- Sous qui avez-vous servi ?

- Le général de Schulembourg qui fut mon initiateur… et le prince Eugène de Savoie-Carignan.

- Le plus valeureux de nos ennemis…

- Un traître, sire ! intervint Villeroy avec sévérité.

- Si j’ai bien retenu vos leçons, Monsieur le maréchal, on ne lui a pas laissé le choix et c’est grand dommage ! Mais, si l’élève vaut le maître, le royaume aura moins de regrets !

- Avec la permission de Votre Majesté, émit Maurice d’une voix enrouée par l’émotion, c’est le prince Eugène qui m’a conseillé le service de la France !

- En ce cas, faites en sorte de lui mériter une absolution dont il n’a sans doute que faire.

- N’y aurait-il pas l’ombre d’un regret dans ce conseil, sire ? murmura le duc d’Orléans.

- C’est possible ! Monsieur le Régent, voulez-vous faire en sorte d’exaucer la prière du comte de Saxe… que je reverrai très volontiers.

- A condition que le roi Auguste II donne son accord ! coupa sèchement le gouverneur qui décidément n’aimait pas les seconds rôles.

- Cela va sans dire ! riposta le Régent qui, lui, n'aimait pas du tout Villeroy, auquel il reprochait de trop tourner l’éducation de son élève vers la représentation en prônant sans cesse l’exemple de Louis XIV dont il avait été l’ami et qui laissait le souvenir d’une idole scintillante de diamants se tenant à mi-chemin entre les élus célestes et les malheureux terriens.

C’était la fin de l’audience. Le Régent abandonna ses deux compagnons dès la sortie du cabinet royal pour aller s’occuper de ses propres audiences. Charles de Charolais en profita pour présenter le comte de Saxe à plusieurs personnes que d’ailleurs celui-ci salua machinalement et sans même entendre leurs noms. Son attention venait de se fixer sur un couple disparate et somptueux qui remontait la galerie au milieu des saluts. L’homme devait avoir vingt-quatre ou vingt-cinq ans, laid, bossu et contrefait, mais il le vit à peine, ébloui qu’il était par la jeune femme qui se tenait à son côté. Elle était jolie à damner un saint, fine et infiniment gracieuse, avec un teint éblouissant, des yeux clairs pailletés d’or comme sa chevelure châtain où passaient des reflets lumineux. Elle avait aussi un sourire facilement moqueur et ne prêtait aucune attention à son époux.

Maurice tira Charolais par la manche :

- Qui est-ce ? demanda-t-il, les yeux sur l’adorable créature.

- Le prince et la princesse de Conti ! Lui est méchant comme la gale, teigneux et aime l’or pardessus tout, ce qui ne l’empêche pas d’être jaloux… Il fait partie du Conseil de régence et il spécule tant qu’il peut chez Law.

- Et elle ? Je n’ai jamais vu de femme aussi éblouissante…

- Cela joue en faveur de votre goût, mon cher ! dit Charolais en riant. Ce n’est pas moi qui vous dirai le contraire : c’est ma sœur ! Venez ! Je vais vous présenter !

Les deux beaux-frères ne s'aimaient guère, pour ne pas dire qu'ils se détestaient franchement, bien que la franchise ne fût certainement pas la vertu principale du prince de Conti. Il suffisait de voir ses yeux qui glissaient sous la paupière à demi close. L’abord s’en ressentit : un salut sec de part et d’autre, après quoi l’aimable altesse tourna le dos à ces importuns sans même prêter attention au nouveau venu qu’on lui présentait. Humilié, celui-ci rougit tandis que sa main cherchait machinalement le pommeau d’une épée, absente puisque l’on n’en portait pas chez le roi. Un éclat de rire le ramena à la réalité. La princesse en était l’auteur :

- Vous êtes étranger ici, Monsieur, et cela se voit ! Sinon vous sauriez, comme tout un chacun, que mon époux est un rustre ! énonça-t-elle d’une voix haute et claire tandis que Maurice s’inclinait sur une petite main chargée de diamants. C’est aussi un lâche, ajouta-t-elle un peu plus bas. Il se réfugie derrière sa parenté avec le roi pour insulter les gens sans qu’il soit possible de l’amener sur le pré ! Cela dit, je vous connais déjà, Monsieur de Saxe. Mon frère est intarissable à votre sujet… et j’espère que nous vous garderons longtemps ?

Dieu qu'elle était belle ! Et tentante ! Sous l’apparat de la robe de cour Maurice devinait un corps fait pour l’amour qu’il se sentit brûler de découvrir. Comment ignorer aussi le scintillant regard qui se voilait et le lent sourire qui épanouissait les lèvres fraîches si délicatement ourlées ?

- S'il ne tient qu’à moi, Madame, je tombe à vos pieds et je n’en bouge plus…

Il sentait qu’il lui plaisait. C’était comme un courant impalpable soudain établi entre eux et peut-être, ayant tout oublié des alentours, Maurice se fût-il laissé emporter par son bouillonnement intérieur si Charolais n’avait glissé son bras sous le sien.

- Je vous l’amènerai chez vous, ma sœur, dès que vous serez de retour, puisque vous partez ce soir pour Chantilly.

- Vous le jurez ?

