Un silence peuplé de soupirs avait suivi et bien d’autres encore au long des nuits et des jours aux couleurs du printemps en train d’éclore et s’épanouir comme la fleur de leur amour. Les premiers moments de leur intimité furent tissés d’insouciance, de gaieté, de bonheur. Elle oubliait le théâtre, lui ses ambitions. Tous deux cultivaient le secret, les portes closes, la chaude complicité au coin du feu quand Adrienne ne jouait pas. Il avait bien fallu qu'elle reparût à la Comédie sous peine de voir les murs de sa maison battus par une émeute, mais son rôle achevé elle se hâtait de rentrer sans laisser quiconque franchir son seuil. Maurice, lui, lisait beaucoup dans la bibliothèque établie au second étage où l’on avait placé une table à écrire pour qu’il pût travailler et jeter les premières bases d’un ouvrage sur la stratégie apportant des idées nouvelles concernant le bon état des régiments. Le sien était cantonné à Fontainebleau où il se rendait parfois pour de brèves visites. Souvent avec le chevalier de Folard, seul admis à travailler avec lui. L'Europe, pour une fois, était en paix et les généraux en vacances. Les deux amants consacrèrent à leur amour la quasi-totalité de cette année 1722.
Pourtant la vie changeait autour d’eux. En mars, Paris avait accueilli en grande pompe l’infante Maria Victoria, une enfant encore mais destinée à épouser plus tard le jeune Louis XV. On l’avait logée au Louvre où, le long de la Seine, on avait créé pour elle un jardin clos de murs comme il se devait1. Entre les Tuileries et le vieux palais, la distance était courte. Elle s’allongea singulièrement en juin quand le roi et la Cour regagnèrent Versailles… Le sacre approchait et il fallait que la royauté retrouve ses assises avant la passation de pouvoir qui aurait lieu au début de l’an prochain à la majorité de Louis XV. La capitale se retrouva orpheline, à l’écart des grandes affaires, ne gardant qu’un Régent à la veille de redevenir seulement le duc d’Orléans.
Ce qui ne le chagrinait guère. Le Premier ministre c’était à présent son vieil ami le cardinal Dubois, débauché mais fin politique, et lui-même se sentait las. Pour partir en beauté, il offrit à son jeune souverain, retour du sacre de Reims, une fête magnifique dans son château de Villers-Cotterêts. C’était le 3 novembre et, malheureusement, le temps était plus que frais. Madame Palatine, sa mère, y prit un froid fatal…
Le bruit courut bientôt qu’elle était mourante et peut-être les deux amants n'en eussent-ils pas eu connaissance tant ils étaient occupés d’eux-mêmes si la vieille princesse n’avait fait appeler le comte de Saxe.
Il courut au palais de Saint-Cloud, pensant la trouver au fond de son lit. Il n’en fut rien. Elle le reçut dans le cabinet où il avait coutume de la voir, assise dans un vaste fauteuil, et elle trouva un sourire quand il s’inclina sur sa main amaigrie :
- J’ai voulu vous dire adieu avant de partir, dit-elle d’une voix basse, un peu enrouée qui traduisait son épuisement. Vous allez pouvoir me regretter car j’ai toujours été de vos amies…
- Je l’ai ressenti profondément, Madame, et avec quelle gratitude !…
- On ne vous voit plus beaucoup ces temps-ci mais on vous dit heureux ?
- Infiniment, et je ne remercierai jamais assez Votre Altesse Royale du conseil qu’elle m’a donné certain soir.
- Plus de Conti ?
- Plus de Conti2. Le bonheur s'écrit Adrienne…
- Alors il faut le conserver. Lisez-vous la Bible ?… Non, je pense !
- Pas souvent, je l’avoue. Mais j’en possède une.
- Bien ! Lisez le troisième chapitre de l’Ecclé-siaste. Il contient tout et c’est le dernier conseil que je puisse vous laisser… Adieu, mon cher enfant… Adieu !
Sa voix faiblissait encore. Genou en terre, il baisa avec un tendre respect la main que l’on n’avait plus la force de soulever et quitta le palais.
Rentré chez lui, il chercha le Livre saint dont, comme tout Allemand, il conservait un exemplaire, le feuilleta jusqu’au passage indiqué et s’assit sur un coin de son bureau :
« Toutes choses ont leur temps et tout passe sous le ciel après le terme qui lui a été prescrit. Il y a temps de naître et temps de mourir, temps de planter et temps d’arracher ce qui a été planté. Il y a temps de tuer et temps de guérir, temps d’abattre et temps de bâtir. Il y a temps de pleurer et temps de rire, il y a temps pour l’amour et temps pour la haine… J’ai vu sous le soleil l’impiété dans le lieu du Jugement et l’iniquité dans le lieu de la justice et j’ai dit en mon cœur : Dieu jugera le juste et l’injuste et ce sera le temps de toutes choses… »
Il ne comprit pas le message en forme d’avertissement que la Palatine lui adressait par-delà la mort :
- Curieux ! pensa-t-il à voix haute. Ce sage d'Orient désabusé du monde y étale une singulière indifférence des œuvres humaines…
Et il retourna auprès d’Adrienne afin d’effacer dans les joies de l’amour la peine que lui causait la fin de sa vieille amie.
