Bientôt il est enfermé dans son île que Mentchikoff fait assiéger par dix mille hommes, sans compter les renforts qu’il attend… Ce qu'il ignore c’est que la tsarine Catherine vient de mourir et que, pour le moment, Mentchikoff est le seul maître de l’empire russe en attendant une succession encore incertaine. Et Maurice n’a que trois cents hommes avec lui. Il écrit alors à Adrienne : « Il n’est plus temps. Les Russes sont à portée du canon. Je suis sans armes et il faut bien quitter la partie. Demain, je ferai une bonne sortie et je percerai au travers s'ils se trouvent dans mon chemin. Je les éviterai pourtant si je le puis. Adieu ! Aimez-moi ! Si je péris vous perdrez quelqu’un qui vous a sincèrement aimée… »
Maurice est trop réaliste pour ne pas comprendre qu’il est perdu et, en dépit de ce qu’il a écrit, il voudrait préserver ceux qui lui ont fait confiance et acceptent de mourir pour lui, avec lui. Un instant il est tenté par une vision pleine de panache : charger à la tête de ses fidèles et se faire tuer le premier. La belle image ! La belle fin pour le roman de sa vie !…
Pourtant, à la sauvage violence des guerres, cette époque mêlait un sens de la courtoisie difficile à saisir de nos jours. Le général Lascy, qui commande les troupes russes, demande au « duc de Courlande » de lui accorder un moment d’entretien avant de lancer l’assaut. Là, il lui dit que s’il refuse de se rendre, lui seul, l’attaque aura lieu dès son retour sur la terre ferme.
- Je demande à réfléchir. Disons… une dizaine de jours !
- Impossible, Monseigneur ! Sachez que derrière nous il y a une armée polonaise envoyée par le roi votre père. Je ne peux vous accorder que quarante-huit heures.
- C’est déjà bien et je vous en remercie. Un mot encore : qu’adviendra-t-il de mes hommes ?
- Aucun mal. Ils ne seront pas traités en rebelles mais en prisonniers de guerre et il se peut que, dès la montée au trône du nouveau tsar, on les renvoie chez eux.
- Qui va régner sur la Russie ?
- Je l’ignore. Plusieurs candidats sont en ligne. Alors ? Que décidez-vous, Monseigneur ?
- J’accepte le délai que vous m’accordez !
Ce soir-là, il réunit ses officiers pour leur dire adieu puis s’enferma avec son valet Beauvais à qui il remit ce qu’il possédait alors de plus précieux après son épée : le décret de la Diète de Courlande qui faisait de lui un prince. Tant que le document n’était pas rendu, il ne pouvait être valablement rapporté :
- Si je suis pris, il sera détruit. Garde-le pour moi. On n’ira pas le chercher sur toi !
- Sauf votre respect, Monseigneur, j’aimerais mieux partir avec vous.
- Moi aussi, mais ce chiffon de papier courrait le même risque. Prends soin de toi ! Tu me rejoindras à Memel6. Bonne chance !
Entièrement vêtu de noir pour se confondre avec la nuit, il alla chercher son cheval, le sella sans oublier les sacoches contenant les maigres biens qui lui restaient, y joignit l’épée qu’il se refusait à rendre et les bottes d’Adrienne puis, tenant son destrier en bride, il descendit sur une petite plage et entra dans l’eau sans faire le moindre bruit. Tantôt nageant, tantôt traversant à gué les endroits où la mer était basse, il vint aborder près de Windau, épuisé mais hors de danger…
Quelques jours plus tard, des courriers galopaient à travers l’Europe pour annoncer aux diverses chancelleries l’accession au trône de Pierre le Grand de la duchesse de Courlande Anna Ivanovna ! La nouvelle étourdit Maurice, mesurant un peu tard que pour une banale aventure amoureuse il avait gâché la chance inouïe qui aurait fait de lui non seulement le maître du double duché mais aussi le tsar de toutes les Russies…
Evidemment on ne peut pas tout prévoir !
CHAPITRE IX
LE TEMPS DES CHAGRINS
- Pourquoi m’a-t-il fait cela ? Pourquoi m’a-t-il non seulement abandonné mais condamné, attaqué ?
En dépit du tapis, le parquet criait sous les bottes de Maurice qui ne cessait d’aller et venir. Arrivé à Dresde depuis une heure avec le seul Beauvais récupéré à Memel, il était tombé comme la foudre sur la demeure de son ami Frédéric-Henri de Friesen à l’heure du petit déjeuner, y créant une vive émotion. Mais il en fallait davantage à la maîtresse de maison, Constance, pour lui faire perdre son calme. Fille d’Auguste II et de la comtesse de Cosell, la jeune femme avait trop l’habitude de ces hommes aux dimensions hors normes pour s’en trouver perturbée. Elle s’était contentée de réclamer aux cuisines un large supplément de chocolat et de ce qui allait avec puis, après avoir mené son fils, le petit Henri, embrasser un parrain qui ne sentait pas bon du tout, elle était sortie ordonner qu’on lui prépare une chambre… et un bain.
- On dirait que vous sortez de prison, mon cher comte, lui avait-elle déclaré avec un sourire pour corriger cette évidence.
