C’était à Moritzburg où l’ex-Frédéric-Auguste avait tenu à célébrer avec faste le mariage de son fils. Et ce ne fut pas sans émotion qu’Aurore remit ses pas dans les traces d’autrefois. Tout le merveilleux passé lui sauta au visage à la seule exception qu’il ne s’était rien passé à la chapelle. Mais que ces noces païennes avaient eu d’éclat au milieu d’une cour triée sur le volet où seule la jeunesse était admise ! Elle revoyait les barques sur l’étang, le pavillon de soie élevé sur l’île où le prince déguisé en sultan lui avait lancé le mouchoir et puis leur retour à deux vers le château où elle avait à son tour changé sa toilette somptueuse pour un caftan scintillant et des voiles orientaux ! Et le souper splendide, le bal qu’ils avaient fui ensemble pour le refuge parfumé de la chambre où enfin elle s’était abandonnée avec une joie qu’elle n’aurait jamais imaginée…
Aussi avait-elle les larmes aux yeux en conduisant la nouvelle épousée vers le lit où elle allait sacrifier sa virginité, comme cela avait été son cas devant les tapisseries relatant les amours de l’Aurore et de Thiton, le beau prince qui allait se « dessécher » pour sa déesse.
Avec Mme de Gersdorff et d’autres dames, elle étendit Johanna-Victoria dans les draps de satin semés de fleurs et quand Maurice apparut à son tour dans une robe de chambre de velours pourpre, elle lui murmura à l'oreille en l’embrassant :
- Soyez doux, mon fils ! N’oubliez pas que c’est une jeune fille !
Il lui rendit son baiser avec un sourire narquois :
- En êtes-vous sûre ? chuchota-t-il un œil sur celle qui l’attendait avec la mine gourmande d’une chatte devant un plat appétissant. A ne rien vous cacher, je me le demande…
Cette nuit de noces ne fut pas d’ailleurs aussi ennuyeuse qu’il l’avait craint. Certes, Johanna était encore vierge mais elle fut pour lui une partenaire non seulement consentante mais active, et il découvrit en elle une sensualité, une ardeur qui réchauffa la sienne et, comme elle avait un joli corps, il prit un réel plaisir à l’initier et à en triompher à plusieurs reprises.
Après tout, il pouvait y avoir du bon dans le mariage !…
CHAPITRE V
LE CHEMIN DE PARIS
Les premiers temps ne manquèrent pas d’agrément. Le jeune couple, dont on avait officiellement avancé la majorité, alla passer sa lune de miel sur le domaine de Schönbrunn, en Lusace, qui appartenait à la nouvelle comtesse de Saxe. Les Loeben étaient, sans doute possible, les plus gros propriétaires du duché et les domaines impartis à la jeune femme - elle était fille unique - assuraient aux nouveaux époux une vie large et même fastueuse qui allait permettre à Maurice de reprendre un régiment, ce qui le rendait infiniment heureux. En outre, Johanna était tombée amoureuse de son mari au point que durant quelques semaines celui-ci cultiva l’illusion d’avoir beaucoup de chance.
Quelques semaines seulement au bout desquelles Johanna se trouva aux prises avec les malaises d’une future maternité, et d’enjoué son caractère tourna au vinaigre : elle ne cessait de réclamer la présence de son époux et fondait en larmes dès qu’il s’éloignait pour faire un tour dans la campagne où il ne tarda pas à s’ennuyer ferme… On rentra donc à Dresde et, certain d’avoir rempli ses devoirs, Maurice retrouva avec soulagement son ami Henri de Reuss et les autres compagnons de ses plaisirs habituels : le jeu et les filles, ne rentrant au logis que le moins souvent possible.
Ainsi, le 21 janvier 1715, alors que sa femme était aux prises avec les douleurs de l’accouchement, lui et Reuss se livraient, en dépit des mises en garde, aux joies d’une partie de traîneau sur l’Elbe gelé : le temps subissait un redoux et l’épaisseur de la glace pouvait être insuffisante. Foin de tout cela ! Voilà les jeunes fous partis au grand galop sur le fleuve sous les regards intéressés des badauds massés le long des rives. Et ce qui devait se produire ne manqua pas : trop fine à certain endroit, la glace se brisa, engloutissant le traîneau et ses occupants.
Au bout d’un instant Maurice fit surface et nagea vigoureusement vers la berge avec deux de ses compagnons mais, arrivé là, il s'aperçut qu’Henri manquait à l’appel. Sans hésiter alors, il plongea de nouveau dans l’eau glacée pour récupérer son ami qu’il ramena à terre sans connaissance. Les chevaux, eux, avaient réussi à se tirer d’affaire tout seuls… Naturellement on entoura les naufragés, on les réchauffa avec des couvertures et des grogs bouillants, après quoi Maurice rentra chez lui afin de changer de vêtements. Entretemps un fils lui étant né, il embrassa sa femme, la remercia, la félicita puis, à l’indignation d’Ulrica venue veiller, en dépit de ses rhumatismes, à la naissance de l’héritier, il partit fêter l’événement au cabaret avec les autres rescapés ! Malheureusement l’enfant ne vécut que quelques jours, victime des incessantes crises de nerfs et de larmes de sa mère.