Cette félicité allait durer environ trois ans. Trois ans de vie délicieuse partagés entre le théâtre pour elle et les études qu’il entreprenait parallèlement, mais coupés d’obligatoires voyages en Saxe. Des amis venaient que Maurice appréciait : Voltaire et son esprit si vif que l’on avait parfois de la peine à le suivre, Fontenelle et un nombre restreint admis à partager un moment de leur intimité. En fait, les gens heureux n’ont pas d’histoire…
La grande histoire coulait près des deux amants sans qu’ils parussent s’en soucier. Pourtant leur monde, celui qu’ils connaissaient si bien, était en train de changer et ce furent les cloches sonnant pour la mort de Madame Palatine qui en donnèrent le signal. Deux mois après, le 16 février marquait la majorité royale donc la fin de la Régence et en même temps celle de son dernier Premier ministre, l’incroyable cardinal Dubois. Louis XV, alors, demanda à Philippe d’Orléans de le remplacer et celui-ci se remit aux affaires avec une sorte d’acharnement et reprit le gouvernail d’une main ferme. En une année, en effet, Dubois, qu’il avait laissé agir par faiblesse et désenchantement, avait mis une jolie pagaille. Hors frontières certes la France était grande, puissance garantie de toute aventure par sa double et paradoxale alliance avec l’Espagne et l’Angleterre, mais à l’intérieur on n’était pas loin du désastre : l’écroulement du système de Law, la peste, le brigandage et une certaine chute des valeurs morales laissaient quantités de ruines. Le prince s’attela à la tâche avec l’énergie que son âge autorisait - quarante-neuf ans ! - mais en reprenant le collier il recommença à chercher le délassement dans les fameux soupers « entre amis » qui en réalité l'épuisaient. Cependant, Chirac, son médecin, l'avait prévenu :
- Si vous ne changez d'habitudes, Monseigneur, vous mourrez au moment où vous vous y attendrez le moins…
- Aucune importance : c’est ce que je désire.
Une belle réponse qui ne reflétait pas la vérité. Malheureusement le médecin allait avoir raison : au matin du 2 décembre, après être allé prendre son chocolat chez sa femme, Philippe d’Orléans s'écroula sans que Chirac pût le ranimer. A sept heures du soir c’était fini…
Bien peu le pleurèrent. Pourtant il avait sacrifié sa popularité et ses rancunes personnelles à l’union des Français, arrêté les persécutions envers les protestants, ouvert les bibliothèques, se faisant en même temps le protecteur des arts et des sciences, sans compter l’image du royaume qu’il laissait à l’étranger.
Maurice de Saxe regretta sincèrement l’ami qu’il avait été pour lui, ce fut la fin de cette période de tranquillité où l’amour tenait lieu de tout. Il se retrouvait maître d’un beau régiment sans doute, mais sans emploi. Ceux qui à Versailles entouraient le jeune roi n’étaient pas ses amis. Certains lui reprochaient même ses relations avec le Régent. Il lui fallait à nouveau se construire un avenir. Il alla à Dresde prendre l’avis de son père. Celui-ci lui proposa le mariage avec une princesse de Holstein-Sonderburg.
- Sire, avec tout le respect que je vous dois, je n’ai nulle envie de recommencer une expérience conjugale. La dernière m’a laissé un trop mauvais souvenir et je ne vois pas vraiment à quoi une autre pourrait me servir.
- A devenir prince… et fort riche !
- Le sang qui coule en moi est royal. Cela suffit à mon orgueil. Quant à la richesse, je saurai la conquérir seul !
Encore qu’après l’aventure Johanna-Victoria elle approuvât son fils, Aurore ne fut pas moins désolée de le voir repousser cette chance de revenir au pays, donc auprès d’elle. La mère se sentait vieillir et c’était si loin la France !
- Mais c’est tellement agréable d’y vivre ! Vous devriez y venir et vous comprendriez…
- Crois-tu ? Ne la trouves-tu si aimable qu’à cause de cette comédienne dont on te dit amoureux ?
- On a raison de le dire parce que c’est vrai ! Elle est exquise et auprès d’elle on se sent tout autre… Depuis qu’elle est entrée dans ma vie, elle a fait de moi un homme civilisé, ce que je n’étais guère. Grâce à elle j’aime maintenant le théâtre, la lecture, les arts, le contact des hommes d’esprit.
- Ouvre les yeux ! Ton père est en train de faire de Dresde une capitale des arts ! Et nous ne manquons ni d’acteurs de talent ni de gens spirituels.
- Vous ne comprenez pas, mère ! J’avoue que c’est difficile à expliquer. C’est quelque chose dans l’air que l’on respire…
- Pourtant ce mariage te permettrait…
- Par grâce n’insistez pas ! De toute façon si je n’avais pas dit non quelqu’un s’en serait chargé pour moi.
C’était fort judicieusement vu. Flemming, en effet, avait déjà fait entendre à son maître qu’un tel mariage pourrait placer le comte de Saxe à même hauteur que son demi-frère, l’héritier, ce qui risquait d’être dangereux… Pour consoler un jeune homme qui n’en avait pas autrement besoin, Auguste II le chargea de plusieurs missions dont une en Angleterre auprès du roi George Ier qui avait été l’exécrable époux de Sophie-Dorothée de Celle. Il y fut reçu au mieux par ce souverain qui détestait son royaume ainsi que tous ses sujets et passait son temps à regretter son cher Hanovre et à bâfrer en compagnie de ses deux maîtresses teutonnes, l’inusable Schulenburg devenue énorme et la Kilmannseg, son contraire absolu… Et si l’envoyé de Pologne fut convenablement accueilli, en dépit du fait qu’il était le neveu de Koenigsmark l’assassiné, c’était uniquement parce qu’il était allemand ! Quant à la mission dont on l’avait chargé, elle est demeurée secrète. Même pour Maurice puisqu’il s'agissait de remettre en mains propres une lettre et de répondre à quelques questions.
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