- Les mots ont dépassé ma pensée, mon garçon ! Tu sais à quel point les relations entre tes parents sont souvent houleuses. Et tu connais le caractère de ta mère : elle a dit son fait à Flemming devant le roi et… elle s’est montrée un peu trop expansive. Aussi…

- Elle doit demander pardon à ce ladre ? A cause de moi, n’est-ce pas ? ajouta-t-il avec une amertume qui bouleversa Aurore.

Elle courut le prendre dans ses bras :

- Non. Que vas-tu imaginer ? Il est vrai que je ne supporte pas que l’on t’empêche de refaire le régiment qui s’est conduit si vaillamment à Gadelbuth et ailleurs ! Et, pour comble, on ne te paie même pas ce qui t’est dû. C’est insupportable !

- Ce qui l’est pour moi c’est de vous voir vous plier, vous si fière, à d’incessantes réclamations tandis que ce Flemming ne cesse de vous mettre des bâtons dans les roues ! Mais vous n’aurez plus besoin de subir ce tracas : je m’en vais !

- Où donc ? s’exclamèrent les deux sœurs à l’unisson.

- Rejoindre le prince Eugène. Il me connaît et, je crois, m’apprécie. Avec lui la gloire est une affaire sûre. En outre il est généreux.

- Tu vas te battre contre les Turcs, gémit Aurore inquiète.

- Qu'ont-ils de plus que les autres ennemis ? Sabre contre yatagan, je ne vois pas la différence, fit Maurice en riant. Allons, ma mère, cessez de vous tourmenter ! J’ai foi en mon étoile et, auprès d’un chef comme le prince Eugène, elle brillera plus que jamais !

- Et tu pars seul ? demanda sa tante.

- Mon cheval et mon valet, c’est largement suffisant ! Quant à ce coquin de Flemming, faites-le jeter par la fenêtre par vos gens s’il osait pointer ici son vilain museau !

Et il éclata d’un rire joyeux avant de repartir comme il était venu : en coup de vent, laissant aux deux femmes l’impression qu’une tempête venait de passer. Il n’y avait pas à s’en étonner : c’était son allure habituelle.

- Mon Dieu, gémit Amélie, ramenez-le vivant ! Il est si jeune encore !

- Et si fou ! Mais je ne lui donne pas tort ! Il sera mieux auprès du prince Eugène qu’à périr d’ennui sous une marée de femmes dans une cour dont il n’a rien à espérer sinon des rebuffades !

Amélie, qui s’était agenouillée pour une courte oraison, se releva brusquement :

- Quand il reviendra, sais-tu ce qu’il lui faudrait ? Une épouse… très riche de préférence ! Ainsi il n’aurait plus rien à attendre de qui que ce soit !

- J’y ai déjà songé mais, outre qu’il n’acceptera sans doute pas d’aliéner sa liberté, Flemming se mettra en travers…

Elle se tut un long moment et alla s’asseoir dans la bergère afin de mieux réfléchir. Cela lui prit du temps mais elle en arriva à cette conclusion que l’on ne pourrait réussir un beau mariage pour Maurice en restant brouillé avec son père, par conséquent avec l’affreux ministre. C’était une amère potion à avaler mais il pouvait y avoir la manière.

Le lendemain, au lieu d’une de ses élégantes toilettes habituelles, Mme de Koenigsmark choisit la noire vêture de Quedlinburg qui obligerait son adversaire à s’incliner devant elle avant même qu’elle ait proféré une parole, puis alla s’annoncer chez le ministre qui eut la bonne grâce - ou l’habileté ! - de ne pas faire attendre la prieure du plus noble couvent d’Allemagne. On introduisit immédiatement la jeune femme dans le cabinet de travail où Flemming écrivait quelque chose assis derrière un vaste bureau. Il s’accorda cependant la mesquine satisfaction de ne jeter sa plume qu’au moment où elle fut presque devant lui :

- Veuillez excuser une affaire urgente, lâcha-t-il en sautant sur ses pieds pour, enfin, la saluer comme il convenait.

Elle répondit par une brève inclinaison de la tête avant de prendre place, sans y avoir été invitée, dans l’un des deux fauteuils placés devant le bureau. Là, elle lui offrit un sourire moqueur :

- N’intervertissez pas les rôles, Monsieur le ministre. Vous devez avoir une idée de ce qui m'amène ?

- N… on, je ne vois pas. Sauf peut-être l’inquiétude où ne cesse de vous plonger la vie dissolue de votre fils. Qu’a-t-il encore fait ?

Le ton dédaigneux à la limite du mépris agaça Aurore mais elle se contint.

- Absolument pas. On exige que je vous présente des excuses. C’est la raison pour laquelle je viens vous prier d’oublier mes intempérances de langage, déclara-t-elle avec une désinvolture qui fit rougir Flemming sous sa perruque.

- Dans l’esprit du roi il s’agissait d’une repentance… publique.

- Si vous y tenez, faites venir ceux qui travaillent pour vous ici et je recommencerai !

- Vous le faites exprès ? Publique veut dire devant toute la Cour et le roi doit en être témoin !

