- Nous la garderons pour le moment où mon affreuse belle-mère apprendra sa mort, et quand elle s’éteindra on pensera que le chagrin l’a tuée… Je pourrai peut-être refaire ma vie. Quant à vous, soyez sûre que le roi vous aura prise depuis longtemps sous sa protection… Faites-le pour moi, mon amie… et le bien que je vous rendrai sera à la hauteur de ma reconnaissance…

Effarée, la jeune Cécile eut un gémissement :

- Vous voulez que moi… j’empoisonne M. le comte puis plus tard sa mère ?

- Si vous m’aimez autant que vous le dites cela vous sera d’autant plus facile que vous ne risquerez absolument rien…

- Je vous aime… beaucoup, mais cela !… Non ! Non !… Je ne pourrai jamais !… Ce serait offenser Dieu !

- Mais non ! Au contraire ce serait vous substituer à Sa justice ! Rentrez dans votre chambre et songez-y calmement ! Songez surtout que, ces deux-là disparus, nul ne s’opposera plus à votre destin glorieux auprès du roi !

Les jambes flageolantes, la malheureuse regagna ladite chambre… où elle s’aperçut peu après qu’elle était enfermée. La peur la prit. D’autant que, dans la nuit, elle entendit soudain la voix de la comtesse :

- Je vous conseille d’accepter et le plus tôt sera le mieux pour vous ! Sinon, c’est dans votre nourriture que je pourrais verser de cette belle poudre blanche !… Vous avez trois jours pour réfléchir !

Puis la maison retomba au silence de la nuit.

Affolée la jeune fille comprit qu'elle était prise dans un piège qui la dépassait. Elle ne voyait, en effet, aucun moyen d’en sortir : la porte bien épaisse et bien close ne s’ouvrait que pour le plateau qu’un valet goguenard lui apportait deux fois par jour. Quant à la fenêtre, elle était au troisième étage de la maison. Et des étages très hauts : impossible de sortir par là ! Et elle n’avait plus que trois jours !

Elle passa le premier et le deuxième à pleurer, tellement envahie par la peur qu’elle n’essayait pas de mettre deux idées bout à bout. Il est vrai qu’elle n’était pas non plus d’une extrême intelligence et que cela n’avait pas échappé à Johanna. Cependant, pensant qu’il valait mieux garder quelques forces et qu’elle ne risquait rien avant d’avoir rendu sa réponse, elle fit honneur aux plateaux que le valet, toujours le même, lui montait avec un sourire qui lui donnait envie de le griffer bien qu’il ne lui adressât jamais la parole.

Quand vint le troisième, veille du jour fatidique, elle eut la surprise de le voir tirer de sa poche un petit papier et le lui mettre sous le nez. Il y avait écrit : « Ouvrez votre fenêtre à onze heures ! » Rien d’autre ! Quand elle eut lu, il le lui retira aussitôt pour le remettre dans sa poche, attendit qu'elle eut pris le contenu du plateau comme il faisait d’habitude et disparut.

Tremblante, cette fois, d'un espoir qu'elle n'osait pas encore formuler, elle attendit onze heures. Le dernier coup à peine sonné à l’église voisine, elle alla ouvrir sa fenêtre et se pencha sur la rue obscure. Vite accoutumés, ses yeux distinguèrent une silhouette noire qui montait vers elle en escaladant le mur. Au bout de quelques minutes l’homme dont on avait fait son geôlier enjambait l’appui de la croisée puis sans s’intéresser autrement à elle tira sur une ficelle attachée à sa ceinture pour faire monter une échelle de corde qu’il amarra solidement. Cécile l’avait regardé faire avec un mélange très inconfortable de crainte et de curiosité. Pourtant quand il rabattit les panneaux vitrés elle cessa de comprendre. Elle ouvrit la bouche pour demander des explications mais il lui fit signe de se taire… et elle la referma. Juste à temps pour constater qu’il l’avait prise dans ses bras :

- Je cours de grands risques pour vous, chuchota-t-il. Cela mérite bien un merci ?

- Mais je…

- Chut, vous dis-je ! Quand on est aussi belle on doit être généreuse et je veux ma part !

Il était trop fort pour quelle puisse espérer lui échapper à moins de hurler et d’ameuter toute la maison. Une maison dont elle n’avait rien à espérer d'autre qu’un sort définitif. Alors elle se soumit à celui qui s’emparait d’elle avec plus de douceur qu'elle n’en attendait et s’aperçut avec étonnement que ce n’était pas si désagréable, trouvant même un instant de fugitif plaisir.

Quelques minutes plus tard, il l’aidait à se rajuster puis, après un dernier baiser rapide, murmurait :

- Je vais descendre devant vous afin de tendre l’échelle. Il y a un peu de vent, ce soir. Vous pensez y arriver ?

Reprise par la peur, elle hocha la tête et l’observa tandis qu’il dégringolait vers le sol avec agilité. Puis elle sentit que les cordes se tendaient et comprit que le moment était venu de faire preuve de courage. Comme elle l’avait vu faire, elle enjamba l’appui de la fenêtre, toucha du pied les premiers échelons, recommanda son âme à Dieu, ferma les yeux et commença la descente. C’était plus facile qu’elle ne l’avait craint mais elle faillit s’évanouir tant elle avait eu peur et, en touchant terre, dut se raccrocher à son étrange sauveur.

