La seconde capitale d’Auguste vivait d’ailleurs les débuts de sa renaissance. On avait reconstruit plusieurs palais, achevé la terrasse de Moritzburg, tracé les plans du Zwinger, l’extraordinaire palais royal que voulait le roi. En outre, la découverte de la porcelaine dure par un alchimiste nommé Boettger, qu’Auguste tenait quasiment prisonnier dans une forteresse, et l’annonce d’une manufacture dans l’Alberchtburg de Meisen, dernier séjour forcé du malheureux inventeur, faisaient de la ville un point de mire. Enfin on avait célébré les noces du tsarévitch Alexis, fils de Pierre le Grand, avec Charlotte-Christine de Brunswick-Wolfenbuttel, qui avait été élevée par sa tante Christine-Eberhardine… Mais ces faits passaient totalement au-dessus de la tête de Maurice.
Enfin vint pour lui le moment tant attendu du départ pour le Nord. « Les alliés avaient décidé d’enlever au roi de Suède sa dernière possession en territoire germanique : le duché de Brême »… dont la capitale n’était autre que la petite ville de Stade, construite jadis par le maréchal de Koenigsmark et continuée par le palais d’Agathenburg, berceau d’Aurore et d’Amélie. Mais qui ne leur appartenait plus depuis que les Suédois s’en étaient emparés.
Et ce ne fut pas sans émotion qu’au pas lent de son cheval Maurice de Saxe pénétra dans l’enceinte de cette grande demeure totalement pillée et ravagée par les occupants. Seule restait la chapelle trop sévère pour avoir tenté les voleurs. Cependant, elle avait souffert d’un bombardement qui avait endommagé le toit. Les tombeaux, eux, étaient intacts et, durant de longues heures, Maurice s'isola avec ces hommes indomptables qui avaient écrit en lettres de feu le nom des Koenigsmark dans le ciel de l’Europe, s’attardant plus volontiers devant le Grand Maréchal, devant l’oncle « Conismarco » surtout, dont la vie échevelée lui plaisait particulièrement, devant ses parents enfin. Là étaient ses ancêtres, là étaient ses racines. Il pensa qu’Agathenburg lui revenait de droit et le soir même écrivait à sa mère pour qu’elle obtînt d’Auguste II qu’il leur fît rendre les biens ancestraux et surtout cette chapelle dont il venait de découvrir qu'elle lui était chère. Aurore en pleura de joie et se jeta sur sa plume pour demander la restitution des domaines si vaillamment reconquis par son fils…
Hélas, le redoutable Charles XII de Suède n'avait pas encore dit son dernier mot. Il avait reconstitué son armée mise à mal et lui avait donné un chef remarquable, le comte Steinbock. A la fin de l’année, à la bataille de Gadelbuth, il balayait les Saxons. La plupart s’enfuirent. Seul le comte de Saxe tint tête pendant trois heures, eut deux chevaux tués sous lui et vit tomber la moitié de ses officiers, après quoi il conduisit la retraite avec une habileté et une autorité qui firent l’admiration des vieux soldats. Son père le rappela à Dresde en même temps qu’il invitait Aurore à venir y passer l'hiver.
Ravie, elle fit ses bagages et accourut, heureuse de retrouver ce fils dont la gloire naissante lui faisait tellement honneur ! Elle vint à lui les bras tendus et le sourire aux lèvres mais celui-ci s'effaça vite : Maurice avait ressenti d’autant plus douloureusement la défaite de Gadelbuth qu’elle avait décimé son beau « régiment de Saxe » rouge et noir. Avec des difficultés d’autant plus grandes pour le reconstituer qu’il manquait cruellement d’argent. Pour l’excellente raison que les revenus et pensions promis par Auguste II ne lui parvenaient que très irrégulièrement, ou alors amputés.
La prieure de Quedlinburg se livra discrètement à quelques recherches. Elle connaissait suffisamment son ancien amant pour savoir que, fastueux et follement généreux tant qu’il s’agissait de ses plaisirs, de ses fêtes et de ses constructions, il devenait d’une incroyable radinerie pour le reste. Cependant, certains recoupements firent entrevoir à Aurore que les paiements en question subissaient, en haut lieu, des prélèvements dont, avec l’aide de son vieil ami Beuchling, chargé d’ans mais d’esprit toujours aussi vif, elle découvrit la source : Flemming ! Flemming qui avait reporté sur le fils son animosité contre la mère, en y ajoutant un supplément de haine né de la peur que lui inspirait Maurice. Simplement parce que Frédéric-Auguste, le fils de Christine-Eberhardine, faisait pâle figure à côté de lui. Ce dernier était du même âge mais si leurs visages avaient des traits communs, leur ressemblance s’arrêtait là. Son corps déjà empâté n'avait pas grand-chose à voir avec la carrure athlétique du jeune comte. Intellectuellement c’était un bon garçon, sans talent et sans éclat politiques ni militaires. En résumé Maurice le bâtard avait toutes les qualités qui manquaient à Frédéric-Auguste le légitime. Et cela Flemming ne le supportait pas. Alors il rognait sur ce que le Trésor allouait, s’attribuait la moitié des revenus du comté et ne vivait que dans l’attente du jour où la folle bravoure du jeune colonel le laisserait sans vie sur quelque champ de bataille. Jusqu’à présent, hélas, Satan n’avait pas exaucé les espoirs du Premier ministre…
Oubliant la plus élémentaire prudence, Aurore se rendit chez le roi et mit carrément son ennemi en accusation : non content d’avoir voulu enlever Maurice dès après sa naissance et essayé de le réduire à la misère, il était capable de le faire assassiner par une nuit sans lune parce que les premiers rayons de sa gloire naissante lui blessaient la vue !
