- Je viens d’écrire à la reine de Prusse, Sophie-Dorothée, ma cousine que votre mère a dû connaître étant enfant quand, avec son frère, elle était à la cour de Hanovre. Je l’aime bien, d’abord parce qu’elle est la petite-fille de ma chère tante, l’Electrice Sophie de Hanovre, ensuite parce qu’elle a toujours été malheureuse. Toute petite elle a souffert de n’avoir jamais revu sa mère, cette pauvre idiote de Sophie-Dorothée de Celle qui a oublié ses devoirs avec votre sacripant d’oncle Philippe de Koenigsmark et qui continue de végéter dans son château des brouillards. Un sort amplement mérité !

- Votre Altesse Royale est sévère, répliqua Saxe qui évidemment n’ignorait rien de son histoire familiale. Un grand amour…

La Palatine éclata d’un rire féroce :

- Balivernes ! Quand on est mère, on se doit à ses enfants, un point c'est tout, et Sophie-Dorothée n’a pas volé ce qui lui est arrivé, son amant non plus… encore qu’il ne méritait pas un sort aussi ignoble, indigne de ses vaillants ancêtres !

- Madame saurait-elle ce qui lui est arrivé ? Je croyais que seuls ma mère et le défunt Electeur Ernest-Auguste…

- Et son épouse Sophie à qui il s'est confié, naturellement ? Quant à moi j’ai su grâce à elle ce qu’il s’était passé. Même ce qu’il est advenu des Platen. Ce que votre mère ignore peut-être ?

- En effet. Après leur départ de Hanovre, elle n’a rien pu apprendre de leur sort. Et ce n’est pas faute d’avoir cherché.

- Ils ont trouvé refuge près de Vienne, dans un petit bien que l’empereur leur a alloué par charité… Le mari était aveugle et a traîné ainsi durant plus de cinq ans. Quant à la femme, elle est morte en 1706. Elle était atteinte d’une horrible maladie qui lui avait fait perdre ses cheveux et la rongeait peu à peu en lui imposant des douleurs insupportables. Elle avait, en outre, des hallucinations où, à longueur de nuits, ses victimes lui apparaissaient et la plongeaient dans l’épouvante. Mais jamais dans la repentance parce qu'elle n'avait jamais cessé d'aimer l'homme qu'elle avait assassiné. Sa fin a été atroce paraît-il. Vous le direz à votre mère ? Elle trouvera peut-être le courage de prier pour elle. Encore que je ne pense pas que ça serve à grand-chose !

- Mme de Koenigsmark la haïssait trop ! Elle avait juré de la tuer de ses propres mains si elle la retrouvait…

- Mieux valait laisser faire le Seigneur ! Il sait, Lui, ce qui convient !

- Votre Altesse Royale m'autorise-t-elle une question ?

- Pourquoi pas ? demandez !

- Comment a-t-elle pu connaître le sort des Platen ?

- Le fil conducteur a été Mlle de Knesebeck, la suivante de Sophie-Dorothée. Réfugiée à Vienne elle s’y est mariée et le hasard a voulu que son mari possède une propriété proche de la maison des Platen. Dès qu’elle a appris le mariage prussien de la jeune Sophie-Dorothée, elle est entrée en correspondance avec elle et lui a tout raconté. La jeune reine s’est confiée à moi : l’affaire Koenigsmark avait suscité en son temps énormément de curiosité à Versailles, mais une fois renseignée j’ai préféré le garder pour moi. Jusqu’à ce jour.

- Je remercie Madame de sa confiance mais… Votre Altesse Royale n'a-t-elle pas dit que la reine de Prusse est malheureuse elle aussi ?

- Quel sorte de bonheur peut-on trouver auprès d’un homme qui transforme son palais en caserne, fait vivre les membres de sa famille comme s’ils étaient des recrues ignares et lésine sur toutes choses ? Il a une mentalité de sergent-major !… Il n’aime que ses gigantesques grenadiers !

Pour laisser s’apaiser l’émotion causée par ses révélations, Madame et son visiteur bavardèrent encore un moment. Parler sa langue était pour la vieille princesse un pur plaisir. Quand enfin elle rendit sa liberté à Maurice, elle lui offrit à baiser une main quelque peu tachée d’encre et lui fit promettre de revenir.

- J’aurai toujours plaisir à vous voir, mon garçon ! conclut-elle familièrement. Nous boirons ensemble quelques chopes de notre bonne bière et je vous donnerai des conseils ! A propos de bière, vous soupez ce soir chez le Régent ?

- Je vais avoir en effet cet honneur… et ce plaisir !

- Pour le plaisir n’y comptez pas trop ! Oh, je sais les bruits que l’on colporte sur les fêtes intimes de mon fils et de ceux de ses amis que l’on surnomme les « roués ». Bruits malheureusement exacts que je n’ai cessé de déplorer. Mais l’été dernier ma petite-fille, Mme la duchesse de Berry, est morte à vingt-quatre ans, usée par ces débauches paternelles dont elle prenait sa large part. Il y avait entre mon fils et elle une complicité, une même envie de goûter à tout, même au moins avouable ! Sa mort - horrible elle aussi ! - a brisé le prince. S’il croyait en Dieu, il y verrait un châtiment, mais ce n’est pas le cas. Cependant le plaisir n’a plus pour lui la même saveur ! Alors, n’espérez pas trop !