- Vous avez sûrement raison ! A cela près que je traîne derrière moi un fumet de hareng mélangé à la bouse de vaches ! Jamais nous n’avons voyagé dans de telles conditions, Beauvais et moi.
En effet, à Memel, les deux hommes s’étaient embarqués sur un bateau de pêche qui les avait conduits à Dantzig où ils avaient retrouvé à la fois la terre et des chevaux afin de fuir la Pologne où le comte de Saxe ne savait plus très bien quel était à présent son statut : fils du roi ou rebelle dont la tête était mise à prix ?
Maintenant, lavé, rasé, vêtu d’un habit qu’il avait réussi à sauver dans son portemanteau et de ses bottes impeccablement cirées, il s’était établi dans le cabinet de Frédéric et il essayait de savoir où il en était. Mais comme, depuis sa fuite d’Usmaïs, il laissait s’accumuler en lui une énorme charge de colère et de déception, il pouvait s’en libérer sans retenue en face de son beau-frère dont il connaissait la sagesse et la solidité.
Assis placidement derrière son bureau, Friesen, les mains croisées sur un ventre confortable, regardait et écoutait sans rien dire, attendant l’accalmie qui ne pouvait manquer de suivre. Quand Maurice eut fini de déverser sa bile et qu’ensuite il se contenta d’allumer sa grosse pipe de terre, il comprit que son tour était venu :
- Vous avez toujours fait mauvais ménage, la politique et toi. En outre, vous vous ressemblez trop, toi et le roi.
- Tu es en train de me dire que mon père n’y connaît rien non plus ? répliqua Maurice en crachant un brin de tabac.
- Ce n’est pas ce plan-là que j’évoquais. En dehors de ses ambitions personnelles que je pense satisfaites il laisse faire Flemming et voilà tout. Cela lui laisse le temps d’être un protecteur des arts, un grand mécène ! Il est en train de faire de Dresde la perle de l’Europe centrale.
- Je l’imiterais volontiers si j’en avais les moyens mais me voilà gueux comme un rat…
- Sérions les questions, si tu veux bien ! Nous en étions à ton père. Tu sais parfaitement que s’il veut conserver sa couronne polonaise, il ne le peut qu’avec l’aide de la Russie. Dans ce coin du monde c’est elle qui tient les rênes… Et rappelle-toi qu’il t’avait défendu d’occuper la Courlande et que tu es passé outre…
- Tu n’étais pas contre à ce moment-là.
- Sans doute… mais pouvais-je imaginer que tu gâcherais toutes tes chances auprès d’Anna Ivanovna ? Cette femme était prête à t’épouser envers et contre Saint-Pétersbourg tout entier. Elle l’a fait savoir bien haut. Et toi qu’est-ce que tu fais ?…
Sans répondre Maurice alla vider sa pipe dans le cendrier du poêle de faïence qui occupait le coin de la pièce, chercha un cure-pipe et se mit à la nettoyer en mâchonnant quelques mots incompréhensibles. Friesen le laissa un instant à son manège puis reprit :
- C’est tout ce que tu trouves à répondre ?
- Tu as déjà vu la duchesse de Courlande ?
- Non. Pourquoi ?
- Tu me comprendrais mieux ! Un homme normalement constitué ne saurait s'accommoder d’une telle femme sans s’accorder un… rafraîchissement de temps à autre !
- Entre un… rafraîchissement et une liaison, il y a une marge. Tu aurais pu attendre d’être marié. Tu ne l’avais jamais… touchée ?
- Elle n’en a pas manifesté le désir. Il faut dire qu'elle a un amant ! Une sorte de palefrenier haut comme une maison et méchant comme la teigne. Ce que l’on peut comprendre : elle était veuve depuis seize ans !
Frédéric-Henri se mit à rire :
- Justement : elle pouvait souhaiter un peu de changement ! Et ne va pas me raconter que tu ne lui as pas plu ! Tu m’as écrit le contraire. Alors ? Réponds, sacrebleu ! Il faut t’arracher les paroles. Tu ne lui as pas fait le plus petit brin de cour ?
- Je me réservais pour la nuit de noces, grogna Maurice. Cela demandait une longue préparation psychologique : cette femme est grasse comme truie et se parfume au beurre rance.
- Une couronne n’a pas de prix ! A ce propos, tu pourras encore épouser la fille de Pierre le Grand. Elisabeth Petrovna est plutôt belle, à ce que l’on assure.
- On la dit aussi bizarre. Et, d’autre part, je ne vois pas quelle couronne elle m’apporterait. Elle n’est pas la première sur la liste de succession.
- Il n’empêche qu’elle s’intéresse à toi. Tu es même invité à te rendre auprès d’elle. Lefort sachant nos liens me l’a écrit.
- Vraiment ? Montre-moi sa lettre !
- Tu n’as plus confiance en moi ? sourit Friesen.
- Si, mais je veux savoir ce qu’il veut au juste. J’ai appris qu’il y a de nombreuses façons de lire une lettre. Surtout entre les lignes. Alors donne-moi le poulet. Justement parce que tu n’as pas envie que je le lise, je soupçonne quelque chose…
- C’est ridicule, Maurice ! Crois-moi ! Le style de Lefort ne donne pas dans la délicatesse, tu le sais. Il dit les choses…
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