- Me l’accordera-t-elle ?
- Je n’en doute pas un instant. Flemming va être trop content de vous voir partir à l’autre bout de l’Europe, caressant l’espoir de ne jamais vous revoir. Au reste, ajouta-t-elle avec une pointe de tristesse, votre père me savait réticente à ce projet parce que je redoute que vous ne vous y plaisiez trop !
- Pas au point de ne jamais revenir vers vous, ma mère ! fit-il ému en l’étreignant. Vous savez combien je vous aime ! Et vous laisser seule aux prises avec la vipère que l’on m’a fait épouser m’effraie…
- Il n’y a aucune raison du moment où vous ne serez plus là ! En outre, elle travaillera sans s’en apercevoir à cette séparation que nous souhaitons. Croyez-moi ! Il faut lâcher la bride à la comtesse. Elle se perdra infailliblement !… Et soyez sûr que j’y veillerai ! Allez commencer vos préparatifs !
- C’est peut-être prématuré ? Si le roi refusait ?
- Il acceptera ! assura-t-elle avec un sourire.
Elle avait une fois de plus raison. Mis au courant par un avis d’Auguste II, Flemming répondit par une simple note :
« En France, le comte de Saxe pourra continuer d’apprendre le métier de la guerre au lieu que chez nous, qui n’avons plus de guerre et qui ne souhaitons pas d’en avoir, il n’apprendra plus rien. »
C’était la porte ouverte à la liberté ! En plus, l’analyse du Premier ministre était juste. L’été précédent, la Quadruple Alliance avait été signée par la France, l’Empire, l’Angleterre où régnait à présent George Ier de Hanovre, le désastreux époux de la malheureuse Sophie-Dorothée toujours enfermée à Ahlden, et les Provinces-Unies, autrement dit les Pays-Bas. Depuis le début de cette année 1720, l’Espagne y adhérait. Enfin, la mort de Charles XII devant Fredericschall avait mis fin à l'interminable guerre du Nord dont la Pologne avait tant eu à souffrir, et le traité de Passarowitz avait renvoyé les Turcs chez eux.
Au fond, la France du Régent étant elle aussi en paix, on ne voyait pas vraiment ce qu'elle pourrait apprendre du côté militaire au comte de Saxe mais elle conservait le rayonnement de Louis XIV, mort cinq ans plus tôt, et il était d’usage en Europe pour un prince éclairé d’y venir séjourner afin de s’imprégner d’une civilisation hors pair qu’allait prolonger ce nouveau siècle, celui des Lumières.
Après des adieux protocolaires à son royal père, très émus à sa mère et à sa tante Amélie arrivée quelques jours avant, un brin grinçants à une épouse qu’il espérait bien ne jamais revoir, tout au moins sous l’avatar de comtesse de Saxe, Maurice prit enfin, vers le milieu du mois d’avril, le chemin de Paris.
Il n’imaginait pas encore que, ce faisant, il calquait son destin sur celui de l’homme qu’il admirait le plus, le prince Eugène, en effectuant le parcours contraire. Eugène avait quitté la France sans esprit de retour, le fils d’Aurore de Koenigsmark quittait la Saxe définitivement, même s’il devait y revenir à plusieurs reprises au simple titre familial. Il ne savait pas qu'au service du roi il écrirait le nom de Maurice de Saxe en caractères de feu sur le front de l'Europe.
CHAPITRE VI
UNE SI BELLE DAME…
Quand, au mois de mai 1720, Maurice de Saxe arrive à Paris, la capitale française « peut se vanter d’avoir neuf cent cinquante rues garnies de vingt deux mille maisons éclairées par cinq mille cinq cent trente-deux lanternes… quarante-quatre collèges, vingt-six hôpitaux, onze séminaires, huit châteaux, plus de cent hôtels considérables, cinquante fontaines publiques, huit portes ou arcs de triomphe, douze ponts, douze marchés, vingt-cinq ports, cinquante-deux boucheries, cinquante boutiques à poissons, quatre foires franches, vingt-cinq abreuvoirs pour les chevaux, quarante-cinq égouts, quatre-vingt-deux tombereaux pour enlever les immondices, huit jardins publics, six académies royales, quatre bibliothèques publiques et trente tribunaux pour l’administration de la justice1 ».
Telle qu’elle était, en dépit d’une voirie quelque peu dépassée par les suites pluvieuses d'un hiver particulièrement rigoureux, la ville lui plut en raison de la vie intense qui exsudait de ses rues, de son peuple, de son fleuve perpétuellement encombré de chalands. En outre, il n'y débarquait pas comme un étranger ne sachant par où s’intégrer à une cité totalement inconnue. Il y était non seulement annoncé mais attendu. D’abord par le comte de Hoym, ambassadeur de Saxe-Pologne, à qui Auguste II avait demandé de s’occuper de son rejeton et surtout de le surveiller. Ensuite par deux amis de son âge avec lesquels il avait lié connaissance au siège de Belgrade et sous les auspices du prince Eugène : Charles de Bourbon-Condé, comte de Charolais, et son cousin Louis-Auguste, prince de Dombes, tous deux petits-fils de Louis XIV et de Madame de Montespan2. Ils avaient le même âge : vingt ans, et avaient formé avec le jeune Saxe, seulement un peu plus vieux, un trio de joyeux drilles qui allait se reconstituer tout naturellement, les deux premiers ouvrant largement devant leur ami les portes de la Cour… ou plutôt de deux cours : celle, un rien tapageuse, du Régent et celle, beaucoup plus silencieuse, du petit roi Louis XV qui avait dix ans.