- Ce que j’espère surtout c’est plaire à Monseigneur afin d’obtenir de lui un commandement !

- Cela tout au moins me paraît une bonne voie !…

A ce moment, trois petits chiens, menés en laisse par un valet et revenant visiblement de promenade, firent une entrée bruyante et se précipitèrent dans les jupes de la princesse.

- Ah, voilà mes amours ! s’écria celle-ci revenant au français. Aimez-vous les animaux, Monsieur de Saxe ?

- Beaucoup, Madame ! Avec une légère préférence pour les chevaux !

- Alors, vous êtes un brave homme ! J’avais raison…

Elle eut encore raison le soir même. Maurice, outre Charolais, rencontra autour de la table princière quelques-uns de ces « roués » dont Paris faisait des gorges chaudes : les ducs de Canillac, de Brancas, de Noailles, de Broglie, de Richelieu, tous gens fort gais, fort galants et fort spirituels. Sans compter le récent évêque de Cambrai, l’ex-abbé Dubois, petit bonhomme vif, à la langue bien pendue, qui avait été le mentor du prince puis son agent secret avant d’être son ministre. Comme son maître, c’était un bourreau de travail mais il n’en appréciait pas moins les jolies filles et la bonne chère. Le nouveau venu découvrit avec stupeur que la cuisine était faite par certains invités : ce soir-là par ledit Dubois dont la spécialité était l’omelette aux truffes et par Brancas auteur d’un plat espagnol où le piment ne manquait pas. Mais aucune femme ne vint partager la fête. Il y avait ce soir bal à l’Opéra et le Régent expédia son monde en s’excusant d’un travail urgent. Charles de Charolais et Maurice de Saxe rentrèrent sagement au logis : le lendemain le Régent présenterait lui-même le fils d’Aurore au jeune roi.

En pénétrant aux Tuileries, Maurice n’attachait pas tellement d’importance à cette visite. Il savait qu’il allait saluer un marmot de dix ans, sans doute grincheux, à moins que ce ne soit rien d’autre qu’une marionnette empesée débitant mécaniquement la leçon serinée par un gouverneur autoritaire. En somme une franche corvée dont il espérait qu’elle ne durerait pas trop longtemps. En fait il ne devait jamais l’oublier…

Franchie l’entrée d’honneur et la salle des Cent-Suisses prises dans le vieux palais jadis construit par Catherine de Médicis - et qu’elle n’avait jamais habité -, remis en état par Louis XIV, le Régent flanqué de Charolais et de Saxe traversa la première galerie, le pavillon de Bullant puis la petite galerie débouchant sur le pavillon de Flore où étaient les appartements royaux. Sans doute les plus agréables car ils avaient vue sur la grande terrasse, les jardins et la Seine. Là se déployait l’apparat de la royauté gardée par les uniformes rouges des Cent-Suisses et bleus des Gardes du Corps. L’atmosphère y était plus solennelle qu’au Palais-Royal, reflet du côté plus accessible voire plus familier du Régent.

L’heure choisie par celui-ci était celle du retour de la messe. Il y avait dans la petite galerie nombre de personnes porteuses de placets et d’autres qui voulaient seulement voir le roi et le saluer. Les trois hommes traversèrent cette petite foule et gagnèrent le cabinet-bibliothèque servant de salle d'études ainsi que l’indiquaient les cartes de France, d’Europe et l’imposante mappemonde sur pied de bronze placée devant une fenêtre. Le Régent s'assit, les deux autres restèrent debout. Après un moment d'attente, un brouhaha se fit entendre puis se rapprocha. La double porte s'ouvrit sous la main des laquais en grande livrée et le roi parut encadré de deux gardes de la manche5 et suivi du maréchal de Villeroy qui était son gouverneur. Un homme d'un certain âge, de haute taille, de belle allure, qui ne devait pas être facile à vivre tous les jours, mais Maurice ne le remarqua pas, séduit d'emblée par ce garçon de dix ans sur la tête duquel reposait une si lourde couronne et dont cependant le maintien se révélait déjà plein de naturelle majesté. Et qu'il était donc ravissant avec son teint délicat, ses grands yeux noirs ourlés de cils très longs, son nez fin qui s'affirmait déjà résolument bourbonien. Et quel charmant sourire tandis qu'il avançait les mains tendues vers Philippe d'Orléans sans rien perdre d'une précoce majesté :

- Monseigneur le Régent de France ! s'écria-t-il, une lueur malicieuse dans le regard. C'est toujours un plaisir de vous recevoir mais c'est avec une vraie joie que je vois venir mon cousin ! Et qui donc m'amenez-vous ?… Oh, bonjour, comte de Charolais. Quant à vous, Monsieur…

- Avec sa permission, je suis heureux de présenter au roi le comte Maurice de Saxe, fils de Sa Majesté le roi de Pologne. Le comte admire la France et souhaite mettre à son service une épée valeureuse dont les preuves ne sont plus à faire.

- Quelle bonne idée ! Vous êtes donc soldat, Monsieur ?

- Oui, sire. Depuis l'âge de treize ans.