Peu séduit par les Anglais, le jeune comte la mena tambour battant et se hâta de rentrer à Dresde : l’air que l’on respirait à Londres lui était apparu malsain autour d’un roi vivant dans la terreur d’apprendre la mort de la captive d’Ahlden : jadis, une certaine Déborah, voyante française venue à Hanovre, lui avait prédit que si sa femme mourait il la rejoindrait au tombeau dans les douze mois à venir3

Pendant ce temps que faisait Adrienne, privée de l’homme qu'elle adorait ? Elle lui écrivait presque chaque jour, assise à sa petite table de marbre blanc dans sa belle chambre chaleureuse qui lui semblait si vide…

« Si vous saviez quel plaisir me feraient vos lettres vous ne négligeriez pas tant de m’écrire… J'ai le cœur plein de cent choses que je n’aurai pas le loisir de vous exprimer… J’aurais encore à vous écrire d’ici à demain si je m’en croyais, et je vous dirais toute ma vie, si vous vouliez, que je vous aime de tout mon cœur… »

Son cher comte ne répond pas régulièrement et par de courts billets : s’il parle bien le français il l’écrit d’une façon abominable et il déteste l’idée qu’Adrienne pourrait rire de lui mais ce qu’il dit exprime une profonde tendresse. Car il l’aime toujours autant même si, pour les exigeants besoins de son corps vigoureux, il s’offre des « passades ». Elle lui manque même tellement qu’il se prépare à rentrer en France sans autre raison, quand, miracle, Auguste II le charge de le représenter au mariage de Louis XV et de Marie Leczinska. Le voilà ambassadeur !

Il est tellement heureux qu’il ne remarque même pas que c’est un cadeau empoisonné : la future reine de France est la fille de ce Stanislas Leczinski devenu roi de Pologne quand la Diète s’était débarrassée d’Auguste II mais que, plus tard, celui-ci avait eu le plaisir de mettre en fuite en récupérant son trône. Qu’importe ! Maurice compte sur son charme personnel et l’espoir que la princesse ne se montrera pas rancunière. Et puis, surtout, il va retrouver Adrienne !

A peine arrivé à Paris, il ne fait que toucher terre à son hôtel, y laisse ses gens, saute à cheval et, sans prendre le temps de se changer, se précipite rue des Marais-Saint-Germain, éperonné par la hâte de la tenir dans ses bras, toute tiède, toute douce, et d'emplir son cerveau de ce parfum de rose fraîche qui n'est qu’à elle.

Le temps de ces premiers jours de septembre ressemble à celui d’un novembre désastreux. Il pleut et, même si la distance est courte, elle suffit à la course du cheval pour tremper et botter de boue son cavalier… Arrivé dans la cour, il jette les rênes à un valet accouru, saute dans une flaque d’eau et se précipite dans l’escalier, attiré par la voix divine qui chante accompagnée au clavecin. Or, son entrée en trombe génère un silence soudain et toutes les têtes se tournent vers lui. Car il y a là une dizaine de personne réparties dans les fauteuils, écoutant la jeune femme qui, en effet, chante accompagnée par d’Argental… Et tout de suite, déçu, frustré, furieux, il tourne les talons pour s’enfuir mais le chant s’est arrêté net, immédiatement remplacé par un cri :

- Vous ! Enfin !…

Et elle s’élance vers lui pour se blottir dans ses bras sans plus se soucier de ses visiteurs, ni de mouiller le taffetas couleur de rose mourante de sa robe. Mais les visiteurs sont de vrais amis : tandis que s’étreignent les deux amants, ils s’esquivent l’un après l’autre sur la pointe des pieds. Le dernier à partir est Charles d’Argental. Il a refermé discrètement le clavecin puis, avec un soupir et les larmes aux yeux, il s’en va à son tour, emportant le frêle espoir que la longueur de l’absence - elle a duré près d’une année ! - lui ramènerait celle qu’il n’a jamais cessé d’adorer…

Dans la chambre fleurie où brûle le premier feu d’un automne précoce, Adrienne et Maurice retrouvent l’éblouissement des premiers jours.

Deux nuits et un jour, trente-six heures environ à se prouver leur passion mutuelle et Maurice repartait à francs étriers pour Fontainebleau où allait avoir lieu le mariage royal afin de prendre rang parmi les ambassadeurs. Sur ses lèvres, dans ses yeux et dans son cœur il emportait Adrienne, maudissant la « corvée » qui l’avait arraché à elle. Pourtant il ne put s’empêcher d’être fasciné par la splendeur du mariage royal et l’atmosphère de bonheur qui s’en dégageait. Peut-être parce que c’était une sorte de conte de fées renouvelé de Cendrillon…

L’infante que le jeune roi devait épouser avait été renvoyée à Madrid à la suite d’une maladie de son fiancé qui avait donné des craintes sur la durée de sa vie. Au duc de Bourbon - dit Monsieur le Duc - régentant alors les affaires, comme au cardinal de Fleury Premier ministre, il était apparu que, si Louis XV ne procréait pas avant de mourir, la couronne passerait au nouveau duc d’Orléans. Or, l’infante n’était même pas nubile. Donc il fallait la rendre à sa famille - pas trop contente évidemment ! - et conclure au plus vite une union avec une princesse capable d’avoir des enfants.