Malheureusement elle tombait mal. Occupé d’une nouvelle histoire d’amour, Sa polonaise Majesté trouvait reposant, en ce moment, de laisser son Premier ministre se débattre à sa guise avec les soucis du gouvernement.
- En vérité, Madame, vous employez fâcheusement votre temps ! Je ne vous ai pas invitée à séjourner ici pour vous en prendre à mon cher Flemming.
- Votre cher Flemming est un voleur et pourrait bien devenir un assassin ! Ce n’est pas d’hier que je sais que mon fils lui déplaît et le gène. Non content…
Le poing d’Auguste s’abattit sur son bureau avec tant de force que le meuble cria sous le coup et qu’une bougie heureusement éteinte sauta du chandelier placé dessus :
- Il suffit, Madame, je n’en entendrai pas davantage ! Et vous engage à ne pas continuer vos calomnies si vous voulez que nous restions amis. Je vous prie de vous retirer et d’attendre chez vous la suite que j’entends donner à votre conduite…
- Elle est facile à deviner, fit la jeune femme avec un petit rire. Je n’ai plus qu'à retourner à Quedlinburg !
- Certainement pas ! Rentrez chez vous et attendez mes ordres !
Insister eût été maladroit. Bouillante de rage, Aurore rentra chez sa sœur où celle-ci, qu’elle avait négligé de mettre au courant de sa démarche, en accueillit le récit courroucé avec une stupeur totale. Aurore aurait-elle perdu l’esprit ? Depuis le temps qu'elle avait affaire avec lui, ne savait-elle pas que Flemming était indispensable à son maître parce qu’il pouvait se décharger sur lui des soucis de l’Etat ?
- Je le sais ! plaida la jeune femme, mais je ne peux supporter de voir mon fils, incapable qu’il est de reconstituer son régiment, ne s’occuper qu’à courir les filles…
Amélie ne put s'empêcher de rire :
- Ce n’est pas lui qui court ! Ce serait plutôt le contraire. La moitié des femmes d’ici sont folles de lui. Il n’a qu’à choisir !
Soudain radoucie Aurore s’accorda un instant de fierté maternelle :
- C’est vrai qu’il est beau ! Davantage que son père ! Grand sans être immense, solidement bâti, il a une allure folle et possède une force redoutable. Et quels beaux yeux clairs si souvent rieurs !…
- … et quel fier visage, quelle bouche agréablement dessinée… un peu sensuelle peut-être ? continua Mme de Loewenhaupt parodiant sa sœur. Quel beau cavalier et quel esprit vif ! Quelle élégance aussi et… avons-nous oublié quelque chose ?
- Je ne pense pas, fit Aurore en riant à son tour. Il reste cependant que, outre les femmes, il boit…
- Tous les soldats boivent ! coupa la tante résolue à défendre son neveu.
- … et son père plus que les autres ! Qui a dit « Quand Auguste boit toute la Pologne est ivre » ? Ce ne serait pas grave si Maurice n’y dépensait le peu d’argent qu’on consent à lui accorder ! Sans Flemming, je suis persuadée que son père lui aurait donné ce qu’il fallait pour ressusciter son régiment mais il y a ce misérable ! Son plan est facile à deviner : le tenir dans l’inaction pour que, de débauche en débauche, il devienne une épave avant sa majorité !
- Nous pourrions peut-être…
Amélie n’acheva pas sa phrase : un valet entrait porteur d’une lettre pour Mme de Koenigsmark. Une lettre du roi !
Et quelle lettre ! En termes brefs qui n'avaient plus rien à voir avec les tendres épîtres d’autrefois, Auguste II faisait savoir à « Madame la prieure du chapitre de Quedlinburg » qu’elle aurait à présenter des excuses au Premier ministre si elle voulait garder la moindre chance de conserver les bonnes grâces de son souverain !
Retrouvant d’un seul coup une colère seulement assoupie, Aurore froissa le royal papier entre ses mains et l’envoya flamber dans la cheminée en tempêtant :
- Moi ? Des excuses à ce misérable, à ce suppôt de Satan, à ce… Jamais ! Je préfère retourner sur-le-champ au couvent !…
- … et abandonner Maurice à lui-même ? remarqua Amélie qui n’avait pas eu besoin de récupérer l’épître déjà flambante pour comprendre ce qu’il y avait dedans. C’est assez misérable au roi de t’infliger cette humiliation mais tu possèdes suffisamment de finesse et d’habileté pour tourner la difficulté…
- Humiliation ? Difficulté ? Quel langage lorsqu’il s’agit de ma mère !
Maurice venait d’entrer, apportant avec lui le froid et l’odeur du brouillard qui, ce jour-là, montait de l’Elbe et enveloppait la ville. Soudain, le salon parut trop petit tandis qu’il venait embrasser sa mère et sa tante. Amélie connaissant la violence de ses réactions s'efforça de jouer sur le registre de l’apaisement :
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