Faire intervenir sa mère, il ne pouvait en être question. Son vieil ami le général de Schulembourg pas davantage : celui-ci s’était fixé définitivement à Venise et sa santé n’était pas des meilleures. S’il n’avait écouté que sa colère, Maurice se serait rué chez le ministre pour avoir avec lui une explication musclée mais il gardait assez de bon sens pour sentir que cela n’arrangerait rien. Restait donc une seule solution : le roi !
Après les politesses d'usage, l’entretien prit vite un ton plutôt vif. Maurice déclara sans ambages que si l’on ne lui rendait pas son régiment, il s'arrangerait pour le reprendre seul : ce damné mariage lui en donnait les moyens !
- Ce serait aller contre ma volonté, répliqua Auguste II. Sachez que j'ai personnellement signé sa dissolution et qu'il n'est pas question de revenir en arrière.
- C’est un déni de justice ! C’est la volonté de ce misérable Flemming que vous exécutez, rien d’autre. Il est roi plus que vous !
- Comte de Saxe, vous oubliez à qui vous parlez ! Je suis votre roi !
- Je croyais que vous étiez aussi mon père ! Il n’y paraît guère puisque vous me laissez dépouiller par le premier venu !
- M. de Flemming n’est pas le premier venu ! Votre mère sait que ses démêlés avec lui l’on conduite à Quedlinburg.
- Sire, la comtesse ma mère est une femme, trop faible pour espérer vaincre son pire ennemi, et il n’y a pas, que je sache, d’abbayes pour envoyer en exil les colonels de cavalerie !
- Non, mais il y a le château de Koenigstein où sont détenus les prisonniers d’Etat !
- Pour m’y mener il faudrait me prendre ! Et je cours vite !
Joignant le geste à la parole il s’enfuit à toutes jambes du cabinet royal, enfourcha son cheval en voltige. Le temps de passer chez lui prendre quelque bagage et son domestique, et il quittait Dresde au grand galop. Direction Belgrade, clé de la barrière menaçante que les Turcs ont poussée en Europe - et le prince Eugène. Les divisions ottomanes, fortes de deux cent mille hommes, occupent la ville sous les ordres du Grand Vizir. Il y a là bien des occasions pour le comte de Saxe de déployer sa vaillance. Il est de tous les engagements, de tous les assauts les plus meurtriers. A plusieurs reprises il manque d’être pris, ce qui le sauve d’une mort certaine : les Turcs ne gardent pas de prisonniers. Ceux qui leur tombent sous la main sont envoyés au bourreau, chaque tête étant payée une pièce d’or.
Quand enfin la ville tombe, c'est le signal du reflux des Ottomans. Le prince Eugène va regagner Vienne mais, cette fois, son jeune aide de camp ne le suivra pas.
- Je n’ai pas le droit de priver la Saxe d’un soldat de votre valeur, lui dit-il. Il faut que le roi en prenne pleine conscience. Aussi vais-je lui écrire personnellement en quelle estime je vous tiens !
- Je vous rends grâces, Monseigneur, mais le roi a pris l’habitude de s’en remettre en toutes choses à M. de Flemming et celui-ci a reporté sur moi la haine que lui a toujours inspirée ma mère. Je préférerais continuer à servir sous votre bannière !
- Elle ne vous mènerait pas bien loin, croyez-moi, sourit le prince. La guerre ottomane va prendre fin et moi, je vais enfin profiter de ma belle demeure du Belvédère, m’occuper de mes collections, de mes jardins… de ma santé aussi… qui n’est pas des plus florissantes !
Maurice considéra un instant le maigre petit homme, l’étroit visage où le regard brillait d’une incroyable jeunesse. Il n’y avait pas un pouce de cette frêle silhouette qui ne fût pétri d’énergie. Parti de rien, ou à peu près, Eugène de Savoie-Carignan avait tout gagné, tout arraché à un sort contraire, par sa seule volonté, son courage et son génie militaire. Sur Maurice il avait l’avantage de n’être pas bâtard mais fils légitime. Seulement, sa mère Olympe, lourdement compromise dans la sinistre affaire des Poisons, avait dû fuir la France. Ce qui ne valait pas beaucoup mieux.
- A qui le ferez-vous croire, Monseigneur ? Le génie qui vous habite vous tient lieu de santé ! N'êtes-vous pas en quelque sorte l'arbitre de l’Europe ?
Cette fois Eugène se mit à rire et vint poser sa main maigre sur l'épaule du jeune homme :
- Peut-être justement vais-je l’utiliser pour me mêler de politique. C’est un jeu presque aussi grisant que la guerre ! Quant à vous, si ma lettre ne suffit pas à ouvrir les yeux du roi votre père et si c’est une obscure inaction qui vous attend, alors imitez-moi ! Partez ! Allez chercher ailleurs la gloire qu’on vous refuse.
- … et que j’espérais trouver dans votre sillage… Autrement je ne sais pas où aller.
- En France ! Ce conseil vous surprend venant de moi qui lui ai tourné le dos et l’ai combattue mais là-bas il y a toujours du grain à moudre pour le chef remarquable que vous serez ! Louis XIV est mort et c’est mon cousin Philippe d’Orléans qui est régent. C’est un prince éclairé, intelligent, un fin politique à qui ne manque, pour être grand, qu’un goût moins prononcé pour la débauche. Vous devriez vous entendre ? ajouta-t-il avec dans l’œil une étincelle de malice.