On en trouva quatre-vingt-deux. Après un second examen, il en resta cinq dont la fille du tsar Pierre le Grand, Elisabeth, mais elle était née d’un père ivrogne, à peu près barbare et passait pour déséquilibrée. C’est alors que le futur fiancé trancha la question : il voulait des portraits car, malgré ses quinze ans, il avait des goûts affirmés et ne voulait pas acheter chat en poche. Parmi eux, il y avait celui d’une jeune fille dont Louis s’empara sur l’heure pour le faire installer dans sa chambre : c’était celui de Marie Leczinska.

Le parti n’avait rien de brillant. Roi détrôné, Stanislas menait avec sa famille une vie plus que médiocre dans une modeste maison de Wissembourg. Ses biens avaient été confisqués, plus aucun secours n’arrivait de Varsovie et les diamants de sa femme, Catherine (Opalinska), étaient chez un usurier de Francfort.

La jeune fille n’était pas non plus d’une foudroyante beauté mais elle avait une jolie taille, des yeux expressifs, un sourire charmant et un teint éblouissant. Beaucoup de grâce aussi, réchauffée de l’intérieur par un cœur généreux, charitable, une grande bonté et une gaieté naturelle que n’avaient pas entamées les vicissitudes de l’existence. Comme à ces qualités elle ajoutait une allure vraiment royale et la pratique du chant, de la danse et du clavecin, on pouvait dire qu'elle avait tout ce qu'il fallait pour faire une bonne épouse et une excellente reine. Louis XV, lui, fut conquis dès qu'il eut vu le portrait et n'en démordit pas : ce serait elle ou aucune autre ! Le 4 septembre, vêtue d'une robe de velours violet bordée d'hermine semée de fleurs de lys d’or au devant couvert de diamants, Marie Leczinska devenait la reine d’un prince charmant habillé de drap d'or, un énorme diamant - qui était « le Régent » ! - relevant le bord de son chapeau à plumes blanches. Ce fut une journée de joie couronnée par une nuit dont le couple sortit rayonnant…

A contempler cet éclat, cette jeunesse, Maurice, qui avait eu la surprise de voir le lendemain Adrienne Lecouvreur et les Comédiens-Français venir jouer Molière devant les nouveaux mariés, pensait que c’était bien beau d’être roi. N’étant que bâtard il n’avait droit à aucun trône où que ce soit, pourtant il se sentait taillé pour ce rôle-là et capable de le jouer avec talent. Jusque-là il avait lutté afin de faire reconnaître sa valeur et se forger un destin digne de ses ancêtres, mener les hommes au combat en s’efforçant de les ménager au mieux, devenir un grand stratège. A présent, il lui semblait que le rideau de brume masquant l’avenir se faisait plus transparent pour laisser deviner les ors d’un chemin de lumière…

Il y rêvait le lendemain, tôt le matin, près de la pièce d’eau des carpes, quand Adrienne vint le rejoindre - les comédiens avaient été logés dans les communs du château. Pour ne pas troubler une rêverie qui apparemment ne le remplissait pas de joie, elle s’était approchée à pas de loup mais son parfum la dénonçait et, avant même qu’elle eût dit un mot, il avait passé un bras autour de sa taille, sans cesser de regarder l’eau. Puis soudain il lui fit face pour l’embrasser longuement ; ensuite elle s’écarta afin de scruter son visage :

- Vous souffrez… et je crois deviner de quoi.

Il s’efforça de sourire :

- Une simple migraine. Trop de libations hier au soir qui m'ont empêché de vous rejoindre…

- N’essayez pas de me donner le change ! Je vous connais trop et je vous aime trop ! L’éclat de ce beau mariage vous fait mesurer sans doute une oisiveté qui vous irrite mais c’est surtout votre sang royal qui vous fait mal. Vous êtes prince sans en avoir le titre, vous devriez être promis au trône…

- Comme tu me connais bien ! murmura-t-il les lèvres dans ses cheveux en la serrant plus fort contre lui. Malheureusement il n’y a pas de réponse aux questions que je me pose.

- Qui peut savoir s'il n’y en aura jamais ? Dieu m’est témoin que dans mon égoïsme je redoute l’aventure glorieuse qui vous emporterait loin de moi mais, si elle se présentait, je ne ferais rien pour vous en détourner. Au contraire je vous y aiderais de toutes mes forces car j’aimerais mieux me déchirer le cœur que vous voir malheureux !

- Tant que vous serez à moi, je ne le serai jamais ! Emmenez-moi avec vous à Dammartin4 ! Allons nous aimer loin de cette Cour où je n’ai d’autre occupation que regarder, saluer, dire des fadaises et encore regarder !

- C’est impossible. Je repars pour Paris où demain je joue au théâtre…

- Alors j’y serai avec vous pour vous applaudir… et ensuite vous enlever !

Mais, le lendemain soir, il n’était pas au théâtre et, quand elle le retrouva chez elle où il était allé l’attendre, elle sut tout de suite qu’il s’était passé quelque chose. Plus aucune trace de mélancolie ! Maurice rayonnait positivement. Sans même lui laisser le temps de poser une question, il la couvrit de baisers, la déshabilla en un tournemain et lui fit l’amour avec une ardeur nouvelle, une sorte d’enthousiasme qui fit presque peur à la jeune femme. Et ce fut seulement quand il alla chercher le plateau du souper pour le poser entre eux sur le lit, qu’il annonça :