Sa bouche se pinçait et ses narines frémissaient. Sa visiteuse s’aperçut alors de la curieuse teinte jaune que prenait son visage. Comme si le fiel dont il était plein remontait jusqu'à sa peau. Son sourire à elle s’élargit :

- Par « toute la Cour » entendriez-vous la reine Christine-Eberhardine, Son Altesse Royale la princesse douairière qui me montrent de l’amitié, et sans oublier cette Esterlé que vous aimez tant ?

- Pourquoi pas ? Toute la Cour c’est toute la Cour !

- Alors n’y comptez pas ! Outre que les princesses apprécieraient peu la mise au pilori d’une prieure de Quedlinburg à qui vous devez le respect, je n’ai aucun goût pour ce genre de farce théâtrale. J’ai articulé des excuses, vous n’en voulez pas, tant pis ! C’est avec un vif plaisir que je vais regagner mon couvent… en Prusse ! A ce propos, vous ai-je confié que le roi Frédéric-Guillaume me veut du bien ? Il nous arrive de correspondre.

- Vous m’en voyez fort aise ! Il n’en reste pas moins que votre fils va continuer à glisser sur le chemin de la débauche et qu'au besoin on pourrait l’y aider.

Elle se dirigeait lentement vers la porte. Les dernières paroles la firent se retourner, écartant d’un geste gracieux la traîne ourlée d’hermine que son mouvement contrariait :

- Le comte de Saxe n’a plus rien à craindre des entreprises d’un ministre atrabilaire, laissa-t-elle tomber avec mépris. A cette heure il doit avoir rejoint le prince Eugène à Vienne.

- Seul ?

- Avec son valet. Si d’autres veulent l’accompagner ils sauront bien comment s’y prendre.

- Et… sans la permission du roi ? grinça Flemming.

- Eugène de Savoie-Carignan, prince français, n’a pas demandé lui non plus l’autorisation de Louis XIV qui le dédaignait. Il est à présent l’homme le plus puissant de l’empire. Il admire la bravoure de mon fils et soyez certain qu’il l’aidera à construire une carrière digne de lui !

- Louis n’était pas le père d’Eugène que d’ailleurs la Savoie faisait indépendant, tonna une voix qui avait l’air de sortir du plafond. Ce n’est pas le cas de ce gamin rebelle !

La pièce où travaillait le ministre était en fait une bibliothèque à l’étage de laquelle courait une galerie. Auguste II se tenait appuyé des deux poings à la balustrade, l’œil flambant de colère sous son abondante crinière grisonnante. Il ne lui manquait qu’un éclair à la main pour compléter sa ressemblance avec Jupiter fulminant. Aurore ne put retenir un sourire amusé tandis qu'elle exécutait une parfaite révérence :

- J’ignorais qu’il arrivât à Votre Majesté d’écouter aux portes mais en la circonstance je m’en réjouis !

- Je ne vois pas pourquoi ?

- Parce que si Votre Majesté est là depuis un moment, elle a pu constater que j’ai obéi aux exigences formulées dans la lettre qu’elle m’a fait l’honneur de m’écrire.

- Ce n’est pas ainsi que je voyais les choses mais… laissez-moi votre cabinet de travail pendant un moment, Flemming ! Je désire m’entretenir avec Madame la prieure…

Sans attendre une réponse évidente, il se dirigea vers le léger escalier en colimaçon qui, dans un coin, réunissait la galerie au plancher. Tandis que son ennemi se retirait, Aurore nota qu’Auguste II épaississait et que les marches gémissaient sous son poids. On pouvait entrevoir le vieillard qu’il deviendrait plus tard alors qu’il n’avait pas quarante ans. Cela tenait à ce qu’il mangeait trop, buvait trop et s’adonnait à la luxure, sa maîtresse officielle ne l’ayant jamais empêché de courir indifféremment la gueuse et la noble dame. Et Aurore bénit à cet instant le coup de rébellion de Maurice parti chercher auprès d’un chef prestigieux les lauriers et la fortune qu’on lui refusait.

Enfin ils furent face à face, le père et la mère. Auguste se laissa tomber dans un fauteuil en désignant de la main le plus proche, où Aurore se posa consciente que se dressait entre eux la juvénile mais déjà puissante silhouette de leur fils. Il y eut un silence puis le roi toussa pour s’éclaircir la voix et sans y être parvenu tout à fait demanda :

- Pourquoi est-il parti ainsi, sans un mot ?

- Parce qu’il lui était impossible de continuer à vivre ici selon son rang et surtout dans une inaction génératrice des pires débordements ne pouvant mener qu’à la misère. Il aime la vie militaire, la fraternité des armes, les combats où l’on joue sa vie à pile ou face mais aussi l’espérance de gloire ou de fortune.

- La guerre, nous en sortons ! bougonna Auguste. La paix lui serait-elle insupportable ?

- Je le crois. A moins qu’il puisse s'occuper de préparer la prochaine, qui ne saurait tarder… Que voulez-vous, il porte en lui le sang des Koenigsmark qui durant des années ont rempli l’Europe du bruit de leurs exploits et, tout naturellement, il rejoint le chef prestigieux auprès duquel il fait bon vivre parce qu’il l’admire passionnément !

- Ce que je ne saurais exiger de lui !… Que faudrait-il pour qu’il revienne ?