Venant d’un tel homme le conseil ne pouvait qu’être bon et Maurice en regagnant Dresde se promit d’y réfléchir. Au bercail, il retrouva sa femme sans plaisir aucun. Presque aussitôt après la lune de miel, de graves dissentiments s’étaient élevés entre eux. Moins par la faute de Johanna que par la sienne : il était retourné à sa vie dissipée, à ses maîtresses et à son jeu. En fait, il n’avait jamais aimé son épouse. Ce qui lui plaisait en elle c'étaient surtout ses revenus qui lui permettaient de mener l’existence qu'il préférait. Il en avait même quelque peu abusé au point qu’à la fin de 1718 Johanna dut chercher refuge auprès de sa belle-mère. Aurore l'accueillit volontiers ainsi qu’elle en écrivit à Auguste II :
« Pour Madame la comtesse, il y a déjà près de quatre mois qu’elle s’est réfugiée chez moi dans l’abbaye, tous ses revenus étant pour les créanciers. Je lui dois trop d’amitié pour ne pas partager avec elle le peu que j’ai… »
Elle était sincère et plaignait vraiment cette si jeune femme en qui elle ne voyait qu’une enfant amoureuse dédaignée par un époux volage et indifférent. Maurice reçut d’elle diverses mercuriales auxquelles il ne répondit qu’une seule fois :
« Vivez assez longtemps avec elle et vous me direz ensuite ce que vous en pensez ! Je serais fort surpris si vous ne changiez pas d’avis… »
Aurore aurait aimé que son fils s’expliquât plus clairement mais elle comprit vite ce qu’il voulait dire. D’abord, l’humeur de Johanna était soumise à des variations peu agréables. En outre, la prieure découvrit avec horreur que sa bru possédait un tempérament dont, privée de mari, elle assouvissait les exigences avec des amants de bas étage… le plus souvent les palefreniers de l’écurie.
Une telle conduite ne pouvait lui être que néfaste aux yeux d’une communauté où depuis la disparition de l’abbesse, devenue finalement son amie et remplacée par Marie-Sybille de Saxe-Weissenfels, Aurore ne comptait guère de proches. Or, mère Marie-Sybille venait de disparaître et, au lieu de Mme de Koenigsmark, c’est la duchesse Elisabeth de Holstein-Gottorp qui fut élue, les fredaines de sa belle-fille n'ayant pas porté chance à Aurore. Elle pria donc la comtesse de Saxe d’aller chercher des distractions ailleurs… C’était la rupture.
Soudain effrayée parce qu'elle comprenait enfin qu'elle avait joué un jeu dangereux, Johanna-Victoria porta sa plainte à son beau-père :
« Etant unis par un lien si fort, je souhaiterais ardemment de vivre en bonne intelligence avec lui (Maurice) s’il avait seulement un peu de complaisance pour moi. Je serai toujours contente s’il me témoigne un peu d’estime et ne me brusque pas à chaque instant dès que je parle à quelqu’un. Au reste je fais serment à Votre Majesté que je me conduirai de telle manière que personne n’aura rien à me reprocher. »
Auguste II ne pouvait faire moins qu’ordonner au « bourreau » de rencontrer cette pauvre victime. Ce que celui-ci fit deux jours après l’arrivée de la lettre. Ce fut pour tenir à sa femme un langage sans aménité :
- Je sais, Madame, que vous vous plaignez de moi au monde entier. S’il vous plaît que nous nous séparions, j’y consens, mais si vous voulez rester avec moi, je vous préviens que vous serez obligée de vous régler selon ma volonté. Votre conduite ne m’agrée en aucune façon et je saurai bien vous la faire changer. Vous avez jusqu’à demain pour prendre une résolution.
- Il n’est pas difficile de deviner d'où viennent vos injustes préventions. Votre mère ne m’a jamais aimée et si elle m’a accueillie c’est uniquement dans l'intention de me plier à ses volontés afin de me réduire à l’esclavage. C’est le lot des femmes à qui l’on n’accorde d’autres droits que de se soumettre aveuglément à leur époux, mais plutôt que de me rendre à cet état j’aimerais mieux me résigner au pain et à l’eau… Voilà votre réponse. Quant à la séparation : je la refuse !
- J’aimerais savoir pourquoi ! Nous ne sommes pas faits pour vivre ensemble. Jamais nous ne nous entendrons et je ne vous aime pas…
- Mais moi je vous aime ! C’est ce qui fait toute la différence !
L’éclat de rire du jeune homme donna la mesure de l’effet produit par cette déclaration :
- A qui le ferez-vous croire ? Certainement pas à moi… ou alors dites un peu ce que vous êtes allée faire à Leipzig, pendant votre séjour chez ma mère ? Est-ce pour parler avec lui de ce grand amour que vous avez rejoint ce misérable Iago1, mon ancien page déserteur avec qui l’on vous a vue un peu partout et que vous avez emmené ensuite chez vous à Schönbrunn où vous n’avez pas craint de le traiter en hôte d’honneur indépendamment du fait qu’il couchait dans mon lit !
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