Le Régent c’était le duc Philippe d’Orléans, fils du défunt Monsieur, frère de Louis XIV, prince hors normes s’il en fut, et de sa seconde épouse, la pittoresque Princesse Palatine. A la mort du Grand Roi, cinq ans avant l’arrivée du comte de Saxe, le duc Philippe avait assumé la lourde charge de la régence durant la minorité d’un petit garçon orphelin qui en avait alors cinq et auquel il entendait se dévouer. Pour commencer il lui avait fait quitter le fabuleux Versailles qu’il trouvait beaucoup trop éloigné de sa résidence, le Palais-Royal, devenu de ce fait siège du gouvernement. Le vieux Louvre étant inhabitable, c’est au palais des Tuileries qu’il l’avait installé, autant dire en face de chez lui, avec son entourage. Singulièrement venimeux d’ailleurs, l’entourage, et qui passait son temps à épier la moindre occasion de crier au loup contre un prince que les anciens et fourbes entours de la marquise de Maintenon, épouse morganatique de Louis XIV, haïssaient d’un cœur unanime et qui, animés par un christianisme perverti jusqu’à la pire bigoterie, voyaient en lui l’Antéchrist en personne, autrement dit le Diable !
En réalité, Philippe d’Orléans était, selon Saint-Simon (la plus mauvaise langue de l’ancienne Cour), un prince « doux, accueillant, ouvert, d’un accès facile et charmant, le son de sa voix agréable et un don de parole qui lui était tout particulier… Sa mémoire était si singulière qu’il n’oubliait ni choses, ni gens, ni dates. Il excellait à parler sur-le-champ et en justesse et vivacité soit aux bons mots, soit de reparties. Avec cela nulle présomption, nulle trace de supériorité d’esprit ni de connaissance, raisonnant comme d’égal à égal et donnant toujours de la surprise aux plus habiles »… Très intelligent, cultivé, s’intéressant aux sciences et aux arts, il détestait la Cour telle qu’on l’entendait à Versailles. Vaillant au combat - quand on lui permettait de s’y montrer, ce qui avait toujours été rare -, il possédait toutes les qualités qui font les grands princes mais il aimait trop les femmes - à l'exception de la sienne qui l’ennuyait à périr ! - et les petites orgies entre amis. Il collectionnait les maîtresses presque autant que les joyaux et les œuvres d’art et, après six heures passées à sa table de travail, il aimait se livrer à tous les plaisirs de la chair en compagnie d’une poignée de joyeux lurons et de jolies filles peu avares de leurs charmes. Ses « petits soupers » le clouaient au pilori des gens honnêtes grâce à la haine agissante de quelques hauts personnages, comme le duc de Bourbon, qui ne lui pardonnaient pas cette régence voulue par Louis XIV à son lit de mort et qu’ils considéraient comme leur dû. Tel était le personnage auquel ses amis avaient décidé de présenter le comte de Saxe en assurant que s'il lui plaisait il serait immédiatement admis dans une intimité aussi perverse que convoitée.
Installé avec ses gens dans l’hôtel de Châteauneuf, quai des Quatre Nations, Maurice eut à peine le temps de se remettre de son long voyage. Le matin suivant, il vit débouler Charolais tout frétillant de la joie d’apporter une bonne nouvelle :
- Monseigneur le Régent vous recevra dès ce tantôt ! Il m’a dit lui-même qu’il serait charmé de rencontrer un homme de votre valeur. Veillez à votre apparence ! Vous serez sûrement présenté à toute la famille !
L’après-midi donc, tiré à quatre épingles, Maurice montait en voiture avec son ami pour se rendre au Palais-Royal. Le chemin était court : il suffisait de traverser la Seine. Pourtant, quand on eut traversé le fleuve, l'atmosphère de la ville changea. Relativement paisible sur la rive droite, elle était presque tumultueuse aux abords de l'élégante résidence construite jadis par le cardinal de Richelieu puis habitée par la famille royale durant la minorité de Louis XIV et devenue enfin l’apanage de la famille d’Orléans : un vaste quadrilatère enfermant de magnifiques jardins et des appartements dont le luxe n’avait pas grand-chose à envier à Versailles.
Contrairement à l’habitude les grilles étaient fermées et bien gardées. Peut-être à cause de ces groupes de gens d’allure bizarre qui se formaient, tenant des conciliabules et hurlant parfois des propos incompréhensibles d’où surgissait un nom étranger : Law ! Apparemment ces gens-là ne lui voulaient pas du bien :
- Qui est-ce ? questionna Maurice.
- Law ? Un homme de finances, un magicien qui nous est venu il y a cinq ans, qui a pris en mains tout ce que produisent les pays et les terres d’Outre-Mer, qui remplace l’or par des billets et qui a fait gagner des fortunes à beaucoup de monde. Comment ? ne me demandez pas car je n'y ai jamais rien compris ! Tout ce que je sais est que les choses vont moins bien depuis le début de l'année, d'où une agitation qui semble se développer. Mais nous n'avons pas à nous en soucier : à Paris le peuple s’agite pour un oui ou pour un non. Ah ! Nous entrons !
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