Maurice vit là un signe du destin. Il n'était pas fait pour le mariage, moins encore pour une vie de famille. Eloigné la plupart du temps d’Aurore et transporté d’une ville à l’autre, d’un gouverneur à l’autre, lui-même n’en avait jamais connu. Ce qu’il aimait c’était le combat, les charges sabre au clair, la vie des camps. D’ailleurs l’interminable guerre contre la Suède reprenait avec le printemps et entrait même dans une phase si aiguë qu’une partie de la Pologne se retrouva menacée. Le comte de Saxe n’eut aucune peine à obtenir de son père l’ordre de rejoindre son régiment déjà en route pour la Poméranie.
Jamais départ ne fut plus enthousiaste. Le jeune colonel était aux anges : il allait se battre et fuyait la vie conjugale ! Et le voilà parti pour Sandomir, point de ralliement des troupes saxonnes et prussiennes, avec cinq officiers et douze soldats.
Or un soir, alors qu’ils approchent d’un petit bourg nommé Crachnitz, la nouvelle parvient qu’un armistice vient d’être signé. La première déception passée, Maurice décide de s’installer dans l’unique auberge pour y attendre d’autres instructions. Et on commence par se mettre à table pour se refaire des forces. La nuit est tombée et le bourg tranquille. Soudain, le silence extérieur vole en éclats au bruit d’une nombreuse troupe à cheval. Un officier se précipite à la fenêtre : un fort contingent de cavaliers suédois cerne l’auberge. Le jeune colonel ne compte autour de lui que dix-huit hommes tan dis que là, au-dehors, ils sont des centaines dont les intentions sont claires. Et l'armistice ? Eh bien c'est tout simplement une fausse nouvelle. Maurice alors se met à rire. Dix-huit contre huit cents lui paraît une bonne proportion et il va donner la pleine mesure de son sang-froid et de sa vaillance.
Quelques soldats sont placés au rez-de-chaussée, les autres postés aux fenêtres du premier étage peuvent tirer tout à leur aise. En outre les planchers sont percés de trous afin d’arroser de balles ceux qui entreront. Ce combat insensé va se poursuivre pendant cinq heures. Le rez-de-chaussée ayant été envahi, Maurice fait remonter ses soldats et c'est à la baïonnette à présent qu’ils harcèlent l'ennemi à travers les trous du plancher. Excédé celui-ci se retire mais en laissant un cordon de sentinelles autour de l’auberge : au jour il faudra bien que les assiégés sortent de leur retraite et capitulent.
C’est justement ce à quoi Maurice se refuse… Il a reçu une balle dans la cuisse mais on ne déplore aucune perte : ses hommes sont vivants même si certains portent des blessures heureusement sans gravité. Il n’y a qu’un seul moyen de s’en sortir : se frayer un chemin tous ensemble à la pointe de l’épée et gagner l’abri d’un petit bois peu éloigné en profitant de la surprise, mais naturellement il faut attendre la nuit.
Quand elle est tombée, la petite troupe s’échappe en silence. Les cavaliers ennemis ont mis pied à terre, rassemblé leurs montures. Maurice et les siens se faufilent dans les rangs des soldats assoupis, s’emparent de quelques armes, des chevaux dont ils ont besoin, libèrent les autres qu’ils font fuir puis au triple galop foncent vers Sandomir… où ils sont reçus par des acclamations…
Le 1er août, le comte de Saxe à la tête de son régiment attaque l'île d’Usedom puis participe activement au siège de Stralsund que défend Charles XII. C'est la seconde fois qu’il se trouve devant cette place et ce dont il rêve est voir ce roi-guerrier devenu légendaire. Il épie toutes les sorties de l’adversaire et se joint à tous les assauts. Enfin, au cours d’une nouvelle attaque il peut voir Charles XII au milieu de ses grenadiers grâce auxquels il va lui échapper non sans avoir répondu courtoisement au profond salut que lui adresse ce jeune homme qui ne l’oubliera plus…
Stralsund capitule le lendemain. Maurice dont la renommée s’est affirmée durant cette campagne et que tous admirent retourne à Dresde pour s’y retrouver désœuvré : c’est maintenant le tour des diplomates et lui, une fois de plus, n’a rien à faire. Que s'amuser ! Si l'on peut dire…
C'est alors que le Destin lui enlève celle qui depuis sa naissance l'a protégé puis soutenu. Anna-Sophia, princesse douairière de Saxe, s'éteint dans les premiers jours de janvier et pour le jeune homme cette perte est cruelle : il aimait la vieille dame qui, au temps de l'enfance, l'appelait son « cher petit mystérieux… » et son départ le laisse désarmé en face de son étemel et tenace ennemi : Flemming !
Pour celui-ci, la mort de la princesse douairière est une aubaine : elle lui livre le « bâtard » en guerre ouverte avec sa femme et dépouillé de sa cuirasse. Il va en profiter et la politique va l'y aider.
En effet, le Danemark et la Prusse s’opposant à présent sur le partage de la Poméranie, le tout-puissant ministre a poussé son maître à se retirer du conflit. Sa couronne polonaise toujours un peu branlante suffisait à ses ambitions. Dès lors il n’était plus utile de conserver entière une armée valeureuse mais qui coûtait fort cher. La dissolution de certains régiments s’imposait d’elle-même. Et, naturellement, le premier qui sauta fut celui du comte de Saxe. Du jour au lendemain il se retrouva oisif… et fou de rage !
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