arrive juste à temps pour barrer le passage à Maurice qui vient exiger des explications.