- Vous savez le chemin pour aller chez Mme de Koenigsmark ? demanda-t-il.

- Oui, mais vous, comment allez-vous faire ?

- Moi ? Je vais remonter, ôter l’échelle, laisser votre fenêtre ouverte… et aller me coucher tranquillement !

Il l’accompagna jusqu’au coin de la rue et s’esquiva en courant après lui avoir conseillé d’en faire autant, mais c’était inutile : Cécile était si terrorisée qu’elle galopa jusque chez Mme de Koenigsmark. Elle ne fit aucune mauvaise rencontre, Dresde étant une ville bien tenue. Le plus difficile fut de se faire ouvrir la porte à cette heure tardive. Elle y réussit cependant et l’aventure s’acheva pour elle dans les bras d’une Aurore en robe de chambre où elle s’effondra secouée de sanglots.

Devinant qu'il s’était passé quelque chose de grave, celle-ci la fit asseoir, attendit avec patience la fin de la crise en lui caressant les cheveux, ordonna qu’on apporte une tasse de chocolat chaud parce qu’elle semblait transie, l’aida à boire doucement, après quoi elle l'interrogea : que lui était-il arrivé chez sa belle-fille pour la mettre dans cet état ?

Réchauffée, réconfortée, la pauvre Cécile confessa tout, y compris les conditions qui lui avaient permis de recouvrer sa liberté, et pour finir implora Aurore de ne plus l’envoyer chez une femme aussi dangereuse.

Aurore lui promit de la faire repartir pour Quedlinburg dès le lendemain. Elle était plus qu’inquiète. Si Johanna-Victoria en était à vouloir les éliminer, Maurice et elle, il était urgent d’agir ! Pas pour sa propre sécurité - encore qu’elle ne vît aucune raison de se laisser trucider bêtement ! - mais pour celle de son fils. Et, puisqu’il souhaitait tant gagner la France, elle allait l’y pousser au lieu d’essayer égoïstement de le retenir. Mais elle n’était pas au bout de ses surprises avec sa bru…

Au milieu de la matinée, la comtesse de Saxe arrivait en trombe chez elle, apparemment fort en colère, pour conseiller à Mme de Koenigsmark de se défaire sur l’heure d’une intrigante uniquement occupée de construire sa fortune en détruisant celle des autres. Elle l'avait chassée de chez elle la nuit précédente et suppliait sa belle-mère d’en faire autant.

- C’est une peste que cette créature et elle ne saurait trouver sa place dans aucune maison honnête… Renvoyez-la au ruisseau dont elle n’aurait jamais dû sortir !

- C’est déjà fait ! répondit froidement Aurore. A cette différence près qu’il ne saurait être question de ruisseau. Mlle Rosenacker est issue d’une famille d’honorables bourgeois et je vous serais obligée de tenir cette histoire secrète. Sa propagation ne bénéficierait à personne… A vous moins que toute autre.

- Je ne vois pas pourquoi ?

- Allons, ma fille, réfléchissez ! Je cherche en vain la raison pour laquelle Cécile, pas très futée au demeurant, voudrait supprimer votre époux qui ne l’a peut-être jamais remarquée et moi qui n’ai eu pour elle que de bons procédés. En revanche, vous-même…

- Oh, c’est trop fort ! Oser m’accuser alors que…

- Je ne vous accuse pas. Je vous dépeins seulement ce que l’on pourrait conclure au cas où vous crieriez trop fort ! Les gens sont si méchants…

La visite ne se prolongea pas au-delà. Dès que Johanna eut disparu, Aurore envoya Gottlieb - définitivement passé à son service - à la recherche de Maurice, prit ses dispositions pour renvoyer Cécile dans sa maison du couvent puis s'installa devant son petit bureau pour écrire au roi.

« Des faits nouveaux que je confierai plus tard à Votre Majesté, mais où ma vie est intéressée, m’inclinent à changer mes vues concernant le voyage en France souhaité par le comte de Saxe et j’ose prier instamment le roi de bien vouloir lui accorder son congé… »

La lettre était à peine arrivée au Residenzschloss que Gottlieb ramenait le jeune homme. En quelques phrases, sa mère lui retraça les événements de la nuit et de la matinée puis conclut qu’elle désirait instamment le voir partir pour Paris le plus tôt possible. Naturellement il commença par protester :

- Vous voulez que je fuie devant cette folle qui veut m’empoisonner ? Pour que l’on rie de moi ? Vous n’y pensez pas, ma mère ! Je vais de ce pas corriger cette mégère comme elle le mérite et l’obliger à des aveux écrits grâce auxquels je pourrai obtenir du Consistoire une ordonnance de divorce !

- Elle n’avouera rien et si vous la malmenez trop, c’est vous qui aurez tort et passerez pour une brute !

- Certainement pas quand on aura entendu Mlle Rosenacker !

- Elle est terrifiée et, si elle devait s’exprimer devant une assemblée, il serait impossible de lui arracher une parole. D’ailleurs je l’ai déjà renvoyée à Quedlinburg. J’ai aussi demandé votre congé à Sa Majesté.