- Non, fit-il en l’embrassant le plus bourgeoisement du monde, c’est une promesse ! Pour l’instant, ma chère Elisabeth, vous devriez rejoindre votre délicieux mari, sinon il va entrer sans vous chez le roi…

Avec un gracieux geste d’adieu, elle glissa sur le parquet dans un froissement de soie, laissant derrière elle un sillage parfumé et à Maurice l’impression qu’on lui enlevait quelque chose d’essentiel. Surtout qu’il manquerait une lumière à sa vie s’il ne possédait pas cette étoile.

- Vous la reverrez, chuchota Charolais. Vous lui avez plu au premier regard. C’est donc une affaire sûre mais je vous préviens qu’elle a déjà un amant…

- Je le tuerai !

Le rire du jeune comte résonna dans toute la galerie…

- Pas moins ? Ce n’est pas le moment de vous mettre dans un mauvais cas. C’est notre cousin Clermont, lui aussi de sang royal ! Alors un peu de patience !…

Dans les jours qui suivirent, le comte de Saxe devint un habitué du Palais-Royal, un proche du Régent et sans doute l’homme le plus recherché des salons, des tables de jeux où des fortunes changeaient de main au lansquenet, au pharaon et au reversi, des bals de l’Opéra… et aussi des danseuses. La princesse de Conti n’étant toujours pas rentrée, il se consola avec quelques-unes d’entre elles. En résumé, mena la vie seigneuriale qu’il aimait, devint la coqueluche de Paris. Même de la duchesse d’Orléans, la languissante épouse du Régent qui ne quittait guère la position allongée. Trois ans plus tôt, la petite vérole et un certain empâtement avaient modifié l’aspect physique de la princesse, entamant sans la faire disparaître entièrement la beauté de la fille légitimée du Roi-Soleil et de l’exquise La Vallière. Perpétuellement « fatiguée », elle passait ses jours sur un divan où elle s’enivrait environ trois fois par semaine au milieu du luxe le plus raffiné. Mais ces fantaisies coûtaient fort cher. D’autant que les premiers craquements sérieux du système Law généraient un agiotage effréné qui faisait bouillir le quartier du Palais-Royal comme un chaudron de l’Enfer. Maurice ne cessait de réclamer de l’argent à ses parents. Au point d’inquiéter le comte Watzdorf, ministre de Saxe à Paris, qui écrivit pour demander son rappel. Le roi, secrètement enchanté de savoir son fils dans l’intimité du Régent, se contenta d’une douce mercuriale épistolaire.

C’est alors qu’arriva un grand parchemin portant le sceau royal et ainsi libellé :

« Aujourd’hui, septième jour d’août 1720, le roi étant à Paris et voulant donner les moyens au sieur comte de Saxe d’entrer au service de Sa Majesté dans un rang proportionné à sa naissance et lui marquer du même temps la parfaite considération qu’elle a pour son père, Sa Majesté, de l’avis de Monsieur le duc d’Orléans, Régent, l’a retenu, ordonné et établi à la charge de maréchal de camp6 en ses armées pour dorénavant en faire les fonctions, en jouir et user, aux honneurs, autorité et prérogatives et prééminences qui y appartiennent, tels et semblables dont jouissent ceux qui sont pourvus de pareilles charges et aux appointements qui lui seront ordonnés par les Etats de Sa Majesté, laquelle, pour témoignage de sa volonté, m’a recommandé de lui en expédier le présent brevet qu’elle a signé de sa main et fait contresigner par moi son conseiller secrétaire d’Etat et de ses commandements et finances. » Signé « LOUIS » et, plus bas, « Le Blanc »… Les dits appointements se montaient à dix mille livres.

Ce qui n’était pas le Pérou mais Maurice ne s’en précipita pas moins chez le Régent afin de le remercier. Il était fou de joie mais, tandis qu’ils partageaient une bouteille de champagne à l’avenir du nouvel officier général, le prince lui rappela qu’avant d’être tout à fait investi il lui fallait l’autorisation paternelle.

- Je pars pour Dresde dès demain. Il faut que j’y règle certaines affaires laissées trop longtemps en attente…

En parlant ainsi, il pensait à l’annulation d’un mariage devenu un intolérable fardeau auquel d’ailleurs il n’avait jamais fait la moindre allusion devant qui que ce soit. Ce qui lui valait d’être recherché par nombre de mères ayant filles à marier et de jeunes veuves sensibles au charme de ce superbe garçon qui, à l’instar de son père, pliait un fer à cheval entre ses deux mains…

- Ne revenez pas trop tôt ! ajouta soudain le Régent dont la mine venait de s’assombrir.

- A cause de l’agitation qui règne à Paris ? J’avoue n’avoir jamais rien compris à l’ouvrage de M. Law mais ce que j’en sais est que les choses ont l’air de mal tourner. En ce cas si l’émeute se levait je préférerais différer mon départ afin de me mettre entièrement à votre service, Monseigneur !

- Je ne doute pas de votre amitié et encore moins de votre courage mais une menace plus grave pèse sur le royaume depuis qu’en juillet dernier un vaisseau venant des Echelles du Levant, le Grand-Saint-Antoine, est arrivé à Marseille apportant dans ses flancs la peste. Le mal ne cesse de grandir. Les ravages sont déjà effrayants. La ville n’est plus qu’un immense lazaret où plus personne n’est sûr d’être encore vivant le lendemain matin…