- Sire, par grâce !… Maurice, par pitié pour toi-même !

Il était plus fragile que ces deux hommes possédant une égale force herculéenne et risquait d’être écrasé au cours de l’affrontement. Le temps d’un éclair Maurice s’en rendit compte, recula vivement et s’écarta… laissant son père poursuivre son élan jusqu’à un fauteuil qui s’effondra sous son poids… Il eut aussi assez de sang-froid pour retenir un éclat de rire et se détourner tandis que Friesen aidait le roi à se relever. Mal lui en prit : celui-ci lui envoya une bourrade qui l’assit sur le tapis.

- Laissez-moi donc tranquille, Friesen ! Voilà des années que je brûle d’envie d’administrer à ce galopin la raclée qu’il mérite !

- Vous pourriez tomber sur plus fort que vous, sire ! fit Maurice qui, son calme retrouvé, attendait la charge les mains derrière le dos…

- C’est ce que nous allons voir sur l’instant ! riposta Auguste en commençant à déboutonner son justaucorps.

- Vous n’allez pas vous battre ? gémit Friesen affolé. Le père contre le fils ?

- Pourquoi non ? riposta le dernier… Ce pourrait être amusant !

Mais ni l’un ni l’autre n’eurent le temps de se mettre en place. Un homme visiblement dans tous ses états venait de se précipiter dans le cabinet, écarlate d’avoir couru, la perruque de travers et presque en larmes :

- Sire, sire ! C’est épouvantable ! Jamais je n’ai vu chose pareille chez des gens civilisés… Cette horrible femme !

- Remettez-vous, Manteuffel ! fit Auguste en se rajustant. Et d’abord reprenez votre souffle !… Bien !… A présent dites un peu qui est cette horrible femme ?

- La… la comtesse de Flemming ! Je viens… de chez elle pour les dernières formalités et… oh, c’est abominable !

Au mépris de tout décorum le nouveau Premier ministre s’affala sur un siège en offrant les prémices d’un probable évanouissement.

- Manteuffel ! rugit le roi, vous n’allez pas vous pâmer comme une femmelette ?

Et il lui appliqua deux claques à tuer un ours que l'autre encaissa d’ailleurs sans broncher car, sans atteindre la taille du monarque, c’était un homme solide. Il se contenta de rougir tel le homard plongé dans l’eau bouillante mais accepta avec reconnaissance le verre de schnaps que Maurice compatissant lui tendait. Les bras croisés sur la poitrine, Auguste II guettait le résultat du traitement :

- Alors ? reprit-il quand son ministre fut un peu remis. Si vous nous expliquiez ?… Restez assis !

Et Manteuffel raconta comment, venu assister à la mise en bière de son prédécesseur, il avait eu droit à une scène cauchemardesque : le cercueil destiné à contenir la dépouille de Flemming s’était révélé trop court.

- Je pensais que la comtesse allait ordonner que l’on en fît un autre. Au lieu de cela, elle a exigé que l’on rompe les jambes de son malheureux époux afin de pouvoir les replier ! Oh, sire, c’était abominable et j’aurai encore longtemps dans la tête ce bruit d’os brisés…

A la stupeur générale, Maurice s’esclaffa :

- Cette femme rend à son mari mort la justice que Sa Majesté aurait dû lui rendre de son vivant : elle l’a raccourci !

- Comte de Saxe ! gronda le roi, on ne doit jamais se venger sur la mémoire de son ennemi !

- Votre Majesté admet donc qu’il était mon ennemi ?

- Votre vie dissipée lui en donnait largement des raisons.

- Ma vie dissipée ? Cet homme me haïssait tandis que je n’étais qu’un marmot de quelques semaines. Quant à ma mère, il la détestait parce qu'elle n’avait pas voulu de lui. Et, comme il devait être un mari odieux, j'estime que sa femme a fort bien fait !

- Vraiment ? En ce cas vous me voyez ravi de vous savoir d’accord avec elle. L’idée m’est venue de vous la faire épouser !

- Quoi ? Me la faire épouser ? Une pareille mégère !

- Ne soyez pas stupide ! Vous seriez parfaitement de taille à la mater. En outre elle est jeune puisqu’elle a trente ans de moins que le défunt. Il l’avait épousée après avoir divorcé de la comtesse Sapieha et c’est une princesse Radziwill. Enfin elle est plutôt jolie et fort riche. Ce serait pour vous qui êtes toujours à court d’argent un excellent établissement : vous deviendriez plusieurs fois millionnaire !

- Jamais ! Johanna de Loeben était folle mais celle-là est dangereuse. Une union avec elle serait infamante !

Le poing du roi s’abattit sur son bureau :

- Ah, vous trouvez ? Je vous conseille cependant d’y réfléchir encore car vous lui plaisez ! A ce prix peut-être je vous rendrai ma bienveillance !

Cette fois, la colère qui sonnait dans la voix du roi de Pologne ne trouva pas d’écho chez son fils. Il comprit que quelque chose s'arrêtait net et que cet homme ne l’avait jamais aimé. Avait-il seulement aimé sa mère comme elle méritait de l’être : avec son cœur et non avec l’insatiable appétit sexuel qu’il lui avait d’ailleurs transmis jusqu’à un certain point ? Avait-il jamais éprouvé ce que lui-même avait ressenti pour Rosette Dubosan, pour Louise-Elisabeth de Conti et surtout pour Adrienne Lecouvreur ? Certainement pas !

La découverte était cruelle mais ce n’était à tout prendre qu'une déception de plus. En revanche l'image de la comédienne s’imposait à présent. Il savait par ses lettres qu’elle ne cessait de l’appeler. Elle avait foi en lui, en son étoile qu’une sorte de seconde vue lui annonçait brillante : « Revenez, revenez, mon cher comte, vers celle qui est toute à vous et aussi vers cette gloire qui vous attend en France… » Il était plus que temps de tourner le dos à sa terre natale pour aller vers un autre destin…

- Sire, dit-il en regardant Auguste au fond des yeux, je ne saurais acheter ce qui ne m’a jamais été accordé, surtout à ce prix. Avec la permission de Votre Majesté, je prends d’elle un congé définitif. Je souhaite au roi un règne long et glorieux mais ma gloire à moi, je vais la chercher ailleurs ! C’est en France qu’elle m’attend !

Dans un silence total, Maurice salua militairement son père, tourna les talons et sortit du cabinet sans qu’aucun des trois hommes soudain pétrifiés eût trouvé à redire.

Il avait déjà repris son cheval et s’éloignait au galop quand Frédéric de Friesen arriva dans la cour…

Un matin d’automne, Adrienne, assise en déshabillé du matin à son petit bureau, écrivait à son ami d’Argental :

« Une personne, attendue depuis très longtemps, arrive enfin ce soir en bonne santé selon les apparences. Un courrier vient de devancer parce que la berline est cassée à trente lieues d'ici. On a fait partir une chaise et on sera ici ce soir… »

Le bonheur irradiait la jeune femme, se communiquant à toute la maison livrée au grand ménage et aux préparatifs du retour. Elle-même se sentait une autre. Finis, ces jours d’inquiétude, ces nuits de solitude où, incapable de trouver le sommeil, elle épiait les rares bruits venus du dehors, espérant contre toute logique le grincement du portail, le roulement d'une voiture, le pas d’un cheval suivi, dans l’escalier de marbre, de celui, sonore, d’un homme pressé de la rejoindre ! S’il n’y avait eu la Comédie où elle ne cessait de triompher, elle se fût peut-être laissée périr d’angoisse, de douleur, de la crainte de ne le revoir jamais. Alors, elle enfilait un peignoir et se précipitait à sa table pour écrire, écrire et encore écrire des lettres débordantes de son amour :

« Je vous aime, je vous aime plus que jamais. J’aime vous aimer et je suis heureuse que cette tendresse soit pleine et entière comme en ce moment… »

Ce moment seulement ? Alors que, de ces trois années interminables, il n’y eût pas un battement de cœur qui ne soit dédié à l’amant ! Elle savait qu’il connaissait d’autres femmes. Pouvait-on demander à ce fauve une si longue abstinence ? D’ailleurs n’était-il pas parti pour se marier ? Elle avait éprouvé un soulagement quand il lui avait fait le portait d’Anna Ivanovna. Et même elle en avait ri. Et, quand il s’était agi d’Elisabeth de Russie que l’on disait complètement folle mais aussi jeune que belle, elle n’eut pas d'inquiétude : au fond, elle savait que Maurice l’aimait, elle, autant qu’il pouvait aimer. Il suffisait de relire ses lettres, moins nombreuses que les siennes - il s’en fallait ! -, où il laissait parler son cœur.

Quand elle sut qu’il allait enfin revenir, c’est son miroir qu’elle ne cessa d’interroger, craignant d’y voir, trop nettes, les marques d’une aussi longue absence. Son amie Aïssé, la belle Circassienne qui avait connu à quatre ans le marché aux esclaves des Turcs et qui poursuivait une nonchalante carrière théâtrale, la rassurait :

- Je ne vois à vos traits que plus d’expression. La passion peut magnifier un visage ou le détruire à jamais ! Vous avez atteint le premier stade, méfiez-vous du second !

- Je suis plus âgée que lui !

- Personne ne s’en douterait et lui doit toujours l’ignorer ! N’oubliez pas que le théâtre vous a faite reine, alors restez sur votre trône ! Consolez-le, aimez-le mais pas au point de devenir son esclave !

- Je l’aime tant !

- A merveille !… Mais qu’il n’en soit pas trop sûr !

Adrienne souriait, promettait et retournait à son miroir. Puis ce fut d’Argental qui vint comme d’habitude pour sa visite du matin. Pour lui le retour du guerrier était bien la pire nouvelle car au fil des jours, des mois et des années il avait fini par espérer qu’une couronne quelconque retiendrait Saxe dans les brumes du Nord et que lui pourrait continuer de jouer ce rôle du consolateur distillant un réconfort parfaitement hypocrite parce qu’il ne désespérait pas de trouver, un beau matin, la jeune femme en larmes. Il serait si doux de reprendre la place d’amant de cœur dont le barbare saxon l'